Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)

« Être parent, c’est entrer dans le monde du doute »

La psychanaly­ste Sophie Marinopoul­os se penche sur ce que les enfants lui ont enseigné. Et sur la façon dont ils nous guident pour transforme­r la société, nous font ralentir, accepter nos vulnérabil­ités...

- Entretien Propos recueillis par Carine JANIN.

En quoi les enfants ont-ils été vos « enseignant­s » ?

Par leur incroyable appétence à la relation, leur confiance et leur courage à aller vers l’inconnu, ils m’ont guidée dans ma réflexion. Grandir est un mouvement. Il faut accepter de lâcher ce que l’on connaît, pour aller vers ce que l’on ne connaît pas. Cette notion de renoncemen­t échappe aux adultes qui, pour leur part, veulent toujours plus. L’enfance est d’ailleurs globalemen­t mal supportée par notre société.

C’est-à-dire ?

On souhaite des enfants mais on supporte mal leur enfance, leur vulnérabil­ité – relationne­lle, physique, psychique. On a du mal avec le temps dont les enfants ont besoin pour observer, comprendre, regarder, imaginer. Dans un train, par exemple, quand une famille arrive avec des enfants, immédiatem­ent, les passagers se crispent. Notre société est devenue celle de la rationalis­ation, de l’efficacité, du rendement, de la vitesse, du contrôle, de la toute-puissance, dans laquelle l’enfance n’a pas sa place. Il en est de même pour le vieillisse­ment.

Comment vont les parents aujourd’hui ?

Ils n’échappent pas à ces injonction­s de maîtrise. Alors que devenir parent, c’est tout l’inverse : c’est entrer dans le monde du doute et de la question. Il faut tâtonner, prendre des risques. En cela, les diktats de la pensée dite « positive » en France m’agacent. On donne des modes d’emploi aux parents. Mais il n’y en a pas. Chaque parent doit s’inventer, se faire confiance.

Mais devenir parent, c’est angoissant…

C’est vrai que les trois petits kilos du bébé à la naissance, c’est une tonne de responsabi­lités. Beaucoup de parents se sentent démunis. De plus, avec les transhuman­ces familiales, ils ont moins souvent le soutien de leur famille. Ils éprouvent un grand sentiment de solitude lié au manque de liens.

C’est pour cela que vous avez créé les Pâtes au beurre ?

Ce sont des lieux d’accueil inconditio­nnels, sans rendez-vous, gratuits, anonymes, pour les parents et leurs enfants. On peut venir seul ou en famille. Nous sommes des psychologu­es qui accueillon­s dans une cuisine et nous ne savons jamais combien de familles viendront. Depuis 1999, nous sommes là, fiables, dans dixsept villes en France et deux en Belgique. On ne fait pas de suivi thérapeuti­que, comme les centres médicopsyc­ho-pédagogiqu­es (CMPP). Mais on peut engager un travail avec les parents en attendant qu’ils aient une

place en CMPP. Car les listes d’attente sont très longues. Un an, deux ans… Nous ne cessons de tirer la sonnette d’alarme sur la prise en charge de la santé mentale en France.

Vous parlez d’une « crise généralisé­e de nos sensibilit­és »...

On est pris dans de telles cadences qu’on finit par ignorer nos propres émotions. Or, voyez l’expérience du still face (visage fermé), sur Internet : un bébé fait face à sa mère qui est présente dans l’échange, le visage expressif. Il est gai, il s’anime. Puis soudain, la mère présente un visage totalement impassible. Et le bébé se désorganis­e, s’effondre, il est perdu.

C’est ce que nous sommes devenus ?

Oui, une société de still faces. Dans les grandes villes particuliè­rement, je vois les enfants évoluer dans une foule d’adultes qui ne les regardent pas, qui ne leur sourient pas. C’est terrible. Dans nos courses au « toujours plus », nous nous robotisons. On ne prend plus le temps de se prêter attention les uns aux autres.

Il faut revenir au sensible ?

Oui, il y a urgence. On parle de « réarmement » ? Je prône le désarmemen­t. Au lieu de s’armer, au lieu de se durcir, il faut au contraire revenir vers le sensible, l’encourager.

Il faut sortir les enfants dehors ? Oui, mais surtout qu’on leur offre la possibilit­é de faire des expérience­s. Qu’ils éprouvent les saisons, regardent les nuages. Dans les crèches, les écoles, l’éducation immobilise nos enfants et privilégie un seul sens : la vue. Au contraire, laissons-les en mouvement ! Quand on bouge, on étaye son langage, son imaginaire, sa capacité à faire. On prend confiance. On apprend ! C’est pour cela qu’il faut permettre aux enfants d’expériment­er, les emmener dans des parcs. Le jeu est la voie royale de l’apprentiss­age.

« L’écran n’est pas un parent comme les autres », dites-vous. Qu’est-ce que cela signifie ?

Le propre d’un parent est de savoir être là, près de son enfant. Mais c’est aussi de s’éloigner au fur et à mesure qu’il grandit. Cette présence/absence, sur fond de confiance, est une sécurité fondamenta­le. L’écran, lui, est là et il souhaite être toujours là. Il induit de l’addiction et entrave l’enfant dans « son » grandir. Il le prive d’expérience­s, d’émerveille­ment, d’imaginaire, de mots, de liens.

Quels sont ces « nutriments culturels » dont les enfants ont besoin ?

De l’art ! Tous les arts racontent des histoires et les bébés adorent ça. Les arts mettent les enfants dans un mouvement sensible, développen­t leur imaginaire, leur permettent de « délibérer », de réfléchir, de penser.

En matière de parentalit­é, on parle surtout d’« autorité ». Comment la définir ?

Exercer une autorité, c’est border. Et border, ce n’est pas punir, c’est contenir. J’utilise la symbolique de la couette pour dire que l’autorité a disparu avec son arrivée. Je raconte comment, dans mon enfance, ma mère me bordait le soir, mais aussi tout au long de la journée pour contenir mes débordemen­ts d’enfant. J’étais une enfant agitée, l’école n’était pas mon fort. J’étais trop en mouvement pour les enseignant­s. Ma mère veillait, en me bordant toute la journée, en organisant des activités qui me canalisaie­nt.

L’autorité, c’est poser des cadres ? Oui, limiter un espace, poser des limites. Dire : « Là, tu es en sécurité. Je te dessine des bords, et tant que tu es dedans, tu es en sécurité. » Cette autorisati­on va naturellem­ent évoluer avec le temps. On tient la main à un enfant sur le trottoir jusqu’à ce qu’il sache y marcher seul sans se mettre en danger près de la route. Exercer une autorité, c’est aussi une manière de dire : « Je tiens à toi. » C’est la responsabi­lité de l’adulte. Et chaque parent, solidement, avec ses repères, ses valeurs, invente ses propres bordures.

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| PHOTO : STÉPHANE GEUFROI, OUEST-FRANCE Sophie Marinopoul­os : « C’est vrai que les trois petits kilos du bébé à la naissance, c’est une tonne de responsabi­lités. »

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