Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)
« Difficile, gratifiant, utile » : dans la peau De ces femmes qui travaillent la nuit
Elles s’activent lorsque les autres dorment ou s’amusent, souvent invisibles, pourtant essentielles. Éboueuse, danseuse, infirmière ou policière, ces femmes racontent leur vie à contresens et témoignent d’un grand courage.
5 h 20. Une brise fraîche souffle sur les côtes finistériennes, le froid picote les joues et l’obscurité de la nuit a englouti le paysage. Une lumière éblouissante et une odeur de café fumant nous guident jusqu’au centre brestois de collecte des déchets, où une foule de travailleurs en blousons fluorescents s’apprêtent à embarquer dans leurs camions. Au milieu de tous ces hommes, une silhouette filiforme. Frange brune, yeux clairs et large sourire : Elea Quellec est ripeuse depuis trois ans, le terme dorénavant employé pour éboueuse. Le réveil matinal n’a pas eu raison de son énergie. « Bienvenue », lance la quinquagénaire dans une chaleureuse poignée de main. « Allez venez ! » nous enjoint- elle, prête à entamer son périple dans les rues endormies de la métropole.
22 h. La salle du cabaret Le Live, à Château- Gontier, en Mayenne, est noire de monde. Attablé, le public de 200 personnes discute dans le brouhaha, lorsqu’une voix suave capte l’attention. La lumière se tamise, l’orchestre fait pleuvoir ses notes de jazz tandis que le rideau de velours s’ouvre pour dévoiler… notre diva du soir. Blonde, élancée, avec de longs cils noirs et une robe en strass : Cindy Piquet est meneuse de revue depuis près de vingt ans. Micro en main, la trentenaire entonne avec puissance Padam… padam d’Édith Piaf, numéro d’ouverture d’un flamboyant spectacle.
Minuit. Les interminables couloirs du service de réanimation du CHU de Nantes (Loire-Atlantique) sont quasi déserts. Seules quelques blouses blanches vont et viennent d’une chambre à l’autre sous les néons grésillants. Le calme règne en maître, même s’il peut en un instant être renversé par la tempête d’une urgence vitale. Car derrière chacune de ces portes, se cachent des vies qui ne tiennent qu’à un fil. Au numéro 27, s’affaire Ophélie Gaudin, infirmière depuis plus de vingt ans, dont trois ici. Un tatouage au bras, des cheveux aussi bruns que ses yeux, la quadra
génaire relève les constantes physiologiques de son patient intubé. Avec délicatesse, elle lui procure les soins nécessaires avant de s’éclipser pour le laisser se reposer. « On se bat avec les patients, mais c’est eux qui font le travail », confie-t- elle à voix basse. En éteignant la lumière, elle pose sur ce malade un regard affectueux, serein. Comme le ferait un ange gardien.
2 h. La nuit a jeté son voile sombre et étoilé sur Angers (Maine- et-Loire). Les bottes de Claudia (nom d’emprunt), policière à la tête du servi
ce de nuit départemental, claquent sur le sol carrelé du commissariat. Des cheveux blonds noués en queue- de- cheval, un uniforme bleu marine sur le dos, la commandante de 44 ans serre la main de chaque officier croisé, avec le vouvoiement de rigueur. La ville sommeille mais la police est sur le pont. Le visage éclairé par les écrans des caméras de surveillance, la fonctionnaire à l’autorité naturelle fait un point avec les équipes qu’elle pilote. La soirée promet d’être calme ? « Il y a des mots qu’on ne prononce pas, rectifie celle qui a gravi les échelons un à un depuis 2006. C’est le charme de la nuit, on ne sait jamais comment ça va se passer. »
En France, environ 4,3 millions de personnes travaillent la nuit, de façon régulière ou occasionnelle. Et depuis 2001 seulement, les femmes en ont aussi le droit, dans tous les domaines. « Le réveil pique un peu, mais on s’habitue », sourit Elea en se frottant les mains pour les réchauffer. Cette mère de trois grands enfants, mariée, se lève tous les jours à l’aube pour embaucher vers 5 h 30. À l’avant du camion-poubelle en tant que conduc
trice, ou à l’arrière pour ramasser les bacs à ordures, la ripeuse ne relâche pas le rythme jusqu’à 12 h 30. Mais en contrepartie, « extinction des feux à 21 h le soir ».
