Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)
« L’orthographe est devenue un outil de distinction sociale »
Maria Candea, linguiste et sociophonéticienne à l’université Sorbonne Nouvelle de Paris.
Pourquoi de nombreux Français sont-ils attachés aux règles orthographiques ?
Parce que c’est devenu un outil de distinction sociale. Comme si le fait de maîtriser les arcanes de l’orthographe nous rendait plus intelligents. Également parce que l’enseignement de l’orthographe se fait très tôt et de manière culpabilisante. On nous parle de « faute » et pas « d’erreur » comme en maths. Plus tard, on y est attaché car cette maîtrise donne du capital symbolique et, à l’inverse, si on ne s’en sort pas, on pense que c’est de notre faute.
Est-ce toujours stigmatisant de faire des fautes ?
Cela ne devrait pas l’être. Il y a différents types d’erreurs : celles des apprenants débutants (les enfants ou les étrangers), qui sont éphémères, et celles que font des gens qui ont suivi des études. Pour ces dernières, on peut se dire que le système graphique de la langue est probablement mal ajusté aux usages. S’il est si difficile à maîtriser, il est à revoir. C’est ce qu’ont fait toutes les langues romanes, sauf le français. D’emblée, le système graphique du français n’a pas été conçu comme proche de l’oral, mais avec énormément de considérations étymologiques, parfois fantaisistes.
Avec le collectif des Linguistes atterrées, vous êtes signataire, en octobre, d’une tribune demandant l’application des rectifications de 1990 et appelant à une réforme plus large.
Oui, car celle de 1990 est peu appliquée. Dans le prochain dictionnaire de l’Académie de 2024, qui va enfin sortir après près de cent ans, il y aura les deux graphies. Mais il faut aller plus loin, pour qu’on perde moins de temps dans l’apprentissage de règles qui sont des aberrations et qui n’apportent aucune nuance ou aucune richesse lexicale.
Par exemple ?
Il faudrait renoncer à toutes les exceptions de l’accord du participe passé qui sont des règles artificielles depuis longtemps, aux pluriels en « x », à une partie des doubles consonnes… La plupart des gens font confiance aux correcteurs orthographiques car ils ne se souviennent pas eux-mêmes comment on écrit certains mots. Au XIXe siècle, ce sont des correcteurs professionnels qui « mettaient l’orthographe » dans le texte des grands écrivains au sein des maisons d’édition. C’est d’ailleurs au XIXe siècle que l’orthographe a commencé à être un outil de distinction sociale, lorsqu’on l’a utilisée pour recruter dans la fonction publique. C’était un critère plus simple que de corriger une argumentation.
Vous distinguez d’ailleurs l’orthographe d’un côté et la langue française de manière générale. Oui. Nous pensons que le temps gagné à ne plus enseigner des règles inutiles servirait à travailler la compréhension des textes, le développement de l’argumentation, l’augmentation de la richesse lexicale. En revanche, on ne demande pas à renoncer aux mots homophones – qui se prononcent pareils mais qui ont des fonctions grammaticales différentes – qui se distinguent par l’orthographe.
Le niveau d’orthographe a- t- il vraiment baissé depuis quelques décennies ?
Oui. Les élèves ont, en moyenne, des performances moindres en orthographe parce qu’on passe moins de temps sur ce sujet par rapport à une époque où on n’apprenait quasiment rien d’autre. Les élèves d’aujourd’hui ont une plus grande variété de choses à apprendre et il existe des correcteurs orthographiques. Ce faisceau de facteurs fait qu’il y a une espèce d’insécurité linguistique généralisée. Si on garde ce statu quo pendant des décennies, on se retrouvera, un peu comme au XIXe siècle, avec très peu de personnes qui maîtriseront vraiment l’orthographe. Ou avec une amélioration spectaculaire des outils informatiques – c’est en cours – à qui l’on confiera nos textes pour « mettre l’orthographe ». Est- ce intéressant pour la langue française ?