Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)
Marylise Léon : « Le pouvoir d’achat reste Le premier sujet de préoccupation »
Loi immigration, emploi des seniors, égalité salariale, transition écologique, RSA, extrême droite, Europe… La nouvelle secrétaire générale de la CFDT dresse le bilan de 2023 et prépare 2024.
Secrétaire générale adjointe de la CFDT (Confédération française démocratique du travail) depuis 2018, Marylise Léon, 47 ans, a pris la succession de Laurent Berger à la tête du grand syndicat réformiste français le 21 juin. Après la mobilisation historique contre la réforme des retraites, dans un contexte politique et social toujours très perturbé.
Jacques Delors est décédé cette semaine, à l’âge de 98 ans. Il était toujours en contact avec la CFDT ? Toujours. Il était adhérent depuis 1945. À la CFTC d’abord, puis à la CFDT. Il a été un compagnon de route, un ami, un adhérent engagé, un fidèle. Il allait régulièrement voir les retraités CFDT. Je l’ai rencontré au mois d’octobre. Il était très soucieux de connaître nos projets. Il avait un regard aiguisé sur l’Europe et les futures élections.
C’est une source d’inspiration pour vous ?
Oui. Il a marqué la maison par ses convictions. La CFDT est une organisation profondément européenne. L’héritage qu’il nous laisse, outre cette dimension européenne, c’est la nécessité de combiner économie et social, d’avancer par le dialogue, entre partenaires sociaux et avec les pouvoirs publics.
Vous avez demandé au président de la République de retirer le texte sur la loi immigration. Il vous a répondu ?
Non. Il était question initialement d’un texte équilibré, avec la volonté de faciliter l’accès à des papiers à des personnes qui travaillent en France depuis longtemps. Ce point-là a été durci. Les mesures rajoutées rendront plus difficile l’intégration de ces travailleurs en grande précarité, qui contribuent pourtant à notre économie. Le volet sur la réforme du droit du sol va lui aussi à l’encontre de l’objectif d’intégration. La volonté de trouver un accord politique à tout prix a primé sur les objectifs et les valeurs. Je le regrette profondément. Cette loi est une grave atteinte aux valeurs de solidarité et de fraternité. Je continue de penser qu’il ne faut pas qu’elle soit promulguée et nous agirons dans ce sens en nous mobilisant avec d’autres courant janvier.
Sans attendre les arbitrages du Conseil constitutionnel ?
Si, si, mais là aussi, il y a un problème. Le gouvernement, qui donne l’impression de considérer le Conseil constitutionnel comme une sorte de « troisième chambre », compte sur lui pour supprimer des dispositions négociées avec son accord au moment de la Commission mixte paritaire. Laisser volontairement passer des mesures anticonstitutionnelles dans un texte pour pouvoir ne pas assumer ensuite ce qui a été conclu, c’est irresponsable.
Avec le risque de fragiliser le Conseil constitutionnel ?
Bien sûr. La ligne du gouvernement sur l’immigration est illisible, on n’y comprend plus grand- chose, et c’est l’extrême droite, notamment le Rassemblement national, qui tire son épingle du jeu. Elle ne manquera pas de critiquer les décisions du Conseil constitutionnel, alors qu’il est pleinement dans son rôle. C’est dangereux de jouer ainsi avec les institutions.
La réforme des retraites, c’est terminé ?
Non, précisément du fait de l’ouverture des négociations que nous demandions sur le travail. Nous en avons défini le calendrier le 22 décembre, elles se poursuivront jusqu’à la fin du mois de mars. Nous allons parler de pénibilité, de conditions de travail et d’organisation du travail, d’emploi des seniors, de reconversion professionnelle… Les questions qui étaient au coeur du mouvement social du printemps. Dans les cortèges, on parlait beaucoup plus de travail que de retraite.
Il aurait fallu aborder tout cela avant d’engager la réforme ?
Le gouvernement a fait tout à l’envers dans cette histoire ! Dès le mois d’octobre 2022, la CFDT avait pointé l’ensemble des sujets qu’il fallait traiter avant de parler de durée de cotisation ou d’âge de départ. Nous avions demandé une concertation, en mettant la priorité sur l’emploi des seniors. Ces sujets reviennent sur la table… avec un an de retard.
Le Parti socialiste a dit qu’il redemanderait un référendum d’initiative partagée sur les retraites, au printemps. Vous soutiendrez la démarche ?
On verra. Pour nous, l’important, c’est d’améliorer concrètement les droits des salariés. Ça passe par les négociations qui démarrent, et le fait que ce qui sera conclu avec le patronat soit fidèlement retranscrit dans les
lois et règlements qui pourront suivre. Le gouvernement doit s’engager clairement sur ce point.
Vous avez un doute en la matière ? Quand j’entends toutes les idées des ministres sur ce que devrait être la réforme du marché du travail, oui. C’est d’abord aux organisations syndicales et patronales de s’entendre sur ces questions. Si chaque membre du gouvernement passe derrière pour rajouter sa touche personnelle, on n’y arrivera pas. La loi immigration vient de montrer qu’ils sont capables de défaire ce que d’autres ont conclu. Pour le travail, il faudra que ce soit l’accord, rien que l’accord.
Que reste-t-il de l’intersyndicale aujourd’hui ?
