Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)
« LamémoiredelaShoahpouréveiller les consciences »
Directeur du musée national d’Auschwitz-Birkenau, conseiller historique pour le film La zone d’intérêt, Piotr Cywinski évoque la mémoire de la Shoah et ses inquiétudes sur le monde à venir.
Vous avez été conseiller sur le film La zone d’intérêt qui retrace la vie familiale de Rudolf Höss, le commandant du camp de concentration d’Auschwitz, en Pologne. Était- ce une véritable collaboration ?
Oui, depuis la genèse du projet jusqu’au tournage. Jonathan Glazer, le réalisateur, voulait vraiment travailler sur l’histoire pour amener son oeuvre, qui est une fiction, au plus près du réel. C’est très appréciable et finalement assez rare. Si vous saviez le nombre de livres qui sortent et qui sont, soi- disant, basés sur des recherches historiques, alors qu’il y a des erreurs à chaque page et que les auteurs ne sont jamais venus nous consulter…
Qu’avez-vous ressenti en voyant le film ?
J’étais très curieux de voir le résultat final et d’en mesurer la portée sur le grand public. Le film est très percutant. Il montre comment un homme peut basculer dans l’horreur tout en gardant une vie normale. On aime à penser, parce que cela nous rassure sur la nature humaine, que les nazis ou d’autres tortionnaires à travers le monde sont des animaux monstrueux. Ce n’est évidemment pas si simple. Ce sont aussi des hommes. Le film donne également envie d’en savoir plus sur l’histoire du camp d’Auschwitz qui, finalement, n’est jamais montré à l’écran.
Seule la bande-son donne, en arrière-plan, une idée de l’atrocité du camp…
Oui. Les cris des hommes, des chiens, des coups de fusil rappellent la réalité alors que la famille du commandant vit dans ce que la femme considère comme « un petit paradis », symbole de leur réussite sociale. Une belle maison, avec un grand jardin… La crise de couple montrée dans le film, quand Rudolf Höss doit être muté et qu’elle ne veut pas partir, a été prouvée historiquement. En fait, cette femme se sentait reine, entourée d’un personnel entièrement à son service. Rudolf Höss a été jugé à Varsovie et pendu à Auschwitz le 16 avril 1947. Son épouse n’a même pas été jugée. Il faut savoir que sur les 70 000 SS qui ont travaillé dans le système concentrationnaire, seulement 1 650 ont été jugés…
Quand on voit les cheminées,
on imagine que l’odeur devait être insoutenable. Or, leur maison jouxte le camp. Drôle de « paradis ». L’enfer en réalité…
Oui. Tout le camp, et en particulier Birkenau, dégageait une odeur terrible. Il n’y avait pas d’eau potable, de canalisation. C’était un cloaque. Avant même de voir le camp, on le sentait.
Le musée que vous dirigez est-il situé dans le camp ?
Oui, le site se divise en deux parties : Birkenau, qui est resté en l’état avec ses baraquements, et Auschwitz, qui était une ancienne caserne avant la guerre, donc beaucoup plus solide. C’est là que sont installées les expositions que l’on voit d’ailleurs à la fin du film. L’ensemble représente 200 hectares, c’est immense. Ce n’est jamais une visite facile. Il faut se sentir prêt à cette confrontation. Car au fond, cela dépasse l’histoire. C’est une confrontation avec soi-même.
Pourquoi ? Parce que l’on porte tous en nous cette capacité de déraper ?
De déraper, c’est possible, mais plus certainement de ne rien faire, de fermer les yeux. Regarder ce qui se passe avec les Rohingyas et les Ouïghours. Cela n’émeut pas grand monde. Nous vivons une époque de plus en plus sombre, brutale, dont les contours sont flous. On se sert finalement assez peu de la mémoire. Pourtant, elle n’est pas un retour en arrière mais bien un moyen de comprendre le présent et d’imaginer l’avenir. C’est une expérience commune. Elle est là pour nourrir la conscience de nos engagements.
Le fameux devoir de mémoire…
Je déteste cette expression. Elle est omniprésente dans l’espace francophone. Quand on pense à ce devoir, on l’imagine toujours pour les jeunes générations, ce qui est une bonne façon pour les autres de se désengager. Les deux questions que l’on me pose toujours sont : « comment ferat- on quand il n’y aura plus de survivants ? » et « que faire pour que les jeunes se rendent à Auschwitz ? » Comme si l’avenir dépendait des rescapés de 90 ans et des ados de 15 ans ! Il n’y a rien entre les deux ? Je préfère que l’on parle d’un éveil.
Avez-vous peur d’un oubli ?
Les efforts pour construire un monde plus sûr, plus interdépendant, avec des mécanismes de sécurité internationaux, font partie des enjeux fondamentaux de la société d’aprèsguerre. Un monde de dialogue entre les peuples. Mais tout cela est en train de s’effriter. Nous sommes entrés dans une phase terrible de repli sur soi. Autrui est perçu comme un danger. Avant même qu’il soit là, on le considère comme tel. C’est une faiblesse intellectuelle totale qui montre que les peuples se questionnent sur leur propre identité. S’ils étaient si sûrs d’eux, ils auraient moins peur des autres.
Au fond, ce qui nous guette toujours c’est la déshumanisation ?
Au- delà de la mémoire de la Shoah, il faut en effet se souvenir de cette déshumanisation du système SS. C’est un élément essentiel de la compréhension de ce qui s’est passé. Si l’on en reste au strict plan historique : cela a existé, il faut le savoir, le comprendre. Là, il y a un risque que cette période de l’histoire tombe, non pas dans l’oubli, mais dans un livre d’histoire au même titre que la chute de l’Empire romain… Il y a une autre route que j’essaie de proposer : comprendre cette mémoire comme un élément essentiel de notre identité au- delà d’une période historique.
Tout cela peut-il recommencer ? Mais c’est déjà fait… On fonce la tête baissée vers un nouveau conflit mondial. On en a jamais été aussi proche depuis la crise de Cuba. On voit des connexions entre des puissances qui ont pour dénominateur commun la haine de l’Occident démocratique, des droits de l’homme. Il est probable que le pire soit à venir.
La zone d’intérêt, par Jonathan Glazer. 1 h 45. En salle mercredi.