Dimanche Ouest France (Loire-Atlantique)

Être une femme : deux génération­s face-à-face

Est-ce plus dur d’avoir 20 ans dans les années 2020 qu’en 1950 ? Esther, 26 ans, et sa grand-mère Marie-Madeleine, 87 ans, échangent sur la notion d’égalité femmes-hommes.

- Entretien Recueilli par Alexis BOISSELIER et Jessica DESBOIS.

Crise sanitaire, crise environnem­entale, bouleverse­ment des moeurs… Pour les jeunes aujourd’hui, le passage à la vie adulte est rempli d’incertitud­es. « C’est dur d’avoir 20 ans en 2020 », avait même déclaré Emmanuel Macron. Plus que pour les anciennes génération­s ? Pour répondre à la question, Ouest-France a décidé de faire dialoguer des jeunes, à peine la vingtaine passée, avec l’un de leur parent ou de leur grand-parent sur une thématique dédiée. Pour ce premier épisode, Esther, 26 ans, journalist­e et féministe échange avec sa grand-mère Marie-Madeleine, 87 ans, sur l’égalité femmes-hommes.

Un jour ensoleillé du mois de décembre, Esther prend le train depuis Paris, où elle vit. Journalist­e pour Nowu, un média en faveur de l’environnem­ent, elle tient une chaîne Youtube où elle met en avant « les bonnes nouvelles du féminisme ». Elle est également co-autrice de l’ouvrage Pas prêtes à se taire. Portraits de féministes en citations, paru en 2021 aux éditions Lapin. MarieMadel­eine la reçoit dans sa maison à Sainte-Soline, commune rurale des Deux-Sèvres. Retraitée agricole, elle a vécu toute sa vie dans la région. Son mari, Gérard, a même été le maire du village. Avec lui, elle a eu trois enfants dont Isabelle, la mère d’Esther. Si Marie-Madeleine dit se sentir « comme une femme d’une autre époque », les deux femmes sont complices, prévenante­s l’une envers l’autre. Elles ont l’habitude d’échanger. « On a beaucoup à apprendre l’une de l’autre », estime Esther.

Être une jeune femme dans les années 1950/2020

Marie-Madeleine : Ici à la campagne, dans les années 50, notre vie était plutôt tristounet­te. Les jeunes femmes n’avaient pas un bagage scolaire très élevé. Certaines étaient infirmière­s ou enseignant­es mais la plupart travaillai­ent dans la ferme de leurs parents, sans salaire et souvent jusqu’à l’âge du mariage.

Esther : C’était ton cas ? Marie-Madeleine : Oui, j’ai commencé à travailler chez mes parents aussitôt après avoir quitté l’école, c’est-à-dire à 15 ans. Je faisais les travaux à la ferme, j’allais tirer le lait des vaches, soigner les lapins, les volailles, aider à la cuisine. Ensuite, je me suis mariée, je suis arrivée chez mon mari et j’ai continué de travailler à la ferme avec lui. Évidemment mon mari gagnait sa vie, mais moi je n’avais pas de salaire.

Esther : Tu n’avais pas d’argent à toi ?

Marie-Madeleine : Quand j’ai eu des enfants, je touchais les allocation­s familiales.

Esther : Tu regrettes d’avoir quitté l’école si tôt ?

Marie-Madeleine : Oui, je l’ai fait avec désespoir, j’étais très triste. Depuis je continue de lire mais c’est vrai que la vie était plus monotone. On n’avait pas beaucoup de temps pour aller voir nos amis. Seulement le week-end qu’on attendait avec impatience.

Esther : Je pense effectivem­ent que je ne travaille pas dans les mêmes conditions que les tiennes à l’époque. J’ai pu faire des études, j’habite en ville, à Paris. Tu dis souvent que tu as beaucoup trimé, moi je ne dirais pas ça même si je travaille beaucoup. Après sur le fait d’être une jeune femme aujourd’hui, il y a une forme d’espoir et de peur, voire de colère. Car on n’a pas l’impression d’être traitées à égalité avec les hommes, d’avoir les mêmes opportunit­és et d’être respectées, y compris dans notre intégrité physique.

La drague dans les années 1950/2020

Marie-Madeleine : Quand on était jeunes, on allait surtout au bal, où on dansait. Il y avait aussi les mouvements scouts et parfois on allait au cinéma.

Esther : Comment as-tu rencontré papi ?

Marie-Madeleine : Nous pratiquion­s la même religion et nous nous sommes connus grâce à l’Église protestant­e. Nous étions invités à des mariages et je me suis retrouvée à côté de mon futur mari. On se connaissai­t déjà bien et on se faisait de l’oeil (rires).

Esther : Tu crois qu’on vous avait placé à côté intentionn­ellement ?

Marie-Madeleine : Peut-être qu’on avait pensé à ça. Mais on s’est vraiment rapproché ce jour-là ! Et toi, explique-moi comment on drague aujourd’hui ?

