Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)
Michel-Édouard Leclerc : « Il faut lutter Contre l’inflation due à la spéculation »
Celui qui incarne les prix bas persiste et signe. Pour le président du groupe E. Leclerc, une partie de l’inflation a été nourrie par des pratiques spéculatives.
Cette nouvelle crise agricole vous a surpris ?
Cette crise ne m’a pas surpris. Et pour moi, elle ne se limite pas à ce secteur. La société française dans son ensemble est traversée par un sentiment diffus de déclassement. Cette impression que l’avenir nous échappe et qu’il n’est pas fait pour nous. Je visite nos équipes deux fois par semaine. C’est la première fois en quarantecinq ans de métier que je suis confronté à une telle expression. De ce sentiment de frustration à l’expression de la colère, il n’y a que le pouvoir de l’étincelle. Quand ils écoutent les décideurs politiques et économiques, beaucoup de Français ont l’impression qu’on ne parle pas d’eux.
Vous diriez que le climat est électrique ?
Pour que le climat soit électrique, il faudrait des pôles opposés avec des porteurs d’espoir, des projets. On peine à les trouver. On parle de planification. Mais il n’y a pas un Français sur dix à savoir que François Bayrou (Haut- commissaire au plan) en a la responsabilité. L’est- t- il d’ailleurs encore ? Le projet de loi sur l’agriculture annoncé n’a cessé d’être reporté.
Il manque un projet ?
Oui, il manque un projet pour l’agriculture. Ce déficit concerne aussi la France dans son ensemble. Où est le projet fédérateur pour l’ensemble des Français dans une Europe dont on voit bien qu’elle est nécessaire mais qui exprime mal son utilité sociale et affiche sa faiblesse militaire ? L’expression politique est par ailleurs trop clivante. On parle moins au peuple qu’on ne parle contre les autres. Le débat a aujourd’hui pour ambition de vaincre plutôt que de convaincre.
Il y a eu un déficit de communication ?
L’expression de la parole publique n’est faite que d’injonctions. Il y a un défaut de pédagogie. On ne sait pas – ou on ne sait plus – embarquer les gens concernés dans un récit dont ils se sentiraient concernés.
Comment réconcilier les Français avec eux-mêmes ?
Je pense que c’est plus facile dans les territoires où il y a un sentiment d’appartenance fort comme la Bretagne ou l’Occitanie. La façon de sortir par le haut de cette crise passe par l’expérimentation. Il faut rapprocher le pouvoir décisionnaire du terrain et je trouve intéressantes les propositions de Loïg Chesnais- Girard sur la régionalisation de la politique agricole commune (Pac) notamment. Tout ne peut pas passer par Paris comme cela se fait aujourd’hui. Il y a un besoin de plus grande proximité. Nous sommes dans un monde fragmenté. C’est la raison pour laquelle la région redevient le seul territoire lisible.
Peut-on au moins compter sur une baisse de l’inflation en 2024 ? Sauf événement exceptionnel, les prix dans les hypermarchés devraient se situer dans une fourchette de hausse comprise entre +2 % et +3 %. On peut compter sur quelques baisses malgré tout, notamment sur le non alimentaire importé. L’Asie est à la recherche de croissance à l’extérieur de ses frontières. Elle a besoin de vendre et pour cela est prête à baisser ses tarifs.
Et dans le secteur alimentaire ?
Le café et le chocolat vont baisser. Ce sera aussi le cas pour les produits à base de céréales. Pour le sucre, il faudra attendre encore un peu.
« Une partie de la flambée des cours a été alimentée par la spéculation »
Cette envolée des prix depuis deux ans était justifiée ?
Il y a eu beaucoup de spéculations. C’est ce que confirment trois rapports de l’Inspection générale des finances et de la Banque centrale européenne. J’avais donc raison. Regardez aussi les résultats des entreprises de l’énergie alors que le gouvernement appelait à la sobriété énergétique et nous demandait même de vendre à perte l’essence, ce que la loi interdit. Parlons aussi des containers dont on
nous a dit qu’il en manquait. Le prix de chacun est passé de 2 500 € à 20 000 €. Aujourd’hui, les prix sont descendus. Mais au cours de cette période, CMA CGM (armateur de porte- conteneurs français) a racheté des ports à New York, Los Angeles, Shanghai et je ne sais combien de ses concurrents, et même des médias.
Mais ces demandes de hausses étaient aussi la résultante de l’envolée des cours, comme on l’a vu pour les céréales ?
Là encore, il faut bien voir que de grands groupes comme Nestlé n’achètent pas au plus haut. Ils se couvrent, arbitrent si nécessaire. Une partie de cette flambée des cours a été alimentée par de la spéculation et était donc artificielle.
Est-ce qu’on peut considérer que l’inflation est désormais derrière nous ?
L’inflation sera moins violente. Elle ne disparaîtra pas pour autant. Comme le dit Jacques Attali, nous entrons
dans un cycle d’inflation décennale. Nous allons devoir réinternaliser des coûts externes liés par exemple à la pollution. Financer la transition énergétique. Produire de façon plus vertueuse va coûter plus cher. Il va falloir amortir des investissements plus lourds, plus décarbonés sur des marchés plus restreints. Une inflation structurelle va s’installer.
« J’ai toujours été pour la sanctuarisation des revenus agricoles »
Pourquoi avoir utilisé un langage de boxeur en parlant de « cogner l’inflation » ?
Je continue à considérer qu’une partie de cette inflation est spéculative. C’est contre cela qu’il faut lutter.
Quitte à appauvrir les agriculteurs ? Non, chaque chose a un prix, les normes ont un coût. J’ai toujours été pour la sanctuarisation des revenus agricoles et ce revenu doit couvrir les
coûts de production. J’ai été favorable à la démarche conduite par les États généraux de l’alimentation pour redonner de la valeur à l’alimentation. Mais cette montée en gamme doit rester en phase avec le pouvoir d’achat, sinon ça décroche comme pour le bio. Mais, une fois le producteur payé, je revendique de pouvoir vendre moins cher que mes concurrents.
Les centrales d’achat européennes mises en place par les distributeurs sont pourtant pointées du doigt par le ministre de l’Économie ?
Nous sommes devenus un bouc émissaire et avons servi d’objet de diversion. Aucun distributeur n’est responsable des retraites agricoles, de la taxation du gazole, de la bureaucratie de la Pac, des normes sanitaires, etc. Le ministre de l’Agriculture a, sur ce sujet, créé de la confusion en nous ciblant.
Pourquoi ?
Contrairement à ce qui est dit, nous respectons la loi française même si nous négocions en Belgique. De plus, il est normal de s’allier, comme le font d’autres secteurs économiques (téléphonie, aéronautique, automobile, banque…). Notre alliance avec des Allemands et Néerlandais est bien antérieure aux lois françaises Egalim. Eurelec (la centrale d’achat Leclerc) ne concerne qu’une quarantaine de multinationales. C’est 2,5 % à 3 % du chiffre d’affaires monde du groupe Nestlé. Par ailleurs, aucune coopérative agricole n’est négociée dans le cadre d’Eurelec. Le problème est d’abord en France : la loi Egalim a dispensé les grossistes et la restauration hors foyer de toutes les obligations qu’on exige de nous, et de nombreuses filières ont demandé à être exemptées de ce texte. Et pour corser le tout, la loi Descrozaille encadre les promotions dans les rayons non alimentaires.
Mais vous avez dit vous-même que chaque chose avait un prix. Oui, mais on se retrouve avec des produits d’hygiène et d’entretien qui coûtent 20 % plus cher en France qu’en Allemagne alors qu’ils sont fabriqués le même jour dans la même usine. Les multinationales comme Unilever, Procter & Gamble ont fait un énorme lobbying sur les parlementaires. Abritées derrière les petits, elles ont réussi à faire voter un texte qui est très contestable.
« Nous avons vocation à promouvoir le renouveau de l’offre agricole française »
Cette guerre des prix ne risque-t-elle pas de fragiliser le tissu agricole et agroalimentaire français ?
Regardons les chiffres. 99 % de la viande fraîche de porc ou de boeuf est française dans nos magasins. C’est aussi le cas pour les oeufs de notre marque distributeur. La marque Repère, qui représente 40 % de nos ventes, a 80 % de fournisseurs français. Notre marque Nos régions ont du talent existe depuis vingt- cinq ans avec 100 % de produits fabriqués en France. Nos Alliances locales génèrent 15 000 contrats avec des producteurs situés à moins de 100 km de chaque magasin et 25 000 producteurs sont engagés dans nos contrats tripartites sur le lait de consommation MDD Delisse (100 % français).
Aura-t- on assez d’agriculteurs demain pour nourrir la France ? C’est un vrai sujet d’inquiétude. Nous avons au sein de E. Leclerc un groupe qui travaille sur cette question. Nous avons vocation à promouvoir le renouveau de l’offre agricole française. Nous sommes persuadés que le commerce peut y contribuer à son niveau. En fait, il y a deux sujets : la question des hommes et celle du foncier. En France, on lie culturellement les deux. Ce n’est pas le cas dans les pays anglo-saxons où le foncier peut être dissocié. Les jeunes ont du mal, soit à trouver l’argent pour reprendre une exploitation, soit ne savent pas accepter l’idée que des fonds viennent les aider à acheter trois fermes qui tourneraient avec des salariés. C’est déjà le cas en Beauce et en Picardie ou dans l’Est, mais pas en Bretagne et dans les autres régions françaises.
De quoi, finalement, a besoin l’agriculture française ?
Nous avons besoin de travailler tous ensemble, mais pas forcément sous l’égide d’une même loi. Il y a plusieurs types d’agricultures. Dans le commerce, il y a des acteurs de centreville, des centres commerciaux et des plateformes digitales. Ça se concurrence mais ça cohabite. Pour moi, c’est au niveau des interprofessions qu’il faut agir afin d’être beaucoup, beaucoup plus pragmatique.