Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)
Bordeaux - Saint-Étienne : amitié pour les ultras !
À rebours des préjugés, les groupes de supporters ultras entretiennent de solides réseaux d’amitié. C’est le cas de l’historique jumelage entre les Ultramarines et les Magic Fans.
Une tête de mort en signe de ralliement… Aux abords du Matmut Atlantique, hier après-midi, en marge du match nul entre Bordeaux et SaintÉtienne (0- 0), les emblèmes et les drapeaux battaient l’air, gonflés par la brise iodée. Il y avait du bleu marine, bien évidemment, mais aussi du vert. Le célèbre crâne coiffé d’un chapeau des Magic Fans stéphanois et la tête de mort de pirate des Ultramarines bordelais, hôtes du jour, trônaient fièrement côte à côte : avant, pendant et après ce match qui mêlait craintes sportives et communion en tribunes.
« Cette amitié est viscérale. Tous les ans, on attend ce match avec impatience, clame Éric*, supporter stéphanois et membre des Magic Fans depuis plus de 10 ans. On passe l’avant-match ensemble, ensuite on supporte notre équipe, et on termine la soirée entre nous. » Car oui, l’amitié fraternelle existe bel et bien entre supporters.
Des moments festifs que l’hyper loupe médiatique, friande de sensationnalisme, oublie souvent de pointer, mais qui font partie inhérente d’une culture incline au cocktail explosif d’émotions. « Le mouvement ultra crée un réseau de rivalités et d’alliances. Ce sont les deux côtés d’une même pièce, décrypte Nicolas Hourcade, sociologue à l’École centrale de Lyon et spécialiste du monde des tribunes. Ils célèbrent chaleureusement les alliances, comme ils marquent de manière très virulente les rivalités. Ces amitiés et inimitiés s’entretiennent entre elles. »
« Soit ils deviennent amis, soit ils se tapent dessus »
Loin des tristes images du caillassage du bus de l’OL à Marseille ou de la mort d’un supporter nantais, la fraternité entre groupes de fans fait partie du maillage national, et bien souvent européen, interne au milieu. Ces premiers liens ont commencé à se nouer au début des années 1990, au moment où les groupes de supporters adeptes des décibels ont éclos un peu partout en France. « Cela partait de voyages, de rencontres de Coupe d’Europe ou de hasards de contacts individuels, souligne Nicolas Hourcade. Il y a une dynamique propre aux ultras qui – parce qu’ils s’investissent dans l’animation du stade – ont envie de découvrir ce que font les autres. »
Les belles images des derniers OM - AEK Athènes en Ligue Europa ont, par exemple, braqué les projecteurs sur les différentes amitiés européennes des Marseillais (Livourne en Italie, Sankt Pauli en Allemagne ou le Standard de Liège en Belgique…), avec en toile de fond des valeurs antifascistes communes. Et les autres exemples sont légion, comme les liens (très marqués à droite) entre les Ultras Populaire Sud niçois et les Dogues Virage Est
de Lille. Des amitiés, plus ou moins fortes, qui passent presque au second plan face au jumelage qui lie les Ultramarines aux Magic Fans : une union inédite par le poids de ces deux groupes historiques et sa durée… 31 bougies cette année.
Entre Saint-Étienne l’ouvrière et Bordeaux la bourgeoise, que rien ne prédestinait à s’allier, tout est parti de tournois intersupporters contre la violence, organisés à la fin des années 1980. Fidèles participants, les ultras des Girondins et de l’ASSE ont renforcé leurs liens et scellé leur amitié en juin 1992 lors d’un tournoi dans la ville de Chaban-Delmas. « On va dire les choses clairement : quand deux groupes se rencontrent, soit ils deviennent amis, soit ils se tapent dessus », ironise Éric qui n’hésite jamais à avaler les 550 kilomètres qui séparent la cité du Forez de la côte atlantique « pour admirer l’ambiance des frangins en tribunes », ou à traverser l’Europe pour se rendre à Copenhague avec les UB87.
« Des enfants ont vu le jour… »
Au moment où l’ultra s’encarte pour la première fois chez les Magic Fans, l’amitié stéphano-bordelaise est déjà profondément enracinée et se transmet de génération en génération. « Il faut le vivre pour le comprendre. Cette amitié dépasse le cadre d’un simple match de foot. Pour moi, Bordeaux, c’est presque un second club de coeur, confie Éric, qui a vite pris le pli lorsqu’il a fait ses premiers pas dans le Kop Nord, guidé par les anciens. Des Bordelais sont mariés avec des Stéphanoises, et vice-versa. C’est une vraie famille, unie par
des liens très forts. Il y a des enfants qui ont même vu le jour… Et ils supportent les deux clubs. »
Des bambins, des bâches ou encore des vacances en commun… Une extrême proximité qui peut susciter des moqueries de la part d’adversaires, notamment lyonnais, mais également une petite défiance chez une minorité de supporters des clubs concernés. « Certains Stéphanois, pas dans le groupe, peuvent ne pas comprendre cette amitié. Il y a des préjugés, reconnaît l’ultra de l’ASSE. Mais on essaye d’expliquer pourquoi on a des écharpes bleu marine et verte, des bâches communes… » « Les amitiés sont fortes et fragiles. Ce sont des milieux assez susceptibles, tous les gestes peuvent être mal interprétés », appuie Nicolas Hourcade, qui se souvient de liens amicaux entre Bordeaux et Toulouse qui ont viré à la rivalité tenace. Ou encore d’une amitié entre les Devils (un groupe bordelais qui a disparu au milieu des années 2000) et les Green Angels… de Saint-Étienne, qui s’est délitée au fil des années, la faute à un décalage entre les générations.
« C’est ce qui est beau ici, ça se perpétue, savoure Éric, fier de cette longévité exceptionnelle. Ce sont encore des souvenirs qui resteront gravés. Être ultra, c’est une mentalité, un art de vivre. » Une passion commune et un amour presque charnel, rarissimes à ce niveau, qui font des étincelles depuis plus de 30 ans.