Que reste-t-il de nos amours ? (rires). On a gardé un lien précieux. Nous avons appris à travailler ensemble, à mieux nous connaître, et on continue d’avoir régulièrement des échanges. Nous nous sommes réunis ce moisci, et plusieurs de nos organisations – pas toutes – ont pris des positions communes au sujet de la loi immigration. On s’exprimera ou on agira à nouveau ensemble sur des sujets qui nous rassemblent, j’en suis persuadée.
À quelle occasion ?
Pourquoi pas sur l’égalité salariale entre les hommes et les femmes, avec une mobilisation commune pos
sible le 8 mars ? Autour des élections européennes, peut- être également…
La CFDT participera aux élections européennes ?
Nous auditionnerons les différents groupes du Parlement européen (sauf l’extrême droite, avec laquelle nous n’échangeons pas) pour connaître leurs positions sur les grands enjeux liés au travail, à l’emploi ou à la protection sociale. Nous les publierons pour aider les électeurs à faire leur choix, et nous appellerons à participer au scrutin, mais nous ne soutiendrons pas de liste en particulier. Nous combattrons les idées de l’extrême droite, en revanche, en montrant comment elle s’en prend au monde du travail dans les pays où elle a pu accéder à des responsabilités.
Où en êtes-vous dans le combat pour l’égalité salariale entre les hommes et les femmes ?
La CFDT a obtenu que le sujet soit inscrit en tant que tel à la conférence sociale qui s’est tenue mi- octobre. Trois groupes de travail ont été constitués, sur la refonte de l’index égalité femmes-hommes, la transposition de la directive européenne sur la transparence salariale et l’accompagnement à la parentalité. L’écart moyen de salaire entre un homme et une femme est de l’ordre de 7 % pour les femmes sans enfants et de 30 % pour celles qui en ont trois ! Il faut travailler sur ces trois axes pour mener ce combat.
Quels seront vos autres grands sujets en 2024 ?
La transition écologique juste au travail, les reconversions professionnelles face aux évolutions des métiers, et le pouvoir d’achat, qui reste le premier sujet de préoccupation des travailleurs.
La « transition écologique juste » ? C’est-à-dire ?
Une transition écologique qui intègre la notion de progrès social, en s’appuyant sur la participation de tous. La CFDT vient de publier un manifeste sur la question, une sorte de boîte à outils à disposition de nos militants pour inciter leurs entreprises et administrations à s’engager dans la lutte contre le réchauffement climatique, en associant leurs salariés. Il faut qu’ils puissent s’exprimer sur ce qu’ils vivent au travail, la façon dont ils peuvent agir eux-mêmes, et anticiper les mutations du travail liées au changement.
Pour anticiper les « évolutions des métiers » dont vous parlez ?
Oui. La transition écologique et l’intelligence artificielle générative vont révolutionner des pans entiers de l’activité économique. Il est essentiel d’impliquer les salariés pour mieux s’y préparer. Ce qui permettra aussi d’arrêter d’assigner les syndicats à l’accompagnement des fermetures massives et la gestion des drames sociaux. Nous ne sommes pas que des pompiers de service. Nous voulons aussi construire l’avenir.
Rangeriez-vous France Travail dans la catégorie des réformes qui permettent de préparer l’avenir ? La mise en réseau de tous les opérateurs chargés de l’insertion des demandeurs d’emploi me semble être une bonne chose, mais la loi qui crée France Travail ne fait pas que cela. Elle modifie aussi profondément les conditions d’attribution du RSA (revenu de solidarité active). Instaurer des heures d’activité obligatoires, c’est laisser penser que les allocataires choisissent de ne pas travailler, ce qui ne correspond pas à la réalité. Cette suspicion me rappelle celle que l’on trouve à l’égard des sans-papiers dans la nouvelle loi immigration. C’est une bascule politique inquiétante. La CFDT est en profond désaccord avec cette façon de voir les choses.
La revalorisation des minima sociaux au 1er janvier est-elle suffisante ?
Pas au regard du niveau de l’inflation, non. On ne peut pas vivre dignement avec les montants alloués. Je le redis, le pouvoir d’achat reste la préoccupation numéro un des travailleurs. Ça l’était en 2023, ce le sera encore en 2024. De nombreuses branches professionnelles ont encore des coefficients sous le Smic. Nous continuerons à négocier pour y remédier. Y compris dans la fonction publique.
Les augmentations 2023 pour les fonctionnaires, en point d’indice et en valeur du point, n’ont pas été à la hauteur de l’inflation ?
Elles sont réelles en 2023, mais elles ne suffisent pas à rattraper les retards accumulés les années précédentes, et le gouvernement a annoncé qu’il n’y aurait pas de nouvelles revalorisations en 2024. Pour la CFDT, l’année qui vient ne peut pas être une année blanche.
Que vous disent les premiers retours dont vous disposez sur les élections professionnelles ?
Ces premiers retours sont très partiels, il faudra encore quelques semaines pour avoir une image claire, mais je peux vous dire que nous avons enregistré près de 85 000 nouvelles adhésions sur l’ensemble de l’année 2023. La parole portée par la CFDT a été appréciée pendant la mobilisation sur les retraites, mais la courbe n’a pas fléchi après l’été. Nous restons dans une dynamique très positive.