Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)
Agriculture : d’un salon à l’autre
Souvenir d’un petit Parisien dans les années 1970. Chaque année, ma mère m’emmenait faire un tour au Salon de l’agriculture.
Il y avait foule et il faisait tiède dans cet immense hall d’exposition garni de bottes de pailles où, stars du moment, veaux, vaches et cochons observaient paisiblement les visiteurs. Ni exaspération, ni huées, ni CRS…
Pourquoi ma mère tenait- elle à cette visite annuelle ? Pour éduquer un petit citadin plus habitué aux odeurs du métro qu’à celles de la ferme ? Par attachement aux animaux familiers de son enfance ? Pour saluer les agriculteurs qui nourrissaient le pays, sujet encore sensible pour la génération qui avait connu les tickets de rationnement de 1940 à 1949 ?
Des tickets – on l’a oublié — qui à Paris limitaient les rations pour adultes à 350 gr de viande et 70 gr de fromage par… semaine ! Les agriculteurs des années 1970 étaient les artisans de ce progrès, très concret : le pays n’avait plus faim.
Un demi-siècle plus tard, le Salon de l’agriculture est toujours là. La France ne connaît pas de pénuries alimentaires (et 47 % des adultes sont même en surpoids).
Mais à part cela, tout a changé. Vendredi, des tracteurs devant les Invalides affichaient sur une banderole : « Agriculteur : petit, j’en rêvais, aujourd’hui j’en crève. »
Au vrai, cette détresse agricole, indéniable, ne doit pas masquer la disparité des situations selon les filières et selon les régions. Si 25 % des exploitants agricoles ne dépassent pas les 30 000 € par an (et 2,5 % touchent le RSA), autant parviennent à dégager 100 000 € par an.
Les facteurs conjoncturels ont joué leur rôle dans la fronde de ces dernières semaines : l’inflation au premier rang. Elle les a touchés comme tout le monde, à ceci près que tandis que leurs coûts augmentaient (carburants, engrais…) leurs recettes étaient compressées par les industriels comme la grande distribution, fermement invités par le gouvernement et l’opinion à lutter contre les hausses de prix alimentaires.
On ajoutera pour faire bonne mesure une nouvelle dose de normes environnementales (européennes ou pas) pour lutter contre le réchauffement climatique, des aides pas versées dans les délais et des inquiétudes légitimes sur « la relève » quand près de la moitié des exploitants frôlent l’âge de la retraite et comptent déjà aujourd’hui une installation pour trois départs…
N’en jetez plus, la cour est pleine ? Pas tout à fait. Même si l’opinion semble soutenir le mouvement agricole, il est de fait que la part de l’alimentation dans le budget des ménages est passée en quarante ans de 31 % à 18 %.
Pire, la caricature des agriculteurs « saccageurs » de la nature leur est insupportable. Ils ne nient pas la part de l’agriculture dans nos émissions de gaz à effet de serre (19 %, mais 18 % pour l’industrie et 32 % pour les transports). Ils attendent simplement de l’opinion qu’elle entende leurs efforts et leurs difficultés. Bref, pour paraphraser Erik Orsenna dans son dernier livre (1) : qu’elle cesse d’adorer les vaches et de condamner les éleveurs.
(1) Nourrir sans dévaster, coécrit avec Julien Denormandie. Flammarion, février 2024.