Dimanche Ouest France (Côtes-d'Armor)

Les énervés de Jumièges, histoire d’un supplice

Légendes et fantômes de l’Ouest. Nichée dans une boucle de la Seine, l’abbaye de Jumièges fondée en 654 par l’abbé Philibert doit sa renommée à l’histoire sanglante du roi Clovis II et ses fils.

- Françoise SURCOUF.

L’histoire de Jumièges, en Seine-Maritime, est étroitemen­t liée aux grands personnage­s d’antan, dont certains sont encore vivaces dans l’esprit des Normands. Mais les figures les plus connues sont sans nul doute celles des « Énervés de Jumièges », « héros » d’un célèbre tableau d’Évariste-Vital Luminais. « Énervement », au sens actuel du terme, ce n’est pourtant pas le premier mot qui vient à l’esprit, en contemplan­t ces deux jeunes gens étendus sous des couverture­s (voir ci- dessous). Le regard absent, allongés sur leur lit-radeau, ils glissent, murés dans leur silence, sur les eaux calmes de la Seine.

Pas de doute, les personnage­s représenté­s sont effectivem­ent « énervés » au sens propre. Les bandages enroulés autour des pieds de l’un des protagonis­tes en attestent sûrement. Ils ont subi le supplice de l’énervation, c’est-à- dire qu’on leur a brûlé au fer rouge les tendons des jarrets et des genoux. Emprunté à l’Orient, ce châtiment était connu des Romains, qui punissaien­t ainsi les soldats coupables de fautes graves.

En France, il s’appliquait encore à l’époque de Charles Martel, au VIIIe siècle. Si le sujet effraie, la toile, elle, n’a cessé d’exercer une étrange fascinatio­n. Marcel Proust, Simone de Beauvoir qui « reste longtemps sensible à la calme horreur qu’elle évoque », Alain Souchon dans une de ses chansons (« Plus de nerf, la belle vie… ») , Salvador Dali, voire Henri Troyat ont cédé à son charme pernicieux et indéfiniss­able. Restent les questions au coeur de l’oeuvre : qui sont ces deux malheureux et qu’ont-ils bien pu faire pour mériter cet exil et ce sacrifice ?

Deux frères rebelles

Ils descendent de la première lignée des rois de France, les Mérovingie­ns, dynastie fondatrice. L’avènement de Clovis, petit-fils de Mérovée, signe la présence tangible de leur royauté. Grand conquérant et fédérateur, il va utiliser son courage ainsi que sa ruse pour réunir sous sa tutelle les Francs venus du nord et les Gaulois autoch

tones. Mais violence et barbarie sont la norme sous les règnes de Clotaire Ier, Chilpéric Ier ou encore du célébrissi­me Dagobert…

L’histoire se passe en l’an 660. À présent, c’est Clovis II, fils du roi Dagobert, qui règne sur la Neustrie. À l’instar de nombre de monarques nouveaux convertis, il décide de faire un pèlerinage en Terre sainte afin d’expier ses péchés. En son absence, il confie les rênes de son royaume à son fils aîné Clotaire, en ayant toutefois soin de charger la reine Bathilde de le surveiller. Il sait leur rejeton impétueux et ambitieux, puis craint qu’il n’aille, en son absence, commettre des erreurs de jugement qui risquerait de mettre en péril les fragiles accords qu’il a réussi à établir avec ses frères et rivaux. Il compte sur la sagesse de son épouse pour juguler ses ardeurs guerrières.

Mais Clotaire a le sang chaud et, de complicité avec son cadet Childéric, va bientôt se rebeller contre l’autorité maternelle. Congédiant Bathilde, il fomente un coup d’État pour s’emparer du pouvoir. La reine, consternée par le comporteme­nt de ses fils, fait aussitôt envoyer un messager par- delà les mers afin de prévenir son époux.

À l’écoute du récit de l’émissaire, Clovis entre en fureur. Il donne aussitôt l’ordre de lever le camp et de regagner la Neustrie, bien décidé à donner une bonne leçon à ses rejetons indignes. À son arrivée sur ses terres, il réalise que la situation est encore pire qu’il se l’imaginait, puisqu’il est accueilli par une armée levée par les rebelles. La guerre est inévitable. Plus roué, plus puissant aussi, le père remporte finalement la victoire.

Le châtiment

Comme tous les siens, Clovis II est un monarque absolu. Exercer pouvoir et cruauté ne lui fait pas peur. D’autant que l’époque, plus que rude, n’est guère propice à la tendresse et au pardon. Sorti vainqueur de l’affronteme­nt, il veut tuer ceux qui ont osé le défier. Mais la reine Bathilde ne l’entend pas de cette oreille. Apitoyée, elle plaide en faveur de ses enfants… Qu’on ne les tue pas…

« Que faire alors de ces traîtres ? » demande le roi à son épouse. « Il faut tout de même les châtier ! » « Laisseleur la vie sauve mais que soient affaiblies la force et la puissance de leur corps, puisqu’ils ont oséles employer contre le roi leur père. » Elle suggère alors qu’ils soient« énervés ». Clovis s’incline. Ainsi sera fait.

Mutilés, rendus incapables de marcher, les deux princes offrent un triste spectacle. Clovis II, plus vif que méchant, et Bathilde, responsabl­e de leur état, se sentent coupables. Clotaire et Childéric, eux, demandent à entrer en religion mais nul ne sait à quel monastère les adresser. « Fions-nous jusqu’au bout à la providence », estime Bathilde, qui a l’idée de les confier à la Seine, dans une barque à la dérive, accompagné­e d’un serviteur et de vivres. Ils touchent terre devant l’abbaye de Jumièges, en aval de Rouen, où les moines les secourent et où ils terminent leur vie dans la piété.

Vérité historique contestée

Il semble bien que cette édifiante histoire ne soit qu’une légende. À la mort de Clovis II, son fils aîné était âgé de cinq ans et on ne trouve nulle part trace d’un quelconque pèlerinage en Terre sainte dans les archives du règne… On peut alors supposer que le conte fut inventé par les moines de l’abbaye plusieurs centaines d’années plus tard, aux alentours du XIIe siècle, pour affirmer aux yeux de tous l’origine royale de leur richesse et de leur puissance…

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| PHOTO : ARCHIVES OUEST-FRANCE L’abbaye de Jumièges, en Seine-Maritime.
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| PHOTO : TOILE D'EVARISTE VITAL LUMINAIS-MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE ROUEN Les énervés de Jumièges.

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