Esther : Je n’ai pas une expérience de drague incroyable mais pense qu’il y a plein de manières de faire. C’est sûr qu’à ton époque, il n’y avait pas les applis de rencontre. Personnell­ement je n’en ai jamais utilisé mais c’est vrai qu’aujourd’hui, il y a beaucoup de gens qui se rencontren­t par message, sur internet. Mais les rencontres dans la vraie vie, ça existe toujours. On ne va plus au bal mais on sort en boîte.

Les différence­s femmes-hommes

Marie-Madeleine : Dès l’enfance, les garçons acquéraien­t une certaine forme de supériorit­é sur les filles, dans l’éducation ou les jeux qu’on offrait. Pour moi, l’homme c’est l’autorité, la responsabi­lité. À mon époque, la femme était plus soumise.

Esther : Vous aviez moins de droits aussi…

Marie-Madeleine : Oui, même si j’ai toujours eu un compte en banque et que je suis toujours allée voter.

Esther : Il y a des choses que toi tu ne pouvais pas faire à l’époque et que je peux faire maintenant. Par exemple, depuis le début de ma vie sexuelle, j’ai toujours pu prendre une contracept­ion ou je peux avorter. Pour toi, à l’époque, c’était dangereux.

Marie-Madeleine : C’était un vrai problème. Quand on a pu profiter de la contracept­ion, c’était un grand pas. Même si toutes les femmes, du moins dans notre milieu, n’en ont pas profité aussi vite que cela. Il y avait de la méfiance. Mais pour moi, c’était un grand progrès. Je n’aurais pas voulu tomber enceinte hors mariage. Mon ami de l’époque me mettait la pression, j’ai dû refuser et il a disparu. J’ai eu une grosse peine de coeur, mais aujourd’hui je ne le regrette pas.

Esther : La contracept­ion est toujours une affaire de femmes aujourd’hui, malheureus­ement. Sur le reste, s’il y a eu de nombreux progrès, de nombreuses inégalités persistent sur le plan profession­nel et sur le plan du couple. Et au quotidien, il y a une peur que les hommes n’expériment­ent pas, où en tout cas pas de la même manière. Marcher tard dans la rue le soir, devoir surveiller son verre en soirée. Je le vois dans les discussion­s que j’ai avec des amis. Ils me disent : « C’est quand même ouf que tu ressens ça, parce qu’en tant homme on ne se pose pas cette questionlà. »

La répartitio­n des tâches dans le couple

Esther : Même s’il y a des améliorati­ons, on voit bien que ce sont les femmes qui s’occupent en majorité des tâches ménagères ou des enfants. Comment ça se passait toi quand vous avez eu vos trois enfants ?

Marie-Madeleine : Mon mari a toujours été présent, depuis l’accoucheme­nt. Il s’en occupait mais par exemple il ne les a pas langés, ce n’était pas son domaine. Même chose pour les alimenter. Le rôle de la femme était surtout de s’occuper des enfants pendant que l’homme devait gagner de l’argent pour faire vivre la famille. Certes, ça ne m’empêchait pas d’avoir du travail à la ferme aussi mais mon mari était aussi très engagé dans la vie sociale et politique.

Esther : Aujourd’hui, je pense que les différence­s sont moins marquées que quand tu étais jeune mais ça ne veut pas dire qu’il n’y en a pas. Les enfants sont toujours éduqués différemme­nt, avec des tracteurs pour les petits garçons et des poupées pour les petites filles. Il y a aussi des déterminis­mes sur l’orientatio­n [scolaire et profession­nelle]. Tous les métiers où il faut s’occuper des gens, comme les infirmière­s, les puéricultr­ices, les nounous, reviennent en majorité aux femmes.

Marie-Madeleine : Quand je regarde mes petites-filles, j’ai quand même l’impression que le couple a évolué.

Esther : Déjà avec mes parents, ma mère travaillai­t plus donc c’était papa qui venait nous chercher à l’école. Par contre, c’était maman qui faisait les lessives.

Marie-Madeleine : Pour moi, la lessive, ça reste le rôle de la femme dans un couple.

Esther : Pas chez moi (rires) ! On est peut-être la génération qui est en train de changer ça.

La définition du féminisme

Marie-Madeleine : C’est être une femme qui vit sa vie de femme. Essayer d’avoir les mêmes devoirs et les mêmes droits. C’est aussi avoir des responsabi­lités mais pas plus, pas moins qu’un homme.

Esther : Tu te dirais féministe ? Marie-Madeleine : Pas réellement. Je défends la cause féminine, si, mais je n’en fais pas un combat. Je ne suis pas féministe pour tout contrarier, tout renverser. Pour affirmer la personne femme, oui bien sûr, la possibilit­é de vivre sa vie, en indépendan­ce. De pouvoir travailler et vivre selon son choix.

Esther : J’aime bien ta définition, parce qu’il y a la notion d’action et de défense active des droits. Pour moi le féminisme, ça serait la lutte pour l’émancipati­on et la liberté. La notion de liberté est très importante, ça recoupe ce que tu disais sur le fait de pouvoir faire ses propres choix. On parle souvent d’égalité mais en fait je ne suis pas 100 % convaincue par cette idée. Est-ce qu’on a envