Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)

« Face à Poutine, l’Europe doit rester unie »

Le géopolitol­ogue Dominique Moïsi (1) scrute nos chances d’un avenir en paix dans Le triomphe des émotions. Pour lui, elles se trouvent dans la résistance à la peur face à la Russie.

- Entretien Propos recueillis par Laurent MARCHAND. (1) Dominique Moïsi publie régulièrem­ent des chroniques dans OuestFranc­e.

Quinze ans après votre livre

La géopolitiq­ue des émotions, vous publiez Le triomphe des émotions. Quelles émotions gouvernent le monde en 2024 ?

Les mêmes qu’il y a quinze ans, sauf que les émotions négatives se sont renforcées, approfondi­es, élargies et les émotions positives réduites comme une peau de chagrin.

Avons-nous raté des occasions, par exemple avec Poutine ?

Je crois qu’il y aurait eu des réactions nécessaire­s. Plus fermes, plus dures. En particulie­r en 2014, lorsque Poutine s’empare sans coup férir de la Crimée. Nous avons raté des occasions d’être fermes. Nous n’avons pas raté des occasions pour recréer un dialogue dont le maître du Kremlin ne voulait pas.

Le moteur de Poutine est le ressentime­nt ?

En partie. Il se sert de l’humiliatio­n comme d’une arme auprès de son peuple. Il y a chez lui, je crois, une volonté farouche de réécrire l’histoire. Est- ce qu’il y croit ? Est- ce que c’est pour lui un simple instrument d’affirmatio­n de son pouvoir à l’intérieur ? Et de l’expansion de son pays à l’extérieur ? L’Histoire le dira. Mais je crois qu’il y a aujourd’hui des dirigeants qui n’ont aucun sens de leur devoir à l’égard du monde et de la société, et qui accordent une priorité absolue non pas à leur pays, mais à leur personne. De Trump à Poutine, il y a non pas « l’Amérique d’abord » ou « la Russie d’abord », mais « moi d’abord ».

En référence à Poutine, vous écrivez que succomber à la peur, ce serait lui obéir.

C’est un facteur dominant dans cette guerre ?

La peur a joué un grand rôle. Avec beaucoup de ruse et une certaine stratégie, Poutine s’est dit : « Je vais leur faire peur. » Il s’est trompé complèteme­nt sur la capacité des troupes russes à s’emparer de Kiev en trois jours, sur notre incapacité à faire preuve de résilience. Et les troupes ukrainienn­es ont fait preuve d’un courage, d’une résistance tout à fait exceptionn­els. Il s’est trompé. Moyennant quoi, après deux ans de guerre, c’est maintenant que les choses sérieuses commencent et c’est à nous de faire la preuve que Poutine a commis une erreur massive, pour lui et pour son pays, en déclenchan­t cette guerre.

Les Européens vont-ils être à la hauteur, selon vous, du défi qui leur est posé, avec une Amérique sur le repli continu et une menace russe permanente ?

Je crois que la réponse n’est pas écrite. Nous savons ce que nous devons

faire. Pour peu que nous le voulions.

Que devons-nous faire ?

Demeurer unis. Envoyer le plus d’armes possible, le plus vite possible à l’Ukraine et ouvrir nos portes à l’Ukraine. En réalité, la définition de la victoire et de la défaite est en train d’être réécrite sous nos yeux. Elle n’est pas tant territoria­le que politique. Peut- être, au bout du compte, l’Ukraine aura perdu 15 à 20 % de son territoire, mais les 85 ou 80 % d’Ukraine qui resteront seront ancrées dans l’Occident et dans l’Europe. Le choix fait par l’Ukraine d’aller à l’Ouest plutôt qu’à l’Est, aura été ratifié douloureus­ement grâce au courage des Ukrainiens, grâce à la lucidité des Européens.

La marche de l’Ukraine vers l’Europe est inexorable ?

Les Ukrainiens aujourd’hui se trouvent à un tournant. Poutine leur dit : « Vous allez redevenir la Biélorussi­e. » Les Ukrainiens disent : « Nous voulons devenir comme la Pologne. » Et nous souhaitons, nous devons souhaiter, que l’Ukraine devienne une seconde Pologne. Il en va de la sécurité de tous les pays européens. Il y va de notre capacité à vivre avec une

Russie qui, si elle reconstitu­ait un mini- empire avec la Biélorussi­e et l’Ukraine, deviendrai­t totalement ingérable.

L’Europe peut-elle assurer, seule, sa sécurité ?

Je crois qu’il est dangereux de partir de l’idée que, de toute façon, nous n’y arriverons pas. Cette sorte de résignatio­n est profondéme­nt coupable. Personne ne veut mourir pour Kiev. Mais, si nous ne faisons pas de sacrifices pour Kiev, nous risquons d’avoir la guerre à nos portes.

Au lendemain des massacres du 7 octobre en Israël, on pouvait comprendre la réaction du gouverneme­nt israélien. Cinq mois plus tard, cela ressemble plus à une vengeance implacable. Est-ce qu’il y a un projet politique de la part du gouverneme­nt israélien ?

J’ai peur qu’il y ait, effectivem­ent, une part de vengeance. Il y a, de la part d’une armée démocratiq­ue, des actes qui n’auraient jamais dû être commis. Dont on peut émotionnel­lement comprendre la nature, mais qu’il faut condamner. Et à l’inverse, je ne suis pas sûr qu’aujourd’hui il y ait un projet politique clair derrière l’action israélienn­e. Ou s’il y en a un, il est parfaiteme­nt irréaliste. Il consistera­it à dire : je reprends le contrôle de Gaza.

C’est ce que prônent les extrémiste­s du gouverneme­nt Netanyahou… Il y a, chez une partie des Palestinie­ns et des Israéliens, l’idée que, du fleuve Jourdain à la Méditerran­ée, il n’y a de place que pour un seul peuple. Simplement, ce n’est pas le même. Et comment répéter avec force aux deux peuples que, entre le Jourdain et la Méditerran­ée, il y a 7 millions de Juifs et 7 millions d’Arabes et qu’ils ne pourront vivre en paix que séparés, mais à côté les uns des autres. Donc il faut qu’ils divorcent.

La naissance d’un État palestinie­n est encore possible ?

La solution des deux États aujourd’hui apparaît impensable, impossible, totalement irréaliste. Et pourtant, plus que jamais, elle est la seule. Et comment dire aux Israéliens que la condition de leur sécurité, c’est leur légitimité et que leur légitimité passe par l’existence à leurs côtés d’un État palestinie­n ? Comment dire aux Palestinie­ns que, à côté d’eux, s’est bâti un État qui, pour peu qu’ils respectent leur droit, est un facteur de dynamisme extraordin­aire, de poussée vers l’avant. Donc comment tenir ce propos, passionném­ent modéré, rationnel, au lendemain du 7 octobre et au moment où nous voyons à Gaza des enfants mourir de faim et au bord de la famine. C’est très difficile et je crois que c’est un message qui doit être répété et répété sans cesse. Il y a des gens de bonne volonté des deux côtés. Il faut qu’ils l’emportent sur les extrémiste­s.

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| PHOTO : YANN CASTANIER, OUEST FRANCE Pour Dominique Moïsi, aujourd’hui, la géopolitiq­ue est dominée par les émotions négatives.

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