Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)

La nouvelle vie de l’Askoy, le bateau de Jacques Brel, sauvé des eaux

L’Askoy II, avec lequel le chanteur a navigué de la Belgique aux Marquises, sera célébré le 4 mai dans le port de Zeebrugge, après plus de seize ans de restaurati­on.

- Philippe JOUBIN.

Dans un petit dock du fond du port de Zeebrugge, en Belgique, une élégante coque bleu nuit tire sur les aussières qui le retiennent le long d’un quai en béton recouvert de tuyaux d’égouts rouillés et d’herbes folles. Massif, le yawl a de la prestance ; il porte beau. Il revient de loin surtout. Du bout du monde, de la plage de Baylys en Nouvelle-Zélande où, voilà trente ans, il manqua finir à jamais, s’enfonçant peu à peu dans un catafalque de sable. Comme les chats, certains bateaux ont sept vies. Mais celui- ci n’a qu’un seul maître : Jacques Brel.

« Prenez une cathédrale et offrez-lui quelques mâts, un beaupré, de vastes cales, des haubans et hale-bas. Prenez une cathédrale haute en ciel et large au ventre. » Ainsi le chanteur écrivit-il dans La cathédrale, chanson enregistré­e en 1977, son ode à la mer, à la voile, au voyage.

Le plus beau yacht de Belgique

Sa cathédrale à lui se nomme Askoy II et le Grand Jacques la découvre début 1974, posée sur un quai du port d’Anvers. À son lancement, en 1960, ce majestueux navire long de 18,66 m, construit en acier avec des emménageme­nts superbes en acajou et teck de Birmanie, passait pour être le plus beau yacht de Belgique. Alors, sur la fin de sa vie, l’homme qui lui donna naissance, l’architecte Hugo Van Kuyck, emballé par l’engouement de l’artiste, le lui cède volontiers. Brel va lui offrir sa deuxième vie.

Copropriét­aire d’un bateau en

Méditerran­ée, la star avait fait patiemment ses classes, en particulie­r au cours d’une traversée de l’Atlantique en bateau école. « Bien sûr, l’Atlantique, c’est long, écrivit-il alors magnifique­ment à son ami Lino Ventura. Mais, avec la lune par- dessus et du vent dans les voiles, cela ressemble à une chanson d’amour. »

« Putain, les Antilles sont belles »

Brel achète l’Askoy et laisse une photo dans la chambre de sa fille, France, où il écrit sobrement : « C’est lui ! » Car son désir est d’appareille­r au plus vite avec elle mais aussi Maddly

Bamy, sa compagne d’alors, rencontrée sur le tournage du film L’aventure c’est l’aventure : « Il m’a reconnue, je l’ai reconnu, c’était simple », explique-t- elle en peu de mots.

Le 24 juillet 1974, l’équipage appareille d’Anvers, destinatio­n le monde. Une escale aux îles Scilly, une autre aux Açores, une troisième aux Canaries, où capitaine Brel fait un malaise. À 45 ans, le cancer le ronge. Qu’à cela ne tienne : opéré une première fois en Belgique, il retrouve au plus vite l’Askoy. « Le 30 décembre, a raconté sa fille France à Voiles et Voiliers, on finit de déjeuner. Il se lève et dit : « On range, on part ! » » Au large

la tempête les cueille. Le bateau est lourd, lent, dur à mener. La casse s’accumule ; la traversée jusqu’en Martinique s’éternise, vingtsept jours. Là-bas, France jette sac à terre. Elle raconte : « Jacques me dit un jour : Au début du voyage, tu riais. Tu ne ris plus. Soit tu ris, soit tu débarques. »

Qu’à cela ne tienne, l’aventure sera l’aventure. À deux, cette fois, avec Maddly. L’Askoy musarde dans la mer des Caraïbes. Les escales sont festives. La vie est belle. Les amis embarquent, débarquent au gré de l’épicurien capitaine. La Cathédrale encore : « Putain, les Antilles sont

belles. Elles vous croquent sous la dent. On se coucherait bien sur elles. Mais repartez de l’avant. » De l’avant, c’est le canal de Panama puis le vaste Pacifique. Et les voilà lancés pour cinquante-neuf jours de mer, sur un rythme de valse à un temps, avant que l’ancre tombe à Hiva Oa, aux Marquises, son île, « claire comme un matin de Pâques ». Rongé par la maladie, Brel est à bout.

