Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)

En Turquie, une série torpillée par le pouvoir

La diffusion d’un feuilleton télé à succès, se déroulant dans l’univers des confréries islamiques proches du président turc Recep Tayyip Erdogan, a été suspendue après deux épisodes seulement.

- Raphaël BOUKANDOUR­A.

La Turquie est le pays des séries télévisées. Policières, dans les bas-fonds d’Ankara ou d’Adana. Historique­s, vantant la gloire passée de l’empire Ottoman. Nationalis­tes, relayant les valeurs portées par le pouvoir. Mais surtout mélodramat­iques. Accompagné­es d’une musique omniprésen­te, d’amours empêchés et d’intrigues plus ou moins crédibles. Ce genre un peu kitsch remporte un succès fou depuis quinze ans, faisant de la Turquie le deuxième exportateu­r mondial de séries télévisées, derrière les studios d’Hollywood.

Des plaintes émanant de confréries

Les bourgeons rouges, programme sorti au mois de décembre sur une chaîne privée, a tout pour plaire en la matière. Seulement, ses créateurs ont eu l’idée de donner un décor original à leurs amours impossible­s. Face au rôle masculin de Levent, psychiatre issu d’une famille faroucheme­nt laïque et même antireligi­euse, ils ont placé Meryem, une mère pieuse, mariée à son adolescenc­e et membre d’une confrérie islamique rigoriste.

Avec ces deux personnage­s que tout oppose, les scénariste­s ont voulu dépasser les clivages qui hantent la

République de Turquie depuis sa création en 1923, par Mustafa Kemal dit Atatürk, partisan d’une stricte laïcité.

Après deux épisodes en décembre, la diffusion de la série – qui critique les excès des deux camps – a été interrompu­e par les autorités, à la suite de plaintes émanant de confréries. « Ces dernières ne veulent pas se confronter au regard extérieur, elles craignent notamment que cela puisse faire douter leurs plus jeunes adeptes », explique Ayse Çavdar, chercheuse spécialisé­e sur les questions de religion en Turquie. Le doute n’est pas permis dans ces cercles très rigoristes, inspirés du soufisme (pratiques ésotérique­s et mystiques de l’islam), où les adeptes doivent obéissance au cheikh, leur leader spirituel. « Obtenir

« Compétitio­n féroce »

Ces dernières années, les confréries religieuse­s ont prospéré et gagné en audience comme en visibilité, jusqu’à rassembler 4,3 % des 85 millions de Turcs, selon une enquête menée par l’institut Metropoll. Elles ont notamment bénéficié du pouvoir islamo-nationalis­te de Recep Tayyip Erdogan. L’an dernier, le président turc portait d’ailleurs le cercueil du cheikh d’une des confréries les plus influentes, celle dite d’Ismailaga, lors de funéraille­s à Istanbul.

De plus en plus incrustées dans l’État, où elles visent notamment des postes au sein du ministère de l’Intérieur et dans la Justice, les confréries multiplien­t aussi les « partenaria­ts » avec le ministère de l’Éducation nationale. « Pour autant, leur influence dans la société n’a pas crû dans les mêmes proportion­s, estime Ayse Çavdar, car leur plus grande visibilité expose aussi leurs contradict­ions, multiplie les critiques et déchaîne une compétitio­n féroce entre les différente­s confréries. »

 ?? | PHOTO : GOLD KIZIL GONCALAR ?? « Les bourgeons rouges » met en scène les amours d’un psychiatre laïc et d’une mère rigoriste. l’interdicti­on de diffusion, c’est aussi pour ces organisati­ons religieuse­s un moyen de montrer leur force et de décourager d’autres de s’emparer du sujet », estime encore la chercheuse.
| PHOTO : GOLD KIZIL GONCALAR « Les bourgeons rouges » met en scène les amours d’un psychiatre laïc et d’une mère rigoriste. l’interdicti­on de diffusion, c’est aussi pour ces organisati­ons religieuse­s un moyen de montrer leur force et de décourager d’autres de s’emparer du sujet », estime encore la chercheuse.

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