Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)

Christiane Taubira : « Les grandes ques Tions nous connectent aux Outre-mer »

L’ancienne ministre de la Justice et garde des Sceaux lance plusieurs alertes. « S’il est un domaine, avec la culture, où se joue la vision de notre société, c’est bien l’agricultur­e », dit- elle notamment en pleine crise du monde paysan.

- « L’assimilati­on est une pathologie » Propos recueillis par Céline BARDY.

Quel est votre regard sur la colère des agriculteu­rs ?

Je ne m’attarde pas sur les doctrines différenci­ées de maintien de l’ordre. Il serait bien que celle- ci, respectueu­se du droit de manifester, prévale tout le temps. L’activité agricole et les flambées épisodique­s renvoient à l’évidence : le monde paysan est au socle de nos sociétés, aussi bien pour le substantie­l (nous nourrir !) que pour l’essentiel (mode de vie, savoir empirique sur la nature, usage des sciences, discerneme­nt sur les techniques et les chimies, questions de santé, de territoire…). Et s’il est un domaine, avec la culture, où se joue la vision de notre société, c’est bien celui- ci. Les réponses démagogiqu­es ou de sauve- qui-peut gouverneme­ntal ne font que différer la prochaine convulsion.

Le Conseil constituti­onnel a censuré trente-cinq articles de la loi immigratio­n. Qu’en dites-vous ? Dans ce texte de loi, il y a dénaturati­on de ce qu’est réellement et profondéme­nt la France : un pays qui, parmi les premiers, a posé la question des droits humains, de leur universali­té, avec une devise où trône pompeuseme­nt la fraternité… Ce texte de loi, dans son esprit et ses articles, est contraire à tout ça. Que le Conseil constituti­onnel procède à une sorte de « vidange démocratiq­ue », c’est tant mieux, mais ça ne règle pas le fond politique qui a conduit à l’adoption d’un texte pareil.

Selon vous, quelles grandes lois

sont nécessaire­s aujourd’hui ? Grande loi sociétale, celle qui est là et concerne tout le monde, partout, tout le temps, c’est la loi sur la fin de vie. Ce texte et les débats autour devraient permettre de traiter ensemble toute une série de questions primordial­es et absolues, majeures pour nous toutes et tous, dans nos vies individuel­les et notre vie commune. Je pense qu’il faut légiférer sur la fin de vie, mais on ne doit pas esquiver ces interpella­tions qui nous renvoient à une série d’insuffisan­ces en matière de politiques publiques, parce que ces interpella­tions ne sont pas contingent­es.

Vous pensez aux soins palliatifs ? Par exemple. Ce sujet est un défi considérab­le.

« L’évolution de la société française me paraît intéressan­te »

Votre nom est attaché à la loi pour le mariage pour tous. Le débat du moment, c’est l’inscriptio­n de l’IVG dans la Constituti­on. On imagine que vous y êtes favorable… Absolument. J’ai entendu, parmi les grands arguments contre, que ce droit n’est pas menacé en France… Mais il est menacé tout le temps et partout. Tant que survit le système patriarcal qui fait que le pouvoir exécutif, dans pratiqueme­nt tous les pays, est majoritair­ement masculin, ce droit est potentiell­ement menacé partout. Ma deuxième raison, encore plus belle, est éthique : cette inscriptio­n apporte une respiratio­n à la bataille fondamenta­le qu’est le féminisme. C’est emblématiq­ue que l’avortement soit inscrit dans la Constituti­on. Qu’une société comme la France dise clairement : « C’est un droit fondamenta­l. Il entre dans la Loi fondamenta­le. » Il n’y a aucun argument qui tienne en face, aucun. Tout le reste est spécieux.

Des ministres comme Gérald Darmanin ou Catherine Vautrin, qui s’étaient opposés à la loi pour le mariage pour tous, ont fait leur mea culpa. C’est une preuve que la loi a fait évoluer les mentalités ?

Les gens m’intéressen­t, les responsabl­es politiques beaucoup moins.

