Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)
« Les enfants ont toujours été des enjeux politiques »
Pris en otage, enlevés pour être rééduqués ou encore déportés… Hier ou aujourd’hui, en Israël, en Ukraine ou ailleurs, les enfants constituent de véritables enjeux politiques.
Marion Feldman, professeure des universités en psychopathologie psychanalytique
Ukraine, Israël, Gaza… Quel que soit le théâtre de guerre, les enfants sont souvent les premières victimes des guerres. Des victimes parfois oubliées ?
Je repense à la phrase d’un enfant israélien, dans un documentaire récent sur les enfants ayant survécu au massacre du 7 octobre. Il dit cette phrase très forte : « J’ai vu des choses que les enfants ne devraient pas voir. » Qu’ils s’agissent de ces enfants israéliens ou des enfants palestiniens, ils vivent des choses qu’ils ne devraient pas vivre.
C’est une constante dans l’histoire ?
Les enfants ont toujours été des enjeux politiques. L’actualité nous le rappelle constamment. Le 17 mars, la cour pénale internationale a lancé un mandat d’arrêt à l’encontre de Vladimir Poutine et de Maria Lvova-Belova pour déportation illégale d’enfants. Elle est commissaire russe aux droits de l’enfant et a mis en place une logistique pour kidnapper des enfants ukrainiens. On serait autour de 80 000 enfants enlevés ! Âgés de 4 mois à 17 ans, ils sont internés et rééduqués, on leur fait croire qu’ils ont été abandonnés. Les plus âgés vont ensuite combattre contre les forces ukrainiennes. On pourrait aussi parler des enfants eurasiens d’Indochine, arrachés à leurs mères et placés dans des institutions en France entre 1940 et 1970, des enfants volés sous Franco en Espagne ou sous la dictature argentine – cinq cents enfants volés aux opposants politiques et placés dans des familles soutenant le régime – ou encore les 2015 enfants réunionnais séparés de leurs parents et déplacés vers la Métropole entre 1962 et 1984.
Est-ce que le déni de ces situations traumatiques empêche une forme de réparation ?
Ce déni permet de donner bonne conscience aux adultes. Mais les choses ont commencé à changer pour les enfants réunionnais de la Creuse depuis le début des années 2000, avec les premières révélations, grâce à l’action en justice menée par Jean- Jacques Martial. Pour les enfants juifs cachés, le tournant a été la réunion internationale des ex- enfants cachés à New York, en 1991, et le discours d’Elie Wiesel. Jusque-là, on avait toujours dit à ces enfants qu’ils avaient eu de la chance parce qu’ils n’avaient pas connu les camps. On n’a pas tenu compte de leurs souffrances et de leur vécu.
Cette reconnaissance officielle est-elle importante ?
Elle est nécessaire. Il faut des excu
ses de l’État, une considération particulière pour ce qu’ils ont vécu. Le discours de Chirac, en 1995, qui a reconnu la responsabilité de la France dans la déportation des juifs, a été essentiel. La parole dans les familles a pu se délier. Quand le politique ne dit rien, c’est compliqué de parler dans les familles. Les traumatismes se transmettent. Ce n’est pas une génération, mais deux voire trois qui sont touchées.
On sous-estime ce « vol » de leur enfance ?
Après le tremblement de terre en Haïti, en janvier 2010, des enfants avaient été envoyés en France pour être adoptés. Un psychiatre avait eu cette réflexion : occupez-vous d’abord des adultes, les enfants oublieront. Il y a un peu plus de dix ans, il y avait encore cette idée, chez certains psychiatres, que les enfants oublieraient. Aujourd’hui, on prend en compte le fait que l’enfant ressent des choses, qu’il n’oublie pas.
Les traumatismes se transmettent ? Serge Tisseron parle même de « suintement » des émotions. Ces enfants ont connu des violences, de la maltraitance, des humiliations. Ils ont grandi avec ça.
Ces traumatismes contraignent les enfants à grandir plus vite. Mais cette enfance volée ne les empêche-t-elle pas de devenir des adultes ?
Je repense aux propos d’une participante dans un groupe de parole destiné aux enfants de la Creuse, que nous avons mis en place pendant deux ans. Elle se considérait toujours comme une enfant d’une dizaine d’années ! On a eu d’autres témoignages comme ça. L’horloge psychique s’est figée dans l’enfance. On retrouve aussi ce processus chez les enfants juifs cachés pendant la Seconde Guerre mondiale. Quelque chose s’est arrêté au moment de la séparation avec les parents.
On peut réparer tout ça ?
À partir du moment où quelque chose est raconté, ça peut se reconstruire et s’apaiser. Mais la blessure sera toujours là, elle se rouvrira chaque fois qu’une situation réveillera cette première douleur. Les attentats de 2015 ou le massacre du 7 octobre dernier ont réactivé des choses très enfouies.
Est-ce qu’il y a un risque que ces enfants, une fois adultes, entrent à leur tour dans une violence, tournée vers eux ou les autres, voire la radicalisation ?
Les blessures non pansées peuvent se manifester par des maux : suicide, alcoolisme, dépression ou encore radicalisation. J’ai participé il y a quelques années à la construction d’un dispositif d’accompagnement de jeunes entrés dans un processus de radicalisation dans les années 20152016 avec ma collègue Malika Mansouri. Il n’y a pas de profils types, mais on identifie des histoires enkystées, qui n’ont jamais été racontées. Mohamed Merah, par exemple, est né dans une famille où il y avait de la violence, il a été placé à l’Aide sociale à l’enfance, il a été maltraité dans sa famille d’accueil, il a emmagasiné beaucoup de violence avant de se radicaliser. Même chose avec les frères Kouachi. Ils vivaient dans une grande précarité avec leur mère, ils ont ensuite été séparés d’elle et placés loin de la région parisienne où habitait leur mère. Ça ne veut pas dire que tous les enfants qui ont souffert se radicalisent. D’autres voies sont possibles, celles de la transformation.
Quel que soit l’âge, on peut espérer réparer, pour ne pas transmettre les traumatismes ?
Une patiente de 90 ans est venue me voir récemment. Elle avait été une enfant juive cachée pendant la guerre. Il n’est jamais trop tard pour pouvoir affronter ce dernier cycle de vie de façon plus apaisée, dans une perspective de transmission d’un récit aux générations suivantes.