Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)
« Le porno biberonne les ados au non-consentement »
Le Pr Israël Nisand intervient depuis trente ans dans des collèges pour parler sexualité. Le célèbre gynécologue alerte sur l’urgence à instaurer des cours d’éducation sexuelle pour tous les ados.
Entretien
Israël Nisand, professeur de gynécologie obstétrique, spécialiste du diagnostic prénatal, de l’IVG, de la procréation médicalement assistée et de bioéthique.
Depuis 1993, vous allez chaque semaine dans des classes de 3e pour parler de sexualité aux ados. Quelles sont leurs questions ?
Elles sont largement issues de la pornographie. À 12, 13 ans, plus de la moitié d’entre eux ont vu des documents pornographiques. Les filles aussi, dans la cour de récréation, sur les smartphones des copains. Quand elles refusent, elles sont exclues de la bande ou moquées. À Strasbourg, on m’avait demandé d’intervenir parce qu’il y avait des fellations collectives dans les toilettes de collèges cossus du centre-ville. Mais qui leur a appris cela, si ce n’est la pornographie ?
L’accès aux sites porno n’est-il pas encadré ?
Il y a un lobby des gens qui gagnent de l’argent avec le porno. Pourtant, une loi sur la protection des mineurs existe. Pourquoi les milliardaires du Net seraient-ils dispensés de la respecter ? Les arguments techniques ne sont pas de bons arguments. Dire qu’on ne peut pas contrôler ce qui est diffusé signifie qu’on peut montrer à nos enfants des images de zoophilie tournées en Californie impunément ? Non. Il faut responsabiliser les fournisseurs d’accès.
Quelle solution ?
Demander un numéro de carte bleue avant la délivrance de la première image permettrait d’éviter qu’un jeune de 13 ans tombe dessus sans l’avoir cherché. Il y a des enfants et des ados addicts, qui consomment trois heures de pornographie par jour… On n’éduque pas nos enfants à la sexualité puisque la loi de 2001 (qui prévoit au moins trois séances annuelles dans les collèges et lycées) n’est pas respectée. La pornographie les éduque à notre place. C’est une barbarie.
Est-ce les parents qui s’opposent à ces séances ?
C’était le cas jusque-là. Avec la pornographie, ils se rendent compte qu’ils ont besoin de tiers pour parler de sexualité à leurs enfants. Mais qui va le faire dans les écoles ? On n’a pas constitué les ressources humaines pour ça.
Pourquoi pas les profs ?
S’ils ne sont pas formés spécifiquement pour, ce serait contre-productif. C’est un sujet politique. En l’absence de décision au plus haut niveau dans notre pays, ce sont les femmes qui payent l’addition.
C’est-à-dire ?
Pas informées, ne sachant pas qu’on peut dire non, refuser un rapport sans préservatif, les femmes sont les grandes victimes. Elles assument les gros
sesses non souhaitées. Qui leur apprend à partir quand un homme est jaloux, quand il y a une injure, sans attendre la première gifle ? On a près de 150 féminicides par an en France, je hurle de rage de voir ça !
Les ados ne connaissent-ils pas la notion de consentement ?
Les films pornos ne leur apprennent pas le consentement, au contraire. Ils disent qu’une femme qui dit non, en fait, ça veut dire oui et que si tu arrives à la faire jouir correctement, elle t’en saura gré… Le porno biberonne nos enfants au non-consentement.
Les séances sur la sexualité dans les collèges sont-elles efficaces ?
Il y a beaucoup moins d’IVG chez les mineures à Strasbourg (où le Pr Nisand intervient depuis trente ans) que dans le reste de la France. On a 15 000 IVG par an chez les mineures en France et 90 000 chez les moins de 25 ans, là où les Pays-Bas en ont trois fois moins.
Pourquoi cette différence ?
Qu’y a-t-il de plus important dans la vie d’un individu que sa sexualité ? Aux Pays-Bas ou en Suisse, on parle du respect de soi à l’école, dès 4 ans. À 6 ans, du respect de l’autre : mon corps est à moi, on ne me lave pas entre les fesses quand on me donne mon bain.
Il y a trois fois moins d’inceste en Hollande que chez nous ! Nous, on est un vieux pays d’inceste. Dans les écoles, tout le monde sait que pour tel élève qui a des résultats catastrophiques, ça ne se passe pas bien à la maison, qu’il est sollicité sexuellement. Mais on a peur de soulever la vase des familles.
Le Sénat doit se prononcer mercredi sur l’inscription de l’IVG dans la Constitution. Vous n’y êtes pas très favorable ?
Je suis favorable à tout ce qui améliore réellement le sort des femmes. Être le premier pays qui inscrit ce droit dans sa loi fondamentale a un intérêt symbolique, mais des juristes m’ont dit que ça ne protégerait pas plus que cela l’IVG. Ce qui serait bénéfique, c’est de donner les moyens aux hôpitaux pour qu’une femme qui a besoin d’une IVG puisse l’avoir en urgence.
N’est-ce pas déjà le cas ?
Il y a plein d’endroits qui fixent rendezvous aux femmes quatre semaines après leur appel, en leur disant : rassurez-vous, on a allongé le délai. À Strasbourg, j’ai toujours consacré de gros moyens à l’IVG sans en prendre pour la chirurgie ou l’accouchement. Mais des collègues sont obligés de le faire. Et puis, comme l’IVG chirurgicale est deux fois mieux payée que l’IVG médicamenteuse, il y a beaucoup d’hôpitaux où les femmes n’ont pas le choix ! On leur dit : madame, soyez contente qu’on vous prenne, mais ce sera une IVG chirurgicale. Pourtant, techniquement, les deux se valent.
Au début de votre carrière, l’IVG était encore illégale ?
J’ai été nommé interne en 1974. Trois mois avant la loi Veil. J’ai vu deux adolescentes mourir après s’être injecté de l’eau savonneuse dans l’utérus, à 15 et 16 ans. Je me souviens encore de leurs cris de douleur, de notre impuissance à les sauver. Et de leur mort. Depuis le 23 janvier 1975, je n’ai plus vu une seule femme mourir d’une IVG. Avant, il en mourrait quasiment une par jour en France, 300 par an ! Vous multipliez ce chiffre par dix pour le nombre de séquelles, de stérilités, etc.
En parlez-vous aux ados ?
Quand je vais dans les écoles, les jeunes me disent que l’IVG est un meurtre… Je leur dis que je suis très fier d’appartenir à un pays qui, il y a plus de quarante ans, a décidé que c’était aux femmes de décider. Je leur raconte que je voyais la fille du préfet en salle d’opération avec « fausse couche » marqué au tableau opératoire, quand les jeunes pauvres, elles, mourraient…
Parler sexe, Comment informer nos ados, éd. Grasset, 16 €.
« La pornographie, ce n’est pas la vraie vie. C’est donc très important d’éduquer les jeunes, de leur donner des repères. »