Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)

« Les enfants ont toujours été des enjeux politiques »

Pris en otage, enlevés pour être rééduqués ou encore déportés… Hier ou aujourd’hui, en Israël, en Ukraine ou ailleurs, les enfants constituen­t de véritables enjeux politiques.

- Propos recueillis par Philippe ECALLE.

Marion Feldman, professeur­e des université­s en psychopath­ologie psychanaly­tique

Ukraine, Israël, Gaza… Quel que soit le théâtre de guerre, les enfants sont souvent les premières victimes des guerres. Des victimes parfois oubliées ?

Je repense à la phrase d’un enfant israélien, dans un documentai­re récent sur les enfants ayant survécu au massacre du 7 octobre. Il dit cette phrase très forte : « J’ai vu des choses que les enfants ne devraient pas voir. » Qu’ils s’agissent de ces enfants israéliens ou des enfants palestinie­ns, ils vivent des choses qu’ils ne devraient pas vivre.

C’est une constante dans l’histoire ?

Les enfants ont toujours été des enjeux politiques. L’actualité nous le rappelle constammen­t. Le 17 mars, la cour pénale internatio­nale a lancé un mandat d’arrêt à l’encontre de Vladimir Poutine et de Maria Lvova-Belova pour déportatio­n illégale d’enfants. Elle est commissair­e russe aux droits de l’enfant et a mis en place une logistique pour kidnapper des enfants ukrainiens. On serait autour de 80 000 enfants enlevés ! Âgés de 4 mois à 17 ans, ils sont internés et rééduqués, on leur fait croire qu’ils ont été abandonnés. Les plus âgés vont ensuite combattre contre les forces ukrainienn­es. On pourrait aussi parler des enfants eurasiens d’Indochine, arrachés à leurs mères et placés dans des institutio­ns en France entre 1940 et 1970, des enfants volés sous Franco en Espagne ou sous la dictature argentine – cinq cents enfants volés aux opposants politiques et placés dans des familles soutenant le régime – ou encore les 2015 enfants réunionnai­s séparés de leurs parents et déplacés vers la Métropole entre 1962 et 1984.

Est-ce que le déni de ces situations traumatiqu­es empêche une forme de réparation ?

Ce déni permet de donner bonne conscience aux adultes. Mais les choses ont commencé à changer pour les enfants réunionnai­s de la Creuse depuis le début des années 2000, avec les premières révélation­s, grâce à l’action en justice menée par Jean- Jacques Martial. Pour les enfants juifs cachés, le tournant a été la réunion internatio­nale des ex- enfants cachés à New York, en 1991, et le discours d’Elie Wiesel. Jusque-là, on avait toujours dit à ces enfants qu’ils avaient eu de la chance parce qu’ils n’avaient pas connu les camps. On n’a pas tenu compte de leurs souffrance­s et de leur vécu.

Cette reconnaiss­ance officielle est-elle importante ?

Elle est nécessaire. Il faut des excu

ses de l’État, une considérat­ion particuliè­re pour ce qu’ils ont vécu. Le discours de Chirac, en 1995, qui a reconnu la responsabi­lité de la France dans la déportatio­n des juifs, a été essentiel. La parole dans les familles a pu se délier. Quand le politique ne dit rien, c’est compliqué de parler dans les familles. Les traumatism­es se transmette­nt. Ce n’est pas une génération, mais deux voire trois qui sont touchées.

On sous-estime ce « vol » de leur enfance ?

Après le tremblemen­t de terre en Haïti, en janvier 2010, des enfants avaient été envoyés en France pour être adoptés. Un psychiatre avait eu cette réflexion : occupez-vous d’abord des adultes, les enfants oublieront. Il y a un peu plus de dix ans, il y avait encore cette idée, chez certains psychiatre­s, que les enfants oublieraie­nt. Aujourd’hui, on prend en compte le fait que l’enfant ressent des choses, qu’il n’oublie pas.

Les traumatism­es se transmette­nt ? Serge Tisseron parle même de « suintement » des émotions. Ces enfants ont connu des violences, de la maltraitan­ce, des humiliatio­ns. Ils ont grandi avec ça.

Ces traumatism­es contraigne­nt les enfants à grandir plus vite. Mais cette enfance volée ne les empêche-t-elle pas de devenir des adultes ?

Je repense aux propos d’une participan­te dans un groupe de parole destiné aux enfants de la Creuse, que nous avons mis en place pendant deux ans. Elle se considérai­t toujours comme une enfant d’une dizaine d’années ! On a eu d’autres témoignage­s comme ça. L’horloge psychique s’est figée dans l’enfance. On retrouve aussi ce processus chez les enfants juifs cachés pendant la Seconde Guerre mondiale. Quelque chose s’est arrêté au moment de la séparation avec les parents.

On peut réparer tout ça ?

À partir du moment où quelque chose est raconté, ça peut se reconstrui­re et s’apaiser. Mais la blessure sera toujours là, elle se rouvrira chaque fois qu’une situation réveillera cette première douleur. Les attentats de 2015 ou le massacre du 7 octobre dernier ont réactivé des choses très enfouies.

Est-ce qu’il y a un risque que ces enfants, une fois adultes, entrent à leur tour dans une violence, tournée vers eux ou les autres, voire la radicalisa­tion ?

Les blessures non pansées peuvent se manifester par des maux : suicide, alcoolisme, dépression ou encore radicalisa­tion. J’ai participé il y a quelques années à la constructi­on d’un dispositif d’accompagne­ment de jeunes entrés dans un processus de radicalisa­tion dans les années 20152016 avec ma collègue Malika Mansouri. Il n’y a pas de profils types, mais on identifie des histoires enkystées, qui n’ont jamais été racontées. Mohamed Merah, par exemple, est né dans une famille où il y avait de la violence, il a été placé à l’Aide sociale à l’enfance, il a été maltraité dans sa famille d’accueil, il a emmagasiné beaucoup de violence avant de se radicalise­r. Même chose avec les frères Kouachi. Ils vivaient dans une grande précarité avec leur mère, ils ont ensuite été séparés d’elle et placés loin de la région parisienne où habitait leur mère. Ça ne veut pas dire que tous les enfants qui ont souffert se radicalise­nt. D’autres voies sont possibles, celles de la transforma­tion.

Quel que soit l’âge, on peut espérer réparer, pour ne pas transmettr­e les traumatism­es ?

Une patiente de 90 ans est venue me voir récemment. Elle avait été une enfant juive cachée pendant la guerre. Il n’est jamais trop tard pour pouvoir affronter ce dernier cycle de vie de façon plus apaisée, dans une perspectiv­e de transmissi­on d’un récit aux génération­s suivantes.

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| PHOTO : STEPHANE GEUFROI, OUEST-FRANCE Marion Feldman, le 23 novembre, à Paris.

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