Cindy, quant à elle, se transforme en oiseau de nuit le week- end. La meneuse de revue est à la tête de son propre cabaret, qu’elle dirige avec son mari, père de leurs trois enfants (8, 12 et 14 ans).
Après un début de semaine consacré à l’administratif, place aux spectacles du vendredi au dimanche. L’artiste, aux manettes devant et derrière la scène, arrive le matin et ne rentre chez elle que vers 2 h le lendemain. « C’est une vie irrégulière, qui demande beaucoup d’investissement », concède Cindy en loge, au milieu des plumes et des costumes à paillettes.
Ophélie et Claudia fonctionnent de leur côté par « petites semaines » de deux nuits et « grandes semaines » de quatre ou cinq nuits. Pour l’infirmière, mariée, mère de trois enfants (11, 14 et 17 ans), les gardes sont rythmées par les besoins des patients, entre surveillance, soins et gestion des visites, le tout de 19 h à 7 h.
« Du coup, je me couche vers 8 h du matin et je me réveille vers 14 h » explique Ophélie en réajustant le tuyau qui oxygène son patient. Les soignants forment, parmi les travailleurs de nuit, le corps de métier le
Vivre la nuit, dormir le jour
plus représenté.
Pour la policière, en concubinage sans enfant, même schéma. Ses nuits sont en revanche construites autour du commandement des patrouilles de police, des prises de décisions judiciaires et « des interventions sur le terrain pour les affaires plus sensibles », précise Claudia, assise derrière son bureau avec vue directe sur le coffre des saisies et ses effluves de cannabis.
Toutes ont en commun la passion qu’elles vouent à leur métier. « Je ne suis pas là par hasard, c’est un choix », raconte Elea, ancienne conductrice de poids lourds, que le bouche-à- oreille et la curiosité ont poussée à enfiler la veste jaune. Cindy, elle, le fait par « passion artistique ». Ophélie pour « aider les autres ». Claudia pour « être utile ». Et toutes voient des avantages aux horaires décalés. « Ça me permet de dégager du temps pour moi et pour ma passion, l’équitation » explique la commandante de police. « Ça donne l’opportunité de faire des choses dans la journée, tout en gardant le même temps de travail effectif », justifie la ripeuse. « Mais c’est vraiment quelque chose qu’il faut choisir, sinon on le subit », insiste l’infirmière.
Et puis, il faut dire que la nuit a son charme. « On est en effectif réduit, c’est une autre ambiance, plus intimiste, avec plus de solidarité entre nous », détaille Claudia. « On a plus de temps pour les patients, le relationnel est donc très fort », souligne de son côté Ophélie.
« La nuit désinhibe les gens »
« Le soir fait partie du plaisir de la sortie, sourit la danseuse Cindy. La journée est terminée, les gens sont enjoués, c’est une atmosphère particulière. » Mais ce qui plaît surtout à Elea, c’est le cadre de travail. « Le mieux, c’est en été, quand le Soleil se lève et qu’on longe la mer en camion. Tout est calme, les gens dorment encore, il n’y a pas l’agitation de la ville. Ce sont des moments magiques, suspendus. »
Mais l’obscurité peut aussi se muer en un terrain hostile. « La nuit, surtout avec l’alcool, désinhibe les gens, fait ressortir des choses qu’on ne voit pas forcément la journée », précise la commandante de police. Claudia se souvient, par exemple, d’un « uppercut » qu’elle a reçu en plein visage de la part d’un étudiant ivre. « Les forces de l’ordre sont devenues des cibles, et encore plus en étant une femme, là, c’est un défouloir. »
Ophélie, elle, a déjà reçu « une grosse baffe » d’un patient en manque d’alcool. « J’étais sonnée mais j’ai gardé mon sang-froid car il n’était pas dans son état normal », se souvient- elle.
