Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)

Les migrants qu’il a sauvés sont « un peu la famille »

Costantino Baratta a sauvé treize migrants, il y a dix ans, au large de son île sicilienne. Sa vie en a été chamboulée. Aux élections européenne­s du 9 juin, il votera pour que l’UE n’oublie pas Lampedusa.

- Lampedusa. De nos envoyés spéciaux Texte : Cécile RÉTO. Photo : Thierry CREUX.

Costantino Baratta tire sur ses bretelles en grimaçant. « Le dos », dit sobrement le maçon de Lampedusa, 66 ans. Le 3 octobre 2013, Costantino n’a pas écouté son dos. Ce matinlà, il a filé titiller le maquereau avec son copain Onder Vecchi. Un raté de moteur, sur leur rafiot de 5,20 m, leur a mis une heure dans la vue. Un regret éternel : « On aurait pu sauver plus de monde. »

Costantino n’a rien oublié « des cris », au large. Il a sorti de l’eau treize Érythréens, âgés de 18 à 27 ans. « Leurs corps couverts de carburant me glissaient entre les mains… »

De leur embarcatio­n de fortune partie de Libye, seuls 153 passagers ont survécu. 368 ont péri. Onze ans plus tard, le drame hante encore les 6 300 habitants de l’île italienne de 20 km2. Première terre européenne, à moins de 300 km de la Tunisie et de la Libye, Lampedusa est pourtant rodée aux arrivées houleuses. 130 000 migrants y ont débarqué l’an dernier.

Les « protégés » de Costantino gardent une place à part. « Ils sont un peu devenus nos enfants », dit, comme une évidence, Rosa-Maria, 66 ans, blottie dans son châle de

grosse laine bleue. Des jours durant, elle a cuisiné pour tout ce petit monde, faisant fi de la barrière de la langue : « Si besoin, ils dessinaien­t ! »

Aujourd’hui, ce sont leurs enfants qui envoient des dessins. Car Costantino l’annonce, pas peu fier : « Ils ont fondé des familles. La vie a pris le dessus. » Partis rejoindre des proches en Suède, en Allemagne et aux Pays- Bas, la plupart ont obtenu les « bons papiers ».

Des poules et du limoncello…

Ils étaient loin d’imaginer le chemin qu’il leur restait à parcourir, en débarquant à Lampedusa. « C’est souvent ça », se marre Costantino. Car il n’en est pas à son premier « sauvetage ». Il cite cet homme, croisé dès les années 1990, qui « voulait rejoindre… Paris » ! À l’aide d’un bâton,

Costantino a dessiné sur le sable son île, « puis la Sicile, l’Italie et enfin la France. Le pauvre était déçu d’être ici, au milieu de la Méditerran­ée. »

Avec Rosa- Maria, ils l’ont nourri, habillé puis aidé à rallier Marseille. Comment ? « On l’a fait, c’est tout. » Comme quand, en 2011, le Printemps arabe a jeté jusqu’à 8 000 Tunisiens sur leur île, qui avait « à peine de quoi en nourrir 2 000 par jour ».

« Là, on a été cambriolé deux fois, note Costantino. Ils ont volé trois poules et du limoncello », la fameuse liqueur sicilienne. Preuve de leur bon goût, pouffe Rosa-Maria. Pour cette îlienne, « c’est normal d’aider : même ceux qui ne veulent pas des migrants donnent un coup de main ». Son mari acquiesce. Ce gamin de la région pauvre des Pouilles, dans le sud de l’Italie, a aussi été accueilli sans chichi, il y a quarante ans.

Nul angélisme, pourtant. Aux Européenne­s de 2019, un électeur de l’île sur six a voté pour la Ligue d’extrême droite. La faute à la « dureté de la vie », estime Costantino. Il cite en vrac l’essence, 20 % plus chère sur l’île ; les impôts plein pot ; la galère pour consulter un spécialist­e à Palerme, à une heure d’avion…

Le 9 juin, lors des élections, les Baratta iront voter. Ils rêvent d’une UE qui « donne ses subvention­s à Lampedusa et non plus à Giorgia Meloni ». Ils en veulent à la Première ministre d’extrême droite de laisser croire que leur île serait « submergée » par les migrants. Eux n’en croisent pratiqueme­nt plus, depuis l’ouverture par l’UE d’un centre d’accueil, à 300 m de leur maison.

 ?? | PHOTO : THIERRY CREUX, OUEST-FRANCE ?? Rosa-Maria et Costantino Baratta, dans leur maison à Lampedusa.
| PHOTO : THIERRY CREUX, OUEST-FRANCE Rosa-Maria et Costantino Baratta, dans leur maison à Lampedusa.

Newspapers in French

Newspapers from France