Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)
- citadins apprennent à vivre ensemble
de Saint- Connan et de Saint- GillesPligeaux, devenu un no man’s land où l’on ne circulait que muni d’un laissez-passer.
« C’était le stress maximum. Deux mois nets à l’arrêt, témoigne Yves Touzé, le patron d’un élevage et d’un centre de conditionnement agréé pour le bio à Saint- Connan (quinze salariés, trois sites, 300 0000 poules pondeuses, 400 000 oeufs conditionnés par jour). Il a fallu faire attention à la fiente, tout nettoyer. On ne sait toujours pas combien on va être indemnisé de la perte de marge brute.
Mais si cet agriculteur de 55 ans, qui s’est développé « à force de travail », a tout de suite compris l’importance de cet ennemi invisible, le maire de Saint- Gilles- Pligeaux a dû, là encore, faire preuve de pédagogie auprès des particuliers ignorants du drame vécu par les paysans voisins. « J’ai fait le tour de chaque maison pour demander aux gens de rentrer leurs poules et éviter la propagation. Au début, ils ne comprenaient pas. Ils me disaient : “Mes deux poules ne vont pas changer la donne.” Mais ils ont finalement joué le jeu. »
Le bilan ? Deux éleveurs sur quatre touchés à Saint- Gilles, neuf sur douze à Saint- Connan, dénombre Gildas Guyader, et un traumatisme toujours très prégnant dans le monde paysan. « Un vrai cauchemar, raconte Kevin. J’ai chaulé, désinfecté, lavé. Tous les jours, je regardais les vents dominants et je me demandais si ça allait me tomber dessus.
La solidarité entre néoruraux et agriculteurs perdure parfois. Frédéric, 30 ans, éleveurs de poules bio et de bovins, en témoigne. Il « peut compter sur de nouveaux arrivants » pour venir « l’aider à faire (ses) vides sanitaires ». Sa compagne en convient : « Nous avons de nombreux amis parmi les néoruraux. »
Titulaire d’un diplôme de tourisme international, cette fille d’agriculteur « née dans un poulailler » a quitté la ville pour revenir vivre au pays et se reconvertir, comme son mari, dans l’élevage de poules bio. Le couple a choisi par « éthique » une « agriculture à taille humaine ». ll « aime ce métier utile » et déplore que « l’on n’entende qu’une catégorie de gens : celle qui fait beaucoup de bruit. »
« Je ne sais pas pourquoi la société en est arrivée à dénigrer notre profession pourtant essentielle pour nourrir les gens, se désole Virginie. L’agriculteur essaie de faire son métier au mieux. Il ne fait pas n’importe quoi, il répond à un cahier des charges strict. » Pour bien vivre avec ses voisins, le couple reste très vigilant. Pas question donc d’épandre « une seule miette de fientes de poules » dans son champ proche d’un lotissement.
« Notre hantise, ce sont les mouches, confie Virginie. On essaie d’anticiper. » « Bien souvent, elles ne viennent pas d’un élevage, soupire son mari, mais d’un épandage, d’un tas de fumier remué ou même du broyage d’un talus. L’arbre qui pourrit, ça amène de la mouche, mais il faut pouvoir le faire comprendre aux gens qui se plaignent. »
« Les mouches ne portent pas le nom de l’élevage sur une étiquette », font pourtant remarquer drôlement Jean- Charles et Claudine Caumont, un exemple d’intégration réussie. Devenus propriétaires à Saint- GillesPligeaux en 2017, ces anciens banlieusards franciliens savent apprécier leur nouvelle vie loin de tout, avec les insectes, le chant des coqs, les aboiements des chiens et le bruit des tracteurs.
« Ce n’est pas avec vingt vaches que l’on sort un revenu décent »
Ce sont « ces choses vraies » que Vincent Le Provost, longtemps directeur d’une usine agroalimentaire dans l’agglomération de Rennes (Illeet-Vilaine), a voulu retrouver à un moment où il « saturait de la consommation ». Le couple, qui s’est formé dans un comice agricole, est revenu au pays. La famille a dit adieu au « rythme de vie de la ville, aux restos faciles, à son revenu deux fois plus élevé ». Madame continue à travailler à l’Éducation nationale. À 35 ans,
Monsieur a repris l’élevage laitier de 80 vaches de son beau-père, doté d’un robot de traite. Il en a acheté un deuxième et sourit du « décalage entre la réalité et l’image d’Épinal » qu’il perçoit chez ses anciens collègues. « Ils me demandent pourquoi je ne fais pas du bio en élevant trois poules, deux chèvres et vingt vaches, parce que la dernière fois qu’ils ont vu une ferme, c’était il y a trente ans. Mais ce n’est pas avec vingt vaches que l’on sort un revenu décent. »
Néorural et agriculteur à la fois, ça ne s’invente pas, mais c’est peut- être cette nouvelle génération de paysans qui créera un pont entre les deux mondes. Au volant de son tracteur, Vincent a déjà vécu son baptême du feu en se faisant engueuler parce qu’il « prenait toute la route » ou parce que ses « vaches ne sortaient plus », alors qu’elles « sont dehors sept mois de l’année ».
Pas de quoi faire regretter son choix « de la liberté » à ce nouvel agriculteur qui démonte « le stéréotype de l’agriculteur pollueur » avec l’esprit cartésien hérité de ses études d’ingénieur. « On peut faire le parallèle avec le nucléaire. Il y a dix ans, la France avait le savoir-faire qu’elle a laissé filer car c’était de bon ton de dire que le nucléaire, ce n’est pas bien. Aujourd’hui, c’est pareil pour l’agriculture. Au prétexte que les vaches pètent trop, on ira bientôt chercher le lait à l’autre bout de la planète. »