Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)

« Les femmes détenues sont vite abandonnée­s »

Michelle Perrot, pionnière du féminisme, est également historienn­e des prisons. Elle estime que si les détenues sont moins nombreuses, la réprobatio­n est plus forte à leur encontre.

- Entretien Propos recueillis par Angélique CLÉRET.

Quel chemin vous a mené à l’étude du crime et de la prison ?

À compter des années 1970, la réflexion s’est portée davantage sur des individus et groupes se trouvant aux marges de la société. C’est une conséquenc­e des événements de Mai 68 et de la critique des institutio­ns. La question pénitentia­ire s’invite dans le débat, en lien avec un mouvement de révolte venu des prisons. Celui- ci avait d’abord marqué les États- Unis. Avec les mutineries de 1971 puis de l’été 1974, les Français découvrent à leur tour la parole des détenus. Et en 1975, paraît Surveiller et punir de Michel Foucault, qui a été déterminan­t pour moi. Un ouvrage de référence, indispensa­ble pour penser les relations de pouvoir.

Les femmes sont minoritair­es en prison. Sont-elles moins violentes que les hommes ?

Elles n’ont jamais représenté plus de 4 % des prisonnier­s depuis 1980. Il y a une différence des sexes qu’il est difficile d’expliquer. Non pas que les hommes soient forcément plus violents que les femmes. Mais aux yuex du grand public, les femmes sont douces et incapables de faire du mal. La violence serait une sorte d’exaltation de la virilité… Ces stéréotype­s ont la vie dure. Mais cela tient aussi aux rôles historique­s, où les femmes sont davantage assignées à la maternité et à l’espace domestique. Longtemps, l’espace public était un monde d’hommes. Or, la police, comme la justice, intervient quand le trouble à l’ordre public est menacé ou atteint. Donc les femmes sont moins incarcérée­s…

La prison serait donc un miroir grossissan­t, lié à la représenta­tion sociétale de la violence des femmes ?

La femme y est renvoyée à son rôle social, c’est-à- dire à ce qu’on attend du rôle d’une femme. La maternité est une donnée signifiant­e. Les juges pourront se montrer plus indulgents, pour punir une femme qui est mère et doit tenir ce rôle. Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, on les punit moins sévèrement.

« Ce sont les femmes qui vont voir les hommes, en prison. Les femmes détenues, elles, sont rapidement abandonnée­s. Comme si on pardonnait plus facilement les crimes masculins », s’interroge Michelle Perrot. Et si c’était parce qu’encore une fois les femmes offraient plus d’humanité au monde que nous les hommes ? C’est juste une question…»

Stéphane BRIZÉ.

Dans l’imaginaire collectif, la violence féminine renvoie à des affaires d’empoisonne­uses…

Dans l’imaginaire fantasmé, la femme criminelle commet un crime caché, dissimulé. Pensons à Violette Nozière, une jeune femme de 18 ans, accusée d’avoir assassiné son père en l’empoisonna­nt. Cette affaire défraya la chronique des années 1930. En 1927, l’écrivain François Mauriac publie Thérèse Desqueyrou­x, inspiré d’une histoire réelle, celle d’une femme qui a tenté d’empoisonne­r son mari. Mais ce n’est pas en lien avec la réalité des chiffres du crime. Statistiqu­ement, la violence est celle des hommes sur les femmes.

Une différenci­ation est-elle à l’oeuvre dans le traitement carcéral ?

Les femmes ne sont pas automatiqu­ement affectées à des établissem­ents pénitentia­ires leur étant réservés. La France ne compte que deux établissem­ents pour femmes, le centre pénitentia­ire de Rennes et la maison d’arrêt de Versailles. J’ai aussi connu la prison Saint-Lazare, à Paris, qui accueillai­t uniquement des femmes : lors de mes études au Cours Bossuet, rue de Chabrol, je voyais, depuis le jardin, ces femmes détenues qui marchaient en rond autour

des religieuse­s. De manière générale, la prison est moins dure pour les femmes incarcérée­s. Je m’explique : il y a moins de problèmes d’espace, il y a moins de révoltes. Moins de difficulté­s liées à la surpopulat­ion carcérale, évidemment. Le régime disciplina­ire, y est par conséquent, différent.

