Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)
La Guadeloupe, aussi éruptive que son volcan
Pour Basses terres, l’écrivaine Estelle- Sarah Bulle s’est replongée dans l’ambiance de la Guadeloupe de l’été 1976, alors que le volcan de la Soufrière se réveille et déplace des milliers d’habitants.
Un essaim sismique. Voilà ce que les chercheurs de l’Observatoire volcanologique et sismologique de Guadeloupe ont enregistré, en ce début février, dans la zone du volcan de la Soufrière. Ces petits tremblements de terre ont rappelé combien « la vieille dame n’est jamais complètement endormie ». « Ce volcan est à l’image de la société antillaise, compare l’écrivaine Estelle- Sarah Bulle. Une société en ébullition permanente, sous une constante menace éruptive… » C’est ce site, aussi magmatique que magnétique, que la romancière a choisi pour ancrer l’histoire de Basses terres, son troisième roman.
Des communes fantômes
L’inspiration vient en 2022, lorsque l’autrice séjourne en résidence d’écrivain dans un lycée de Basse-Terre. « La présence du volcan m’a rappelé une page importante de l’histoire, celle de l’éruption de la Soufrière en 1976. »
Un événement qui a traversé sa propre histoire familiale. Cet été-là, la petite Estelle, née à Créteil (Val- de-Marne) d’un père guadeloupéen et d’une mère franco-belge, n’a que 2 ans. Elle séjourne en vacances sur la terre natale de son père, mais du côté de Grande-Terre. « Notre famille avait accueilli des cousins qui, justement, fuyaient Basse-Terre pour échapper à la menace de l’éruption. »
C’est dans l’intervalle de ces quelques semaines de tension brûlante qu’Estelle- Sarah Bulle a imaginé ses nouveaux personnages. « Pendant cette longue période d’angoisse et d’incertitude, les bourgs des alentours du volcan se sont vidés. Il faut imaginer la ville de Basse-Terre devenir une commune fantôme. Elle ne s’en est jamais remise. Beaucoup de destins se sont joués là. »
En trois mois et demi, près de 73 000 personnes ont été évacuées vers l’est. Certaines ne sont jamais revenues.
Dans cette ambiance d’exil, d’arrachement à sa case, d’abandon de ses terres et de pertes de repères, les lecteurs sont invités à démêler les destinées de la famille Bévaro. Une truculente tribu où, autour d’Elias, le patriarche, vont se croiser frères, soeurs, cousins, enfants, tantes, oncles, voisins et amis. Il y a d’abord Daniel, le fils parti travailler dans l’Hexagone, comme de nombreux Guadeloupéens de l’époque. Il est de retour pour les vacances. Un voyage « au péyi » jamais simple, « car ceux qui reviennent après des années d’absence sont les plus mal à l’aise. Celui qui part est souvent le fautif ».
Puis, il y a Berthe, la soeur de Daniel, admirable conteuse, envoûtante chanteuse et impénitente coureuse, dont le rire « réchauffe les jours de tristesse ». Il y a aussi Ange, l’ancien champion cycliste, passé de la liberté des routes à l’internement de son esprit réduit en cendres.
À travers cette foisonnante galerie de personnages attachants, la Gua
deloupe se raconte. « Les années 1970, c’est l’arrivée des premières vagues de touristes, du Club Med, la carte postale du soleil et des belles plages. Mais à côté du rêve, il y a la terrible réalité de la misère d’une grande partie de la population et de son décalage avec l’extrême richesse des familles de békés », les descendants des anciens colons.
« Un présent cabossé »
À cette période, malgré la départementalisation de l’île votée en 1946 avec la promesse d’une vie meilleure, les inégalités sociales plombent le territoire. L’une des perles des Antilles françaises vit écartelée entre la pauvreté des uns et l’extrême opulence des autres. Dont les békés, descendants des anciens colons, aux fortunes et monopoles construits notamment sur les plantations de bananes, généreusement arrosées de chlordécone pour produire toujours plus. « Depuis cinquante ans, est- ce que cela a vraiment changé ? interroge la romancière. Les terres sont empoisonnées pour des siècles, l’économie locale est toujours aux mains des mêmes grandes familles, les jeunes sont obligés de partir loin pour se construire un avenir… »
Pourtant, ceux nés sur cette terre ou reliés à elle par des racines familiales comme Estelle- Sarah Bulle, y restent « viscéralement attachés ». La romancière y retourne régulièrement. « Grâce à la littérature, j’essaye de comprendre le présent cabossé de cette île en explorant son passé douloureux, de déconstruire les clichés encore tellement nombreux… Alors, oui, comme me l’a dit une vieille lectrice guadeloupéenne lors d’un séjour là-bas, je crois que je n’en ai pas encore fini avec cette île aussi magnifique qu’énigmatique. »