Amour, thon frais et drogue

S’installant à terre, il cède le bateau à un couple de jeunes Américains, caricature­s baba cool très seventies. À son bord, libres et heureux Kathy Cleveland et Lee Adamson sillonnent six ans durant le Pacifique, sans autre but que l’amour et le voyage. Leur séparation fera le bonheur d’un autre Américain, Harlow Jones, qui commerce entre les îles, transporta­nt un jour du thon frais, le lendemain des windsurfs avant qu’Helmut Rutten ouvre une valise pleine de billets dans le carré. L’Allemand est trafiquant de drogue et, jusqu’en 1992, les larges cales de l’Askoy serviront à son négoce entre Thaïlande et États- Unis.

Finalement saisi aux îles Fidji, il pourrit, enchaîné à un quai. Lindsay Wright, journalist­e néo-zélandais, s’en amourache et, malgré son état lamentable, se fait fort de le ramener en son pays pour l’y restaurer. Alors qu’il navigue seul, une effroyable tempête le surprend au nord d’Auckland et le crashe sur la berge le 7 juillet 1994. Il y restera quatorze ans.

Jusqu’au jour où apparaisse­nt les deux frères Wittevrong­el, Staf et Piet, fils d’un maître voilier de Blankenber­ge (Belgique). Quelques mois avant son appareilla­ge, Brel était venu commander de nouvelles voiles. Staf, qui l’avait reçu, ne l’avait pas reconnu. « Mais qui êtes-vous ? » La réponse avait fusé : « Je suis le Wallon que tous les Flamands aimeraient tuer. » Et pourtant, ce sont ces deux « Flamingant­s », les Belges du Nord que Brel aimait tant conspuer, qui vont sauver l’Askoy.

On les traite de farfelus, ils adorent : Brel ne l’était-il pas ? À force de volonté, ils parviennen­t, en 2008, à extraire l’épave des sables, à la ramener en Belgique, remuent ciel et terre, font la manche, presque. Les désillusio­ns se succèdent, la carcasse erre de port en port, de quai en quai, de main en main, en vain. Mais il y a aussi des dons et des soutiens. Ici d’une entreprise, là-bas de la ville de Zeebrugge depuis 2015, puis, dernièreme­nt, du gouverneme­nt flamand.

Pas de baptême

Les bénévoles se succèdent, fidèles et inlassable­s, jusqu’à Bernard Bolzon. Cet homme aux doigts d’or est « en mission ». Ancien de chez Dassault, il a totalement reconstrui­t Jojo, l’avion de Brel, qui se trouve aux Marquises. Sa grande oeuvre est l’Askoy, avec ses sublimes boiseries en sipo et ses cuivres d’époque ; ses mâts en pin de l’Oregon et ses voiles en confection, chez Wittevrong­el bien sûr.

Le 4 mai 2024, après seize ans de travaux, l’Askoy, labellisé Monument historique, sera fêté au yacht- club de Zeebrugge. Pas de baptême, ce serait blasphème pour cette cathédrale « débondieur­isée », aux dires du Grand Jacques. Il y aura un concert, des chansons, Maddly, des amis. Une bouteille se cassera sur l’étrave, du whisky, du J & B… comme « Jacques Brel », le seul qu’il buvait. Parfois, même les « impossible­s rêves » deviennent réalité.

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| PHOTO : PHILIPPE JOUBIN, OUEST-FRANCE Piet Wittevrong­el, avec une ancienne guitare de Jacques Brel, offerte par un restaurate­ur de Knokke (Belgique).
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| PHOTO : ARCHIVES VZW SAVE AKOY II À la barre de ce bateau lourd et lent, Jacques Brel effectua un demi-tour du monde en équipage réduit.
 ?? ?? L’« Askoy » s’est enfoncé quatorze ans durant dans les sables de la plage de Baylys, en Nouvelle-Zélande.
L’« Askoy » s’est enfoncé quatorze ans durant dans les sables de la plage de Baylys, en Nouvelle-Zélande.
 ?? | PHOTO : PHILIPPE JOUBIN, OUEST-FRANCE ?? Rénové, l'« Askoy » a été remis à l'eau début avril puis mâté à Zeebrugge.
| PHOTO : PHILIPPE JOUBIN, OUEST-FRANCE Rénové, l'« Askoy » a été remis à l'eau début avril puis mâté à Zeebrugge.
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| PHOTO : ARCHIVES VZW SAVE ASKOY II

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