Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)
« C’est de l’humain, pas du commerce » : le blues des secrétaires médicales
Il y a la pénurie de médecins, les plateformes, les télésecrétariats externalisés, les patients impatients voire odieux, l’épineuse notion d’urgence. Et au milieu de tout cela, les secrétaires médicales.
Elle ne veut pas témoigner dans le journal parce que sa voix n’aurait pas d’intérêt, souffle- t- elle. Elle a posé le combiné sur le creux de son épaule pour vous dire cela, un énième appel en attente, elle en compte parfois quinze en même temps. Elle vous raconte quand même les patients auxquels elle s’attache, son empathie, vous confie qu’elle va marcher une heure en rentrant du boulot chaque soir, comme pour se laver de la journée, mettre de la distance.
Elle ne peut pas faire de miracles. Il n’y a plus de place dans ce cabinet de quartier, à Rennes. Les trois médecins généralistes pressent le pas, écrasent toutes les cinq minutes la poignée de la porte en verre brouillé de la salle d’attente. Tout le monde sursaute là- dedans, chacun comme extirpé de sa torpeur. Elle tente de glisser tantôt un étudiant, tantôt un nouvel arrivant qui habite à deux pas, mais c’est à la marge. Un adulte sur dix n’a plus de médecin dans la métropole, aggravation en cours.
« Désormais, tout est urgent »
Elle vous dit qu’elle les aime beaucoup eux aussi, les médecins, qu’elle fait leur comptabilité, leur paperasse pour les soulager. Elle voit bien les changements : c’est fini la génération qui usine de 8 h à 20 h, un patient par quart d’heure. Les jeunes praticiens tiennent leurs horaires, raccourcissent leurs semaines au cabinet, veulent voir leurs enfants grandir. Elle dit qu’ils ont le droit de vivre après tout, qu’ils n’ont de toute façon plus de patientèle à se faire.
Souad Kachi est secrétaire médicale depuis plus de quinze ans. Une population à majorité féminine, qui vit des chamboulements profonds depuis plusieurs années maintenant.
Il y a, pêle- mêle, les déserts médicaux, les départs en retraite des médecins baby-boomers, ces télésecrétaires qui télétravaillent sans même connaître les praticiens (lire par ailleurs) et puis les plateformes comme Doctolib qui se sont invitées, cet effet santé en libre- service. « Désormais, on va, on vient, on consomme la médecine, tout est urgent dans nos vies pressées », dit l’une d’entre elles, déplorant d’ailleurs ces deux ou trois rendez-vous non honorés chaque jour contre lesquels le gouvernement promet de lutter. « Chez nous, c’est simple, au bout de trois, on ne prend plus les patients », tranche une autre.
En 2022, un généraliste sur six assurait son secrétariat
En 2022, selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), un médecin généraliste sur six assurait lui-même son secrétariat. Si le secrétariat est une constante en hausse depuis 2019 (84 % des médecins en dispose), les modalités changent. Quand on exerce en groupe, il est physique (51 %). Quand on est seul, il se raréfie (24 %). On cumule, parfois : un tiers des praticiens proposent une prise de rendez-vous en ligne, le plus souvent en complément d’autres canaux. Et quand on a moins de 50 ans, on fait appel à un secrétariat téléphonique externalisé dans 51 % des cas.
D’un côté, les médecins. De l’autre, les patients, donc. Ceux qui haussent le ton au téléphone, inquiets, perdus, démunis, « ceux qui réclament, qui ordonnent », qui ne se présentent pas, qui insultent même quand le coeur déborde, « qui vont s’asseoir sans dire bonjour » quand ils entrent. Les petites affiches punaisées aux murs ont fleuri dans les salles d’attente ou sur les répondeurs : « Merci de rester poli et respectueux. »
Le secrétariat s’adapte, séquence.
La tranche 8 h-10 h pour les cas urgents, c’est précisé sur le message d’attente. Les prises de rendez-vous en ligne se font le premier jeudi du mois, premier arrivé premier servi. Parfois, il faut se déplacer ou envoyer un mail, « c’est excluant, notamment pour les personnes âgées », dit l’une. Tout est lutte, pour tout le monde. Et elles qui se tiennent droit, derrière ces plexiglas anti- Covid qui sont restés, comme un rempart supplémentaire « face à une société abîmée ».
« Il faut de la force »
Souad Kachi a l’énergie d’une combattante, queue- de- cheval haute. Elle dit : « Il faut de la force, oui. Mais il faut de l’empathie, surtout, et de la gentillesse. C’est de l’humain ici, pas du commerce. » Elle a 38 ans, a enlevé son casque le temps d’une pause, face à elle quatre pommes dans une corbeille, une par médecin généraliste, plus de 1 000 patients chacun. On est à Cleunay, un cabinet de quartier, à Rennes et le téléphone sonne sans cesse. Elle jongle. Les mises en attente, les transferts, les messages, l’accueil, la salle d’attente. Souad prend les rendez-vous, elle a aussi son cahier à spirales, elle y note tout le reste.
Elle a commencé il y a deux mois,
habite à deux pas, son petit luxe. Avant, elle avait travaillé à Pontchaillou, immense CHU, et à l’hôpital Sud dans divers services. Elle a fini en chiffe. « Trop de pression. Peu valorisée. Peu écoutée. Dix jours pour avoir un cadre administratif au téléphone en cas de problème urgent. Trop de travail. Le risque de faire des erreurs. » Elle raconte des médecins parfois méprisants, « bien souvent l’ancienne génération. Je suis partie. J’ai été courageuse, j’ai rebondi. Je suis bien maintenant, seule. Ici, ils sont jeunes, respectueux ».
Il y a parfois des hémorragies de mots à l’autre bout du fil, voire des larmes. « J’essaie de ne rien laisser transparaître, mais il m’arrive d’être touchée, dit Souad. Alors je prends les coordonnées, j’en parle aux médecins, j’essaie de trouver une place, je me débrouille. Ce sont mes petites victoires. »
« Je suis toujours gentille, c’est une règle intangible »
Rennes. Polyclinique Saint-Laurent. Service de pneumo-pédiatrie. Les petites victoires de Karina El Ouadni sont les mêmes que celles de Souad. Trouver un créneau, un interstice, 3 000 consultations annuelles, trois spécialistes seulement à 150 kilomè
tres à la ronde. « Parfois, les gens me disent qu’ils ont essayé de m’appeler quatre fois. Je leur dis que je sais. Je leur explique, je suis toujours gentille, c’est une règle intangible. Et je désamorce. »
Même quand elle entend parfois « connasse ! » à l’autre bout du fil, ou qu’on lui raccroche au nez. Sa voix douce : « J’encaisse, je reste empathique et je ne les laisse jamais sans réponse. » Elle dit : « La présence d’un secrétariat devrait être plus valorisée. Les gens ont besoin d’être rassurés, aidés, guidés. C’est fondamental. »
Et puis il y a les fins de service. Il y a celles qui s’en vont marcher une heure. Il y a Souad sur son canapé, allongée, qui inspire fort, expire. Il y a Karina : « Quand je quitte mon écran et mes pense-bêtes, j’oublie tout. C’est une chance. C’est parce que je suis épanouie ici. » Il y a celles qui entendent toujours le téléphone sonner. Celles qui lisent, qui peignent, qui chantent.
Une maman, ce matin-là, à l’autre bout du fil : « Je peux vous demander votre prénom ? Vous avez été formidable, merci d’avoir trouvé un rendez-vous pour ma fille, parce que sans vous… » Une autre fois, c’était un bouquet de fleurs dans les bras d’un livreur.