Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)
C’est la saison des carnavals : jusqu’
Comme la société, le carnaval évolue. Ces dernières années, certains costumes jugés racistes ou sexistes ont été pointés du doigt. Que racontent nos déguisements ? Quelques pistes de réflexions.
Le carnaval ne serait rien sans ses costumes. Il n’y a qu’à regarder les rues de plusieurs villes françaises, envahies ce week- end de couleurs, paillettes et plumes, pour le confirmer.
À Granville (Manche), qui célèbre cette année sa 150e édition, 70 000 festivaliers sont attendus pour la grande cavalcade, top départ de la saison des carnavals à travers le pays. Et à Douarnenez, dans le Finistère, 7 000 participants devraient défiler aujourd’hui, avant que Nantes entre dans la danse début mars, Cholet (Maine- et-Loire) en avril et Ploërmel (Morbihan) en mai.
Carnaval, miroir de notre société
Transgressif et excessif, synonyme d’allégresse et d’effervescence collective, le carnaval résonne dans notre imaginaire comme un intense moment de fête. « Mais c’est plus que ça, note Anaïs Vaillant, anthropologue spécialiste du domaine culturel et des carnavals. C’est à la fois un miroir de notre société et un outil de lutte, de contestation de l’ordre établi. Un espace de communion comme d’affrontements d’idées. »
C’est bien pour cela que le carnaval et ses déguisements n’échappent pas aux questionnements qui traversent la société, aux réflexions qui agitent notre débat public. Les Gras de Douarnenez, une institution dans le Finistère, sont un exemple parmi d’autres. En 2022, une pétition du collectif militant Diasporama pointait du doigt des « costumes renforçant des stéréotypes racistes » au sein des cortèges, comme des perruques de cheveux crépus, des coussins sur les fesses, une écharpe indiquant « Miss Chinetoque » ou encore des déguisements représentant Michel Sardou (chanteur attaqué pour des chansons jugées colonialistes).
Les détracteurs dénonçaient aussi des accoutrements « sexistes ou transphobes », faisant notamment référence à une tradition ancestrale qui veut que les Douarnenistes se travestissent en femmes à l’occasion de la Noce des Gras, un bal historiquement masculin.
Une contre-pétition avait immédiatement vu le jour justifiant « un carnaval marqué par son esprit d’ouverture et d’inclusion, dans une ambiance bon enfant ».
Une « moralisation » de la culture
En France, le curseur des sensibilités a évolué, notamment depuis la vague MeToo. « Comme le carnaval est un espace de liberté, qui met en scène les stéréotypes et où, en théorie, tout serait possible, il se retrouve en première ligne », explique l’anthropologue Anaïs Vaillant.
Mais, « c’est un peu le serpent qui se mord la queue, tempère l’experte. C’est impossible de moraliser le carnaval dans sa pratique populaire et spontanée. Ça reviendrait à donner aux pouvoirs publics une place qui n’est pas la leur. »
D’autant qu’« on pourrait moraliser énormément de choses aujourd’hui. C’est presque comique que le carnaval soit pointé du doigt alors que le racisme et le sexisme sont beaucoup moins questionnés dans d’autres espaces, notamment politiques et médiatiques. Des espaces, selon moi, plus urgents. »
Repenser la satire
Alors, comment faire la part des choses ? « Il faut distinguer le collectif de l’individuel. » Dans des carnavals qui sont de grandes représentations publiques, « on ne peut plus se permettre d’avoir un char antisémite, comme on a pu le voir en Belgique en 2020. Il y a évidemment une responsabilité des récits, que les collectivités doivent prendre en main. »
En revanche, pour un costume isolé, comme celui de Michel Sardou rencontré aux Gras, « on a le droit de dire que ça nous dérange, mais on ne peut pas empêcher l’autre de jouer avec ça. C’est le propre de la fête dans l’espace public. C’est même normal qu’il y ait des conflits internes au carnaval, car on se mélange, on apprend au contact des autres. »
Dans la commune finistérienne, une médiation a eu lieu entre organisateurs et contestataires, mais elle s’est soldée par un échec. « On ne souhaite pas interdire des choses aux carnavaliers, justifie Mickaëlle Jadé, présidente du comité des Gras. C’est justement quand on commence à imposer qu’on sort d’une société inclusive. Le racisme et le sexisme sont des combats du quotidien, qui ne doivent pas attendre le carnaval pour être pris en main. »
« Qu’est-ce qu’on veut raconter ? »
L’an dernier, des rumeurs de sabotage du défilé se sont répandues, sans aboutir. Et des tags affirmant que « la culture n’est pas un déguisement » ont resurgi. La question continue de diviser, certains en venant à quitter Douarnenez pendant les Gras, d’autres revendiquant au contraire un carnaval progressiste avant l’heure, mettant à l’honneur le travestissement depuis la nuit des temps. « Interdire un costume ne servirait à rien, avance Anaïs Vaillant. Le vêtement en lui-même dit tout et son contraire. On peut par exemple se déguiser en colon pour dénoncer le colonialisme. »
La solution se trouve plutôt dans la réflexion, la discussion : « Il faut que les organisateurs, les communautés carnavalesques se demandent : qu’estce qu’on veut raconter ? Est-ce qu’on tient vraiment à jouer des stéréotypes ? Si oui, pourquoi, comment ? Estce que le carnaval ne pourrait pas être un espace où l’on explore autre chose, on invente d’autres figures, on se libère justement des carcans ? »
L’exemple des carnavals « sauvages », indépendants, donne des pistes. Sans perdre de leur piquant, les participants y explorent des univers imaginaires, des personnages d’animaux ou de végétaux, pour dénoncer des problématiques actuelles. « Le carnaval est un moyen d’expression, un espace politique traversé par des enjeux contemporains. Alors, il faut s’en saisir, conseille Anaïs Vaillant. On peut s’amuser à être un autre, reprendre des éléments culturels critiqués, justement pour les dénoncer. Tout dépend de ce qu’on en fait. »
Cette fête, éternel royaume de la dérision et de la caricature, est une matière