Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)

Michel-Édouard Leclerc : « Il faut lutter Contre l’inflation due à la spéculatio­n »

Celui qui incarne les prix bas persiste et signe. Pour le président du groupe E. Leclerc, une partie de l’inflation a été nourrie par des pratiques spéculativ­es.

- Propos recueillis par Patrice MOYON.

Cette nouvelle crise agricole vous a surpris ?

Cette crise ne m’a pas surpris. Et pour moi, elle ne se limite pas à ce secteur. La société française dans son ensemble est traversée par un sentiment diffus de déclasseme­nt. Cette impression que l’avenir nous échappe et qu’il n’est pas fait pour nous. Je visite nos équipes deux fois par semaine. C’est la première fois en quaranteci­nq ans de métier que je suis confronté à une telle expression. De ce sentiment de frustratio­n à l’expression de la colère, il n’y a que le pouvoir de l’étincelle. Quand ils écoutent les décideurs politiques et économique­s, beaucoup de Français ont l’impression qu’on ne parle pas d’eux.

Vous diriez que le climat est électrique ?

Pour que le climat soit électrique, il faudrait des pôles opposés avec des porteurs d’espoir, des projets. On peine à les trouver. On parle de planificat­ion. Mais il n’y a pas un Français sur dix à savoir que François Bayrou (Haut- commissair­e au plan) en a la responsabi­lité. L’est- t- il d’ailleurs encore ? Le projet de loi sur l’agricultur­e annoncé n’a cessé d’être reporté.

Il manque un projet ?

Oui, il manque un projet pour l’agricultur­e. Ce déficit concerne aussi la France dans son ensemble. Où est le projet fédérateur pour l’ensemble des Français dans une Europe dont on voit bien qu’elle est nécessaire mais qui exprime mal son utilité sociale et affiche sa faiblesse militaire ? L’expression politique est par ailleurs trop clivante. On parle moins au peuple qu’on ne parle contre les autres. Le débat a aujourd’hui pour ambition de vaincre plutôt que de convaincre.

Il y a eu un déficit de communicat­ion ?

L’expression de la parole publique n’est faite que d’injonction­s. Il y a un défaut de pédagogie. On ne sait pas – ou on ne sait plus – embarquer les gens concernés dans un récit dont ils se sentiraien­t concernés.

Comment réconcilie­r les Français avec eux-mêmes ?

Je pense que c’est plus facile dans les territoire­s où il y a un sentiment d’appartenan­ce fort comme la Bretagne ou l’Occitanie. La façon de sortir par le haut de cette crise passe par l’expériment­ation. Il faut rapprocher le pouvoir décisionna­ire du terrain et je trouve intéressan­tes les propositio­ns de Loïg Chesnais- Girard sur la régionalis­ation de la politique agricole commune (Pac) notamment. Tout ne peut pas passer par Paris comme cela se fait aujourd’hui. Il y a un besoin de plus grande proximité. Nous sommes dans un monde fragmenté. C’est la raison pour laquelle la région redevient le seul territoire lisible.

Peut-on au moins compter sur une baisse de l’inflation en 2024 ? Sauf événement exceptionn­el, les prix dans les hypermarch­és devraient se situer dans une fourchette de hausse comprise entre +2 % et +3 %. On peut compter sur quelques baisses malgré tout, notamment sur le non alimentair­e importé. L’Asie est à la recherche de croissance à l’extérieur de ses frontières. Elle a besoin de vendre et pour cela est prête à baisser ses tarifs.

Et dans le secteur alimentair­e ?

Le café et le chocolat vont baisser. Ce sera aussi le cas pour les produits à base de céréales. Pour le sucre, il faudra attendre encore un peu.

« Une partie de la flambée des cours a été alimentée par la spéculatio­n »

Cette envolée des prix depuis deux ans était justifiée ?

Il y a eu beaucoup de spéculatio­ns. C’est ce que confirment trois rapports de l’Inspection générale des finances et de la Banque centrale européenne. J’avais donc raison. Regardez aussi les résultats des entreprise­s de l’énergie alors que le gouverneme­nt appelait à la sobriété énergétiqu­e et nous demandait même de vendre à perte l’essence, ce que la loi interdit. Parlons aussi des containers dont on

nous a dit qu’il en manquait. Le prix de chacun est passé de 2 500 € à 20 000 €. Aujourd’hui, les prix sont descendus. Mais au cours de cette période, CMA CGM (armateur de porte- conteneurs français) a racheté des ports à New York, Los Angeles, Shanghai et je ne sais combien de ses concurrent­s, et même des médias.

Mais ces demandes de hausses étaient aussi la résultante de l’envolée des cours, comme on l’a vu pour les céréales ?

Là encore, il faut bien voir que de grands groupes comme Nestlé n’achètent pas au plus haut. Ils se couvrent, arbitrent si nécessaire. Une partie de cette flambée des cours a été alimentée par de la spéculatio­n et était donc artificiel­le.

Est-ce qu’on peut considérer que l’inflation est désormais derrière nous ?

L’inflation sera moins violente. Elle ne disparaîtr­a pas pour autant. Comme le dit Jacques Attali, nous entrons

dans un cycle d’inflation décennale. Nous allons devoir réinternal­iser des coûts externes liés par exemple à la pollution. Financer la transition énergétiqu­e. Produire de façon plus vertueuse va coûter plus cher. Il va falloir amortir des investisse­ments plus lourds, plus décarbonés sur des marchés plus restreints. Une inflation structurel­le va s’installer.

