Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)
Elles fabriquent de faux bébés pour le cinéma
En France, le tournage des enfants est strictement encadré par la loi. Alors pour se faciliter la tâche, les réalisateurs font appel à des poupons hyperréalistes, fabriqués près de Paris, chez Cinébébé.
L’effet est bluffant. Dans nos bras, Lydia, petit bébé de quelques jours, dort paisiblement. On observe, avec un sourire béat au coin des lèvres, ses cheveux semblables à du fil d’or, ses yeux clos aux longs cils châtains et cette légère veine sur son front.
Plus on regarde ce nourrisson silencieux et immobile, plus on a l’impression qu’il est réel. Pourtant c’est un faux, fabriqué de toutes pièces pour les plateaux de tournage.
Avant de pénétrer dans les locaux de Cinébébé, à Saint- Denis (SeineSaint-Denis), mieux vaut être préparé. Ici, ce sont pas moins de cinquante « bébés hyperréalistes » qui sont stockés dans des caisses noires, leur nom et leur âge indiqués sur des bouts de scotchs. Dans un autre contexte, on aurait sûrement appelé la police, mais là, rien d’anormal. « Certains trouvent ça glauque, mais c’est juste notre métier », sourit Julie Barrère, cogérante de cette nurserie hors norme. « On peut avoir des réactions très vives lorsqu’on ouvre les boîtes, confirme Justine Ray Le Solliec, son associée. Des gens qui pleurent ou qui quittent la pièce, parce que le rendu est assez déstabilisant. »
Le souci du détail
Créée en 2008, leur entreprise d’effets spéciaux s’est spécialisée dans la confection de bébés plus vrais que nature destinés au cinéma, au théâtre, à la publicité ou encore aux clips. Un « savoir-faire unique en Europe » qui leur permet de réaliser des modèles allant du prématuré au bambin de 18 mois. « En France, la loi est très stricte en ce qui concerne le tournage des enfants, contextualise Julie Barrère. En dessous de trois mois c’est interdit. Et de trois mois à 3 ans, ils n’ont le droit qu’à une heure de présence par jour, avec beaucoup de pauses. » C’est là qu’interviennent leurs petites doublures, plus pratiques, parfois même indispensables comme pour les cascades.
Mais la caméra ne pardonne pas les approximations, surtout lorsqu’elle zoome. Alors ici, tout est réfléchi, jusque dans le moindre détail, parce que « c’est ce qui fait la différence », martèlent les cogérantes en déambu
lant dans leur atelier, entre grands bureaux, moules en résine et collections de pinceaux.
Il faut compter environ deux mois de gestation pour un faux bébé, réalisé entièrement à la main par trois employées. « On collabore régulièrement avec des professionnels de santé pour se renseigner, s’approcher au plus près du réel », précise Justine Ray Le Solliec.
L’une de ses mains remplie de pâte à modeler brune, l’autre manipulant une spatule, Virginie Dahmane s’attelle à la première étape : la sculpture. « En m’inspirant de photos, je forme le visage et les différentes parties du corps, explique la technicienne. Je crée les volumes, les plis, je travaille tous les détails comme le grain de peau. » Cette base, qui peut nécessiter jusqu’à 220 heures de travail, sert ensuite à couler un moule. « Certains bébés sont entièrement en silicone, d’autres ont un corps en tissu dissimulé par leurs habits, pointe Julie Barrère. Ils sont articulés grâce à des armatures et leur poids est réfléchi, leur position aussi. »
Plus loin, sur son tabouret, Nolwenn Caro se débat avec un aérographe. « J’applique et superpose plusieurs couches très transparentes de peinture, explique la responsable atelier. Puis avec des pinceaux ou des éponges, couleur par couleur, je viens dessiner les marbrures, les veines, les ombres… C’est un travail qui peut nécessiter jusqu’à trois jours. »
À l’affiche de 89 films
Bébé prend forme, mais il lui manque encore cheveux, cils et sourcils. C’est là qu’intervient la minutieuse Céline Lallement et ses vingt heures de patience : « Avec une aiguille à crochet, je viens piquer un à un des fils de mohair dans le silicone. »
Le résultat final est saisissant. Chaque modèle est une oeuvre d’art à part entière. « Le but, c’est que le comédien joue naturellement avec le bébé, insiste Justine Ray Le Solliec. Qu’il puisse le faire bouger avec les mains, comme un marionnettiste. » L’an dernier, ces petites stars ont ainsi été à l’affiche de quatre-vingt
neuf productions comme SageHomme, Zone à défendre ou encore la série Je te promets.
L’entreprise fonctionne principalement à la location, moyennant 700 € par jour selon les demandes, « avec des créations sur mesure ou à partir de modèles existants dans le stock. » Et ça cartonne : le chiffre d’affaires de Cinébébé double chaque année depuis 2020.
Camille DA SILVA.
« Il y a quelque chose de troublant, de quasi morbide dans ces visages hyperréalistes de bambins. Ces objets de cinéma font penser aux sculptures de Ron Mueck, qui explique : « Je consacre beaucoup de temps à la surface, mais c’est la vie à l’intérieur que je veux saisir. » Sans doute décrit-il avec simplicité et intelligence le travail de tous les artistes. »