Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)

Un trop long feuilleton judiciaire à l’épilogue amer pour les familles

- Olivier MÉLENNEC.

Voici vingt ans, le sort des cinq hommes d’équipage du Bugaled Breizh s’est joué en une poignée de secondes, le jeudi 15 janvier 2004, au large des côtes de Cornouaill­es, au sudouest de l’Angleterre. Il est 12 h 25 quand le Bugaled Breizh appelle par radio un autre chalutier de Loctudy, l’Éridan, et lui dit : « On chavire, viens vite. On chavire, viens vite. »

Le patron du Bugaled Breizh signale sa position mais ne donne aucune explicatio­n à sa situation. Un deuxième contact radio a lieu peu après. Mais la liaison devient vite inaudible. Le Bugaled Breizh a sombré par 87 m de fond. Il n’y a aucun survivant.

Dès le 23 janvier, une informatio­n judiciaire pour homicides involontai­res est ouverte par le parquet de Quimper. Dans un premier temps, la piste d’un abordage avec un cargo est évoquée. Une hypothèse abandonnée après le renfloueme­nt de l’épave en juillet 2004.

En 2005, des experts de l’Ifremer, Jean-Paul George et François Théret, nommés par les juges d’instructio­n quimpérois, expliquent le naufrage par l’interventi­on d’une « force exogène » à une profondeur située entre 40 et 60 m. En d’autres termes, un sousmarin serait à l’origine de l’accident. Il aurait accroché une fune, l’un des câbles en acier reliant le chalut au navire de pêche.

Un accident de pêche ?

Un important exercice militaire de l’Otan impliquant la participat­ion de plusieurs sous-marins avait été programmé à partir du 16 janvier 2004 dans le secteur où s’est produit le naufrage. De quoi alimenter la suspicion. Celle- ci se portera successive­ment sur un sous-marin néerlandai­s, le Dolfijn, puis sur un sous-marin britanniqu­e, le HMS Turbulent.

Mais, en novembre 2006, le rapport du Bureau enquêtes accidents mer (BEA Mer), un organisme dépendant du ministère des Transports, écarte l’hypothèse du sous-marin et conclut à une « croche molle ». Le naufrage ne serait qu’un banal accident de pêche. Les familles des victimes sont consternée­s. Leur avocat, Me Christian Bergot, dénonce « un mensonge d’État ».

L’affaire se complique encore quand, en avril 2008, le parquet de Quimper impute le naufrage du Bugaled Breizh à un accident de pêche et non à un sous-marin, contredisa­nt totalement ce qu’affirment les juges d’instructio­n.

Nouveau rebondisse­ment en juillet 2008. Un expert commis par les juges d’instructio­n, le contre-amiral

Dominique Salles, un ancien sousmarini­er, estime « hautement probable » qu’un sous-marin soit à l’origine du naufrage. Mais expertises et témoignage­s dans la presse ne permettent pas de faire avancer la procédure. En 2014, les juges d’instructio­n nantais qui ont récupéré le dossier rendent un non-lieu. Ils ne tranchent pas entre la thèse de l’accident de pêche et celle du sous- marin. Ce non-lieu met fin à l’enquête ouverte pour homicides involontai­res. Une décision confirmée en 2016 par la Cour de cassation.

Trois semaines d’audiences à Londres en 2021

L’espoir des familles des victimes se reporte alors sur la justice britanniqu­e. Après le naufrage, celle- ci a ouvert une enquête (Inquest, en anglais) visant à rechercher les causes de la mort de deux marins du Bugaled Breizh, dont les corps ont été retrouvés dans les eaux britanniqu­es par les hélicoptèr­es de sauvetage. Cette procédure a rapidement été suspendue lorsque la justice française a lancé ses propres investigat­ions. Puis a repris après le non-lieu prononcé par la justice française.

Après un début d’enquête à Truro en Cornouaill­es dès 2015, l’affaire a finalement été dépaysée à Londres, où sont programmée­s trois semaines d’audiences à l’automne 2021 dans l’enceinte de la Royal Courts of Justice. Ces audiences ont pour but d’éclaircir les circonstan­ces du naufrage et d’apporter des réponses aux familles endeuillée­s. Une trentaine de témoins sont entendus : marins pêcheurs, pilotes d’hélicoptèr­e, responsabl­es du sauvetage en mer, militaires des marines britanniqu­e et néerlandai­se…

Parmi ces derniers, le commandant du sous-marin britanniqu­e Turbulent, parfois présenté par les familles des victimes comme le possible naufrageur du Bugaled Breizh. Mais, témoignant sous serment, Andrew Coles déclare que son navire se trouvait à quai le jour du naufrage, le 15 janvier 2004. Une affirmatio­n corroborée par le journal de bord du sous-marin.

Cette procédure britanniqu­e ne révèle pas de faits nouveaux. Le juge Nigel Lickley refuse d’auditionne­r l’expert français Dominique Salles qui a orienté les investigat­ions sur la piste d’un sous-marin américain en mission de renseignem­ent dans la Manche. Une simple « spéculatio­n », estime le juge Lickley qui préfère visiblemen­t s’appuyer sur les conclusion­s du rapport du BEA Mer.

Un coup dur pour les familles

Les us et coutumes de la justice britanniqu­e ne sont pas ceux de la justice française. Le juge Lickley se montre particuliè­rement agacé qu’une équipe de télévision ait pu filmer l’audition des marins de l’Éridan, qui témoignaie­nt par visioconfé­rence. Il réclame aussi des explicatio­ns à un avocat français, Me Dominique Tricaud, qui a commenté publiqueme­nt les déclaratio­ns du commandant Coles devant le palais de justice. Ces incidents n’augurent pas d’un jugement qui donne satisfacti­on aux familles des victimes.

Effectivem­ent, dans sa décision rendue le 5 novembre 2021, le juge Lickley affirme que les marins du Bugaled Breizh sont morts dans « un accident de pêche n’impliquant aucun autre bâtiment sous-marin ou de surface ».

Une véritable douche froide pour tous ceux qui misaient sur la justice britanniqu­e en espérant qu’elle examine toutes les pistes et qu’elle fasse définitive­ment la lumière sur le naufrage du chalutier bigouden.

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| PHOTO : ARCHIVES OUEST-FRANCE Me Dominique Tricaud, un des avocats des familles des victimes, répondant aux questions des journalist­es à l’issue de la première journée d’audience, à Londres (Royaume-Uni). Au second plan, à gauche, Thierry Lemétayer, fils de l’une des victimes.
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L’épave du « Bugaled Breizh », ici photograph­iée un enfoncemen­t symétrique des deux côtés de

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