Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)

Dans les cités, le calvaire des « filles faciles »

Après le meurtre atroce de Shaïna, à Creil, la journalist­e Laure Daussy a enquêté et montre à quel point les jeunes filles sont victimes de sexisme et doivent préserver leur « réputation ».

- Propos recueillis par Florence PITARD.

Vous avez enquêté à partir de la terrible histoire de Shaïna Hansye. Qui était-elle ?

Shaïna était une adolescent­e qui a vécu le pire. Elle habitait Creil, dans l’Oise. À 13 ans, en 2017, elle a porté plainte contre trois garçons pour viol collectif dans une clinique désaffecté­e. Deux ans plus tard, elle était tabassée en pleine rue, vraisembla­blement pour la punir d’avoir porté plainte. Peu après, elle est tombée amoureuse d’un autre garçon qui l’a poignardée et brûlée vive dans un cabanon de jardin. Elle est morte à 15 ans.

Pourquoi ce crime atroce ?

Elle était enceinte de lui. Il l’a assassinée pour préserver son image. Du fait de son agression, elle avait mauvaise réputation. Le paradoxe, c’est qu’il avait entamé une relation avec elle justement parce qu’elle était censée être une « fille facile » !

Elle est agressée et c’est elle qui a mauvaise réputation ?

Oui… Sur place, j’ai recueilli le témoignage de plusieurs adolescent­es qui me disaient avoir peur de connaître le même sort que Shaïna. Ces jeunes filles des quartiers populaires vivent une situation de sexisme exacerbé. J’ai voulu leur donner la parole pour qu’on comprenne ce qu’elles vivent et faire évoluer cette situation.

Là-bas, on devient une « fille facile » pour un rien ?

Ce terme a été employé à de très nombreuses reprises alors que je pensais qu’il n’avait plus cours dans notre société. En plus, on ne dit jamais « un garçon facile » ! On devient une fille facile pour tout et n’importe quoi. C’est un outil de contrôle, les filles sont obligées de suivre des règles très strictes, créées par ces petits groupes de garçons. C’est l’épée de Damoclès. Elles ont peur de tomber dans cette catégorie qui fait qu’elles ne sont plus dignes de respect, que pèse sur elles une présomptio­n de consenteme­nt, que tout est autorisé. C’est aussi un outil de vengeance parce que même si elles ne font rien de spécial, ils peuvent lancer des rumeurs.

D’ailleurs, c’est comme cela que tout a commencé pour Shaïna ? Elle refusait de faire des photos dénudées pour son petit ami. Il a lancé des rumeurs, elle a fini par accepter, puis il a menacé de diffuser les photos sur les réseaux si elle ne se rendait pas dans la clinique.

Pourquoi, à la suite de l’agression, la soi-disant copine qui l’accompagna­it s’est-elle moquée d’elle ?

Les filles sont dans des injonction­s contradict­oires. Certaines se sentent obligées d’adhérer à ces règles. La loi du plus fort prévaut, donc pour se sauver, elles se sentent obligées de crier avec les loups. Je pense aussi aux mères de famille qui vivent un dilemme. L’une d’elles me disait : « Je sais que j’emprisonne ma fille quand je lui dis de ne pas voir de garçons, mais j’ai peur qu’elle devienne une cible. »

Pourquoi la situation est-elle aussi terrible à Creil ?

La désindustr­ialisation a créé un chômage de masse et une grande pauvreté. Sur ce terreau, prospèrent le repli sur soi, le communauta­risme, l’intégrisme religieux qui nourrit le patriarcat, et vice-versa. Ces garçons ont cette attitude au nom des valeurs de leur famille et de leur religion. Un imam de Creil m’a confirmé certains interdits, comme le fait qu’elles ne doivent pas s’habiller en jupe. C’est son interpréta­tion à lui !

Vous parlez même d’une sorte de « brigade des moeurs » !

Oui, même dans une cour de collège, certains garçons sont capables de dire à une fille de fermer son manteau parce qu’elle est trop décolletée. Ils se sentent autorisés à faire des rappels, instaurer des règles parallèles de pudeur, de pureté.

Cela se passe-t-il ainsi ailleurs ?

Ce sexisme exacerbé se retrouve dans d’autres quartiers où les mêmes logiques sont à l’oeuvre. Récemment sur TikTok, un jeune footballeu­r a fait une vidéo dans laquelle il expliquait tous les interdits qu’il imposerait à sa femme. Il a été liké par plein de jeunes. Cela devient presque tendance de valoriser ces interdits religieux ! Mais il serait raciste et discrimina­nt de confiner l’islam à cela. Certains en ont une vision bien plus progressis­te, dont le frère de Shaïna, qui vient d’une famille musulmane et d’origine mauricienn­e.

La violence sexiste est-elle intrinsèqu­e à la culture des jeunes des cités ?

Absolument pas. Les violences faites aux femmes sont partout. L’assassinat de Shaïna est l’un des 146 féminicide­s recensés en France en 2019. Mais je constate que certaines féministes ont du mal à dénoncer le sexisme dans ces cités, à cause du risque d’instrument­alisation. C’est dommage, le pire serait d’abandonner ces jeunes filles. J’entends le risque, mais on peut quand même dire que ce sexisme est plus intense dans ces quartiers, et plus exacerbé parce qu’il est quotidien. Quant à l’injonction à la virginité, elle ne subsiste que dans les quartiers populaires.

Comment ces adolescent­es se protègent-elles ?

Certaines se font le plus discrètes possibles, suivent ce qui leur est imposé. Elles portent des vêtements larges, parfois même le voile, qui devient un outil de protection. Mais pas d’émancipati­on, comme je l’entends dire ! Elles se cachent pour avoir un petit ami. Beaucoup cherchent à partir, étudier ailleurs.

C’est incroyable, mais beaucoup d’habitants de ces quartiers ne connaissen­t pas #MeToo ?

Cela m’a vraiment surprise. Cela montre l’abandon et le repli sur soi dans lequel ils sont, même avec les réseaux sociaux. Après, #MeToo est un formidable mouvement de prise de parole, ces adolescent­es peuvent y entrer symbolique­ment, sans le connaître vraiment.

Que faire pour ces adolescent­es ? Il faudrait désenclave­r ces population­s, éviter que ces jeunes n’aient comme référent que l’intégrisme religieux. Réaffirmer la laïcité. Et aussi promouvoir les cours d’éducation affective et sexuelle dans les établissem­ents scolaires. Cela permettrai­t à ces adolescent­s de mettre à distance les discours qu’ils entendent dans des familles où il est tabou de parler de rapport au corps et à la sexualité. Il faut aussi que l’Éducation nationale et la Justice aient plus de moyens. L’instructio­n de l’agression sexuelle de Shaïna a été si longue que lorsque le procès s’est tenu, elle était morte depuis deux ans ! Le procureur n’exclut pas que si la justice était passée plus tôt, ce tragique enchaîneme­nt n’aurait pas eu lieu et Shaïna serait encore vivante…

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| PHOTO : HANNAH ASSOULINE La journalist­e Laure Daussy a enquêté sur le meurtre en 2019 de Shaïna, à Creil.

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