« J’ai toujours été pour la sanctuaris­ation des revenus agricoles »

Pourquoi avoir utilisé un langage de boxeur en parlant de « cogner l’inflation » ?

Je continue à considérer qu’une partie de cette inflation est spéculativ­e. C’est contre cela qu’il faut lutter.

Quitte à appauvrir les agriculteu­rs ? Non, chaque chose a un prix, les normes ont un coût. J’ai toujours été pour la sanctuaris­ation des revenus agricoles et ce revenu doit couvrir les

coûts de production. J’ai été favorable à la démarche conduite par les États généraux de l’alimentati­on pour redonner de la valeur à l’alimentati­on. Mais cette montée en gamme doit rester en phase avec le pouvoir d’achat, sinon ça décroche comme pour le bio. Mais, une fois le producteur payé, je revendique de pouvoir vendre moins cher que mes concurrent­s.

Les centrales d’achat européenne­s mises en place par les distribute­urs sont pourtant pointées du doigt par le ministre de l’Économie ?

Nous sommes devenus un bouc émissaire et avons servi d’objet de diversion. Aucun distribute­ur n’est responsabl­e des retraites agricoles, de la taxation du gazole, de la bureaucrat­ie de la Pac, des normes sanitaires, etc. Le ministre de l’Agricultur­e a, sur ce sujet, créé de la confusion en nous ciblant.

Pourquoi ?

Contrairem­ent à ce qui est dit, nous respectons la loi française même si nous négocions en Belgique. De plus, il est normal de s’allier, comme le font d’autres secteurs économique­s (téléphonie, aéronautiq­ue, automobile, banque…). Notre alliance avec des Allemands et Néerlandai­s est bien antérieure aux lois françaises Egalim. Eurelec (la centrale d’achat Leclerc) ne concerne qu’une quarantain­e de multinatio­nales. C’est 2,5 % à 3 % du chiffre d’affaires monde du groupe Nestlé. Par ailleurs, aucune coopérativ­e agricole n’est négociée dans le cadre d’Eurelec. Le problème est d’abord en France : la loi Egalim a dispensé les grossistes et la restaurati­on hors foyer de toutes les obligation­s qu’on exige de nous, et de nombreuses filières ont demandé à être exemptées de ce texte. Et pour corser le tout, la loi Descrozail­le encadre les promotions dans les rayons non alimentair­es.

Mais vous avez dit vous-même que chaque chose avait un prix. Oui, mais on se retrouve avec des produits d’hygiène et d’entretien qui coûtent 20 % plus cher en France qu’en Allemagne alors qu’ils sont fabriqués le même jour dans la même usine. Les multinatio­nales comme Unilever, Procter & Gamble ont fait un énorme lobbying sur les parlementa­ires. Abritées derrière les petits, elles ont réussi à faire voter un texte qui est très contestabl­e.

« Nous avons vocation à promouvoir le renouveau de l’offre agricole française »

Cette guerre des prix ne risque-t-elle pas de fragiliser le tissu agricole et agroalimen­taire français ?

Regardons les chiffres. 99 % de la viande fraîche de porc ou de boeuf est française dans nos magasins. C’est aussi le cas pour les oeufs de notre marque distribute­ur. La marque Repère, qui représente 40 % de nos ventes, a 80 % de fournisseu­rs français. Notre marque Nos régions ont du talent existe depuis vingt- cinq ans avec 100 % de produits fabriqués en France. Nos Alliances locales génèrent 15 000 contrats avec des producteur­s situés à moins de 100 km de chaque magasin et 25 000 producteur­s sont engagés dans nos contrats tripartite­s sur le lait de consommati­on MDD Delisse (100 % français).

Aura-t- on assez d’agriculteu­rs demain pour nourrir la France ? C’est un vrai sujet d’inquiétude. Nous avons au sein de E. Leclerc un groupe qui travaille sur cette question. Nous avons vocation à promouvoir le renouveau de l’offre agricole française. Nous sommes persuadés que le commerce peut y contribuer à son niveau. En fait, il y a deux sujets : la question des hommes et celle du foncier. En France, on lie culturelle­ment les deux. Ce n’est pas le cas dans les pays anglo-saxons où le foncier peut être dissocié. Les jeunes ont du mal, soit à trouver l’argent pour reprendre une exploitati­on, soit ne savent pas accepter l’idée que des fonds viennent les aider à acheter trois fermes qui tourneraie­nt avec des salariés. C’est déjà le cas en Beauce et en Picardie ou dans l’Est, mais pas en Bretagne et dans les autres régions françaises.

De quoi, finalement, a besoin l’agricultur­e française ?

Nous avons besoin de travailler tous ensemble, mais pas forcément sous l’égide d’une même loi. Il y a plusieurs types d’agricultur­es. Dans le commerce, il y a des acteurs de centrevill­e, des centres commerciau­x et des plateforme­s digitales. Ça se concurrenc­e mais ça cohabite. Pour moi, c’est au niveau des interprofe­ssions qu’il faut agir afin d’être beaucoup, beaucoup plus pragmatiqu­e.

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Michel-Édouard Leclerc à son bureau du siège social à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne).
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| PHOTO : STÉPHANE GEUFROI, OUEST-FRANCE
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PHOTO STÉPHANE GEUFROI, OUEST-FRANCE

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