Le métier artistique de Cindy met, quant à lui, le corps et la féminité à l’honneur. Une liberté parfois mal interprétée. « Récemment, je me produisais entre les tables et un homme m’a mis la main aux fesses. Je l’ai remis à sa place et la salle m’a soutenue. J’étais en costume, c’est un peu ma carapace, mais si ça m’était arrivé dans la rue, je ne sais pas comment j’aurais réagi. » Pour autant, la meneuse de revue ne changera rien à ses habitudes. « Si on renonce à cause de ça, ils ont gagné. »
Des « guerrières » de caractère
Et puis il y a les soi- disant « métiers d’hommes », où il faut savoir faire sa place, essuyer certaines blagues et quelques a priori. Elea le sait bien, elle qui fait partie de la petite dizaine de femmes sur une centaine de ripeurs. « C’est un peu macho, on va pas se mentir, mais ça ne m’impressionne pas, sourit- elle. Il faut avoir du caractère et ne pas être susceptible, sinon on se fait bouffer. On est peu de femmes, mais on est des guerrières, soudées. »
La nuit c’est aussi, et surtout, un mode de vie à contre- courant. Un élément revient dans toutes les bouches, avec un goût de sacrifice : « La vie de famille. » Les mamans comptent sur les papas ou les grands-parents. Tout en essayant, non sans mal, de dégager du temps pour tout le monde. « Avec le recul, je me rends compte qu’on loupe plein de choses avec nos enfants, constate amèrement l’infirmière. Juste le fait de ne pas les embrasser le soir avant de dormir, ça manque. » Cindy, elle, cherche encore un équilibre mais tente de positiver. « Je pense qu’on profite davantage des moments ensemble parce qu’on en a moins. »
Si la tête s’adapte à cette vie, le corps en revanche la subit. « L’impact, c’est vraiment sur le sommeil, complètement cassé, regrette Claudia. Le corps n’est pas fait pour dormir le jour. » « J’avoue que je dois avoir de la fatigue chronique, reconnaît Cindy pour qui chaque show est un marathon. Mon horloge biologique est complètement à l’envers. »
D’après une étude publiée dans la revue médicale BMJ, travailler de nuit finit, à long terme, par affecter la mémoire, l’attention, la réactivité… Le cerveau d’une personne qui travaille longtemps en horaires décalés est en moyenne plus vieux de six ans et demi.
Pourtant, ces femmes continuent d’enfiler leur uniforme chaque soir, avec la même conviction. Toutes veulent « continuer la nuit », peut- être pas jusqu’à la retraite mais « autant qu’elles le peuvent ». « Artiste, c’est le plus beau des métiers. Les gens ont besoin d’être heureux dans un monde qui ne va pas toujours bien », sourit Cindy qui gagne, lorsqu’elle arrive à se dégager un salaire, 1 800 € par mois.
« Je suis fière de mon métier »
« Je serai toujours fière de mon métier, affirme Claudia, qui gagne environ 2 800 € dont une prime de nuit d’une centaine d’euros. La police est là pour aider les gens. » Elea, dont le salaire se chiffre à 1 600 €, dresse pour sa part un constat en demi-teinte : « Je me sens utile, je fais un métier essentiel. Mais j’ai l’impression qu’il est encore trop invisible. » « Ce travail m’apporte énormément parce qu’il a du sens, avance de son côté Ophélie, dont le revenu mensuel est aux alentours de 3 000 € dont une prime de nuit de 200 €. Toutes les rencontres, les situations difficiles, les moments de joie… Ça a fait de moi ce que je suis aujourd’hui. »