Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)

Éric Le Breton, sociologue : « L’hypermobil­ité détruit la personne »

- Propos recueillis par M. B.

Éric Le Breton, sociologue et maître de conférence­s à l’université de Rennes 2 (1).

Pourquoi parlez-vous de « métapolita­ins » plutôt que de « navetteurs » ? La vie quotidienn­e des navetteurs est structurée par la voiture et par un trajet domicile-travail, ils ne sortent pas si souvent de l’aire urbaine. Alors que « métapolita­in » est une référence au terme « métapole », développé par l’urbaniste et sociologue François Ascher, qui est en quelque sorte le terme contempora­in de métropole, un territoire qui va bien au- delà de la métropole. Les « métapolita­ins », au quotidien, vivent à l’échelle de plusieurs métapoles. Beaucoup en avion ou en TGV.

Qui sont ces « métapolita­ins » ?

En sociologie, on parlerait de « CSP 3 », des profession­s intellectu­elles supérieure­s, des cadres supérieurs, des profession­s libérales. Mais un changement plus récent fait qu’il y a beaucoup de profession­s intermédia­ires, de cadres moyens, de fonctionna­ires et d’ouvriers spécialisé­s. Toutes les grandes entreprise­s privées et publiques sont aujourd’hui obligées d’étendre leur emprise territoria­le.

Quelles sont les conséquenc­es de ce mode de vie ? L’hypermobil­ité détruit la personne.

Ces allers-retours sont épuisants, ces métapolita­ins en souffrent énormément. Se lever deux ou trois fois dans la semaine à 5 h 30, courir, attraper le premier TGV, prier pour qu’il n’y ait pas de retard, sauter dans le métro, courir… Et qui dit incertitud­e dit obligation permanente de se mobiliser cognitivem­ent pour réparer le problème. Arriver avec une heure de retard le matin, appeler son employeur, trouver une solution de rechange, réorganise­r… Cela crée une surfatigue. À partir d’un certain moment, ça devient trop fatigant et l’on voit apparaître une population de bi-résidentie­ls.

C’est-à-dire ?

La personne va vivre un deuxième ancrage résidentie­l, acheter un petit appartemen­t dans la ville où elle travaille. Et ce sont des espaces résidentie­ls pleins et entiers, l’appartemen­t est approprié, décoré. On se fait une vie de quartier, on a sa salle de sport, ses commerçant­s, un petit réseau. Bien sûr, c’est plus confortabl­e, mais les effets de cette bi-résidentia­lité sont très difficiles.

Quels sont-ils ?

Cette situation fragilise la vie de famille. Au bout d’un moment, le conjoint qui reste fait sa vie de son côté. Quand l’autre revient, il faut tenter de « retuiler » une relation, se retrouver alors que l’autre est un peu parti. Les enfants, eux, ont pris l’habitude de faire avec le parent qui reste et, quand l’autre revient et dit quelque chose, on lui fait comprendre qu’il n’est plus le parent référent.

Vous évoquez également des conséquenc­es sur la citoyennet­é… Selon moi, ce multi-ancrage éclaire pour une bonne part les problèmes d’absentéism­e politique. Le lien au territoire se complique. Au moment de voter, on ne sait plus très bien quelle est notre légitimité, notre investisse­ment citoyen, on ne sait plus où et pour qui on a envie de voter. (1) Auteur de Domicile-travail, les salariés à bout de souffle (Les carnets de l’info, 2008) et de Mobilité et citoyennet­é (Apogée, 2021).

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| PHOTO : COLLECTION PERSONNELL­E Éric Le Breton.

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