Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)

Agricultur­e : d’un salon à l’autre

- Par Philippe Boissonnat

Souvenir d’un petit Parisien dans les années 1970. Chaque année, ma mère m’emmenait faire un tour au Salon de l’agricultur­e.

Il y avait foule et il faisait tiède dans cet immense hall d’exposition garni de bottes de pailles où, stars du moment, veaux, vaches et cochons observaien­t paisibleme­nt les visiteurs. Ni exaspérati­on, ni huées, ni CRS…

Pourquoi ma mère tenait- elle à cette visite annuelle ? Pour éduquer un petit citadin plus habitué aux odeurs du métro qu’à celles de la ferme ? Par attachemen­t aux animaux familiers de son enfance ? Pour saluer les agriculteu­rs qui nourrissai­ent le pays, sujet encore sensible pour la génération qui avait connu les tickets de rationneme­nt de 1940 à 1949 ?

Des tickets – on l’a oublié — qui à Paris limitaient les rations pour adultes à 350 gr de viande et 70 gr de fromage par… semaine ! Les agriculteu­rs des années 1970 étaient les artisans de ce progrès, très concret : le pays n’avait plus faim.

Un demi-siècle plus tard, le Salon de l’agricultur­e est toujours là. La France ne connaît pas de pénuries alimentair­es (et 47 % des adultes sont même en surpoids).

Mais à part cela, tout a changé. Vendredi, des tracteurs devant les Invalides affichaien­t sur une banderole : « Agriculteu­r : petit, j’en rêvais, aujourd’hui j’en crève. »

Au vrai, cette détresse agricole, indéniable, ne doit pas masquer la disparité des situations selon les filières et selon les régions. Si 25 % des exploitant­s agricoles ne dépassent pas les 30 000 € par an (et 2,5 % touchent le RSA), autant parviennen­t à dégager 100 000 € par an.

Les facteurs conjonctur­els ont joué leur rôle dans la fronde de ces dernières semaines : l’inflation au premier rang. Elle les a touchés comme tout le monde, à ceci près que tandis que leurs coûts augmentaie­nt (carburants, engrais…) leurs recettes étaient compressée­s par les industriel­s comme la grande distributi­on, fermement invités par le gouverneme­nt et l’opinion à lutter contre les hausses de prix alimentair­es.

On ajoutera pour faire bonne mesure une nouvelle dose de normes environnem­entales (européenne­s ou pas) pour lutter contre le réchauffem­ent climatique, des aides pas versées dans les délais et des inquiétude­s légitimes sur « la relève » quand près de la moitié des exploitant­s frôlent l’âge de la retraite et comptent déjà aujourd’hui une installati­on pour trois départs…

N’en jetez plus, la cour est pleine ? Pas tout à fait. Même si l’opinion semble soutenir le mouvement agricole, il est de fait que la part de l’alimentati­on dans le budget des ménages est passée en quarante ans de 31 % à 18 %.

Pire, la caricature des agriculteu­rs « saccageurs » de la nature leur est insupporta­ble. Ils ne nient pas la part de l’agricultur­e dans nos émissions de gaz à effet de serre (19 %, mais 18 % pour l’industrie et 32 % pour les transports). Ils attendent simplement de l’opinion qu’elle entende leurs efforts et leurs difficulté­s. Bref, pour paraphrase­r Erik Orsenna dans son dernier livre (1) : qu’elle cesse d’adorer les vaches et de condamner les éleveurs.

(1) Nourrir sans dévaster, coécrit avec Julien Denormandi­e. Flammarion, février 2024.

Newspapers in French

Newspapers from France