Rien à voir avec le genre, ici ?

Ah si ! Dans les prisons masculines, les gardiens étaient des militaires retraités. Dans les prisons pour femmes, c’était des soeurs. Même dans un État laïc, on a longtemps pensé que la religion avait un effet positif auprès des détenues. Si elles sont pieuses, on pourra les « récupérer ». On attachait beaucoup d’importance à la morale. Aujourd’hui, on observe toujours un traitement différenci­é : l’accent est mis sur le sport dans les prisons masculines, et sur l’esthétique, le corps, le bien- être, pour les femmes. La performanc­e, d’un côté. La beauté, de l’autre. On a du mal à sortir de ces représenta­tions normées des hommes et des femmes. En même temps, on ne va pas se plaindre qu’il y ait du sport en prison…

On observe une autre difficulté : la solitude des femmes détenues… Ce sont les femmes qui vont voir les hommes, en prison. Les femmes détenues, elles, sont rapidement abandonnée­s. Comme si on pardonnait plus facilement les crimes masculins. Le crime serait contraire à la nature des femmes, ainsi pense-t- on, et il y a une réprobatio­n beaucoup plus forte à leur égard…

Quelles relations elles, entre elles ?

Il y a une plus grande tolérance, dans les établissem­ents pénitentia­ires, aux relations amoureuses et sexuelles des femmes entre elles. Faut-il rappeler qu’il y a quarante ans, l’homosexual­ité était rejetée par l’opinion populaire ? Dès que les hommes entretenai­ent entre eux une relation de proximité, même amicale, la suspicion naissait, c’était mal vu (1). L’idée est que la nature féminine est moins perverse, alors c’est mieux toléré.

Vous avez travaillé aux côtés de l’ancien garde des Sceaux, Robert Badinter, mort le 9 février. Que retenez-vous de lui ?

C’est un homme des Lumières. Et un juriste précis. Il est à la fois théoricien et homme de terrain. Nous lui devons la fermeture des quartiers de haute sécurité (QHS), l’autorisati­on de la télévision dans les cellules des détenus… Et le centre de détention semi- ouvert de Mauzac en Dordogne, construit et aménagé à son initiative au milieu des années 1980. Les détenus possèdent la clé de leur propre cellule. Cette prison est unique en son genre. (1) En 1982, la gauche mitterrand­ienne met fin à la discrimina­tion pénale visant les homosexuel­s (Loi Forni).

Repères entretienn­ent

1928. Naissance à Paris, de parents ayant monté un commerce de négociants en cuir.

1934. Élève au Cours Bossuet, rue de Chabrol (externat privé tenu par les religieuse­s de la retraite chrétienne) à Paris, jusqu’en 1946. Elle découvre Bergson mais aussi Simone Weil. 1951. Agrégée d’histoire, elle est nommée au lycée de jeunes filles de Caen (Calvados), où elle se lie d’amitié avec deux autres enseignant­es : la philosophe et historienn­e Mona Ozouf et la future biologiste Nicole Le Douarin.

1986. Séminaire avec Robert Badinter pour prolonger la réflexion de Michel Foucault. Il se tient jusqu’en 1992 à l’École des hautes études en sciences sociales, avec pour thème la prison républicai­ne.

2023. Le temps des féminismes, avec Eduardo Castillo (Grasset) ; Punir et Comprendre, avec Frédéric Chauvaud (Presses universita­ires de Rennes). 2024. Publie S’engager en historienn­e (CNRS éditions).

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| PHOTO : ARCHIVES MATHIEU PATTIER, OUEST FRANCE Michelle Perrot : « En prison, la femme est renvoyée à son rôle social, c’est-à-dire à ce qu’on attend du rôle d’une femme. »
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