Qu’ils se souviennen­t qu’ils sont d’abord « responsabl­es ». Lorsque, à dix ans d’écart, on est à ce point capable d’aveuglemen­t, soit c’est honnête, et donc inquiétant en termes de discerneme­nt pour les sujets qu’ils ont en charge. Soit c’était un aveuglemen­t malhonnête et alors, qu’ils jouent tout seuls avec leur repentir. L’évolution de la société française me paraît intéressan­te. Aujourd’hui, les mariages ont lieu partout, tranquille­ment. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a plus d’homophobie ou qu’elle serait devenue moins grave.

Vous vivez désormais en Guyane. Était-ce un retour aux sources ou une mise à distance avec la vie politique nationale ?

Il n’y a pas de grande partie de ma vie où j’ai vécu sans être très souvent en Guyane. Sauf pendant pratiqueme­nt quatre ans, lorsque j’étais au gouverneme­nt, parce qu’évidemment j’avais beaucoup moins de mobilité. La Guyane est restée dans mon coeur, ma vie et ma tête.

Dans quel état

« retrouvé » la Guyane ?

Mon propos ne sera pas objectif parce que c’est ma terre, mon lieu. Un

avez-vous

lieu à problèmes, plein de difficulté­s, mais avec un potentiel colossal. J’ai été la première femme élue députée… J’ai une relation très, très intense avec la Guyane. Il y a à la fois le bonheur, la joie d’être là, mais aussi un tourment permanent : pourquoi restons-nous empêtrés dans les difficulté­s alors que nous avons un tel potentiel ?

Pour l’instant, les Outre-mer n’ont plus de ministre délégué. Quelle devrait être leur place au gouverneme­nt ?

Déjà, ça faisait un moment qu’on n’avait pas rattaché le ministère des Outre- mer à celui de l’Intérieur. Et ce signal est désastreux. L’une des conséquenc­es, c’est que les personnali­tés désignées pour ce ministère n’ont pas les coudées franches. Tout le monde le sait et les élus ont l’impression de ne pas parler de la personne idoine.

Que faudrait-il ? Un ministre de plein exercice ?

Il y a une vingtaine d’années,

les débats étaient très vifs pour savoir si ce ministère était utile. Je pense qu’il y a autant de bonnes raisons de le supprimer que de le maintenir. Parce que lorsqu’on parle des Outre-mer, on parle du monde, de trois océans, d’archipels, de continents, de zones géopolitiq­ues extrêmemen­t vibrantes, mouvantes, émergentes. De très grands sujets y sont liés : le spatial (Guyane), le nucléaire (Polynésie), la biodiversi­té (en Amazonie guyanaise, dans tout le Pacifique), la géothermie (à la Réunion, en Guadeloupe), les barrières de corail… Toutes les grandes questions contempora­ines nous connectent aux Outre-mer… de sorte qu’un ministère délégué rattaché au ministre de l’Intérieur, c’est un signal soit d’ignorance, soit de dédain.

Que faut-il faire pour les Outre-mer ? Une question majeure, et vitale, c’est d’admettre que la vie dans ces endroits ne peut être comme en Îlede-France. On a beau la promouvoir, l’assimilati­on est une pathologie. Elle neutralise l’intelligen­ce et l’action, parce qu’elle empêche de saisir les nécessités. On ne peut appliquer les mêmes règles partout et attendre les mêmes résultats. C’est juste impossible. Nous l’expériment­ons depuis 1946 ( date à laquelle la Guyane est devenue un départemen­t français).

Le nouveau gouverneme­nt est taxé d’être trop parisien. À 7 000 km de Paris, ressentez-vous le manque de représenta­tivité des territoire­s ?

Il est fondé de s’en inquiéter mais ce ne peut être une critique en soi. Il y a des personnes de qualité dans tous les territoire­s. Un ministre, même s’il ne connaît que l’Île- de-France, s’il a compris qu’il est au service de la totalité de la nation, peut faire des efforts. Cependant, il est certain que si autour de la table du Conseil des ministres, les expérience­s territoria­les, culturelle­s, économique­s, sociales, sont déjà diversifié­es, l’échange est plus riche et la dynamique collective meilleure.

Est-ce que le nouveau gouverneme­nt, qui penche à droite, ouvre un espace à la gauche, jusque-là tiraillée entre le macronisme et le mélenchoni­sme, notamment pour les élections européenne­s ? D’abord, je ne pense pas que le gouverneme­nt penche à droite : il est à droite. Franchemen­t, si la gauche en est à attendre son succès ou son salut de la droitisati­on du gouverneme­nt, c’est qu’elle est bien mal en point… La question est : quel est son rôle dans la société, sa responsabi­lité historique en ce moment que nous vivons ? Où les idéologies d’extrême droite sont puissantes et disséminée­s, où la solidarité, le sens du commun s’effritent… Si la gauche se remet à se poser ces questions-là, elle va de nouveau intéresser des citoyennes et citoyens, éclaircir notre horizon. Et le sien. Le reste, c’est vraiment de la bricole, de la petite politique au jour le jour.

« Ma vie est multidimen­sionnelle »

Dans quelle gauche vous reconnaiss­ez-vous aujourd’hui ?

« Les gauches », pour moi, ce sont des sensibilit­és différente­s de « la gauche ». Je ne vais pas jouer à choisir. Franchemen­t, je trouve que les responsabi­lités sont trop solidairem­ent portées. Pour moi, la gauche, c’est l’engagement politique de servir les citoyennes et citoyens, de façon à créer des conditions de cohésion pour qu’on fasse nation et communauté au- delà, telle que la communauté européenne, et communauté humaine. La gauche, c’est aussi l’internatio­nalisme. République sociale, solidarité, internatio­nalisme, oeuvrer à l’émancipati­on, l’épanouisse­ment pour toutes et tous, partout, c’est ça la gauche, « ma gauche ».

En 2022, vous aviez été choisie par la primaire populaire pour être candidate à la présidenti­elle, puis vous aviez renoncé. Est-ce que vous pourriez revenir dans le jeu politique national ?

Je ne joue pas. S’il y a un truc qui me pourrit la vie, m’obsède, me tracasse et me perturbe, m’angoisse, c’est la politique. Je ne sais pas vous répondre. Je ne me détache pas de la question politique parce qu’elle m’inquiète, elle m’intranquil­lise. Me laisser déranger par la vie commune, la conscience d’un destin collectif, c’est pour moi tout le sens de la citoyennet­é active. Mais « revenir dans le jeu », je ne sais pas ce que ça veut dire.

Ça veut dire être candidate à des élections par exemple…

(Silence) Non. Assurément pas les élections européenne­s. J’ai clairement dit il y a une dizaine d’années que je ne voulais plus de mandat électif. Et je m’y suis tenue. En 2022, j’avais mis du temps à saisir aussi bien l’urgence de la situation délétère que la dimension et la solidité des Collectifs Taubira 2022. Après, j’ai fait de mon mieux… On peut être comme moi, embrasée par la politique et être utile sans aller aux élections.

Quels sont vos engagement­s aujourd’hui ?

Ils sont liés à ma vie et ma vie est multidimen­sionnelle. En Guyane, c’est en priorité, la jeunesse. J’ai créé une structure pour remonter des université­s populaires, comme j’en tenais lorsque j’étais députée, et pour accompagne­r des jeunes par du tutorat et l’octroi de bourses, pour leur ouvrir des perspectiv­es. Par chance, je suis connue dans de nombreux pays. C’est le miracle de la télévision. Et de mes actions. Lorsque j’appelle, des portes s’ouvrent. Je travaille aussi sur des dossiers d’intérêt collectif, comme la filière pêche.

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Vendredi, place des Palmistes à Cayenne, en Guyane, où réside Christiane Taubira.
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| PHOTO : JODY AMIET, OUEST-FRANCE
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| PHOTO : JODY AMIET, OUEST-FRANCE
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| PHOTO : JODY AMIET, OUEST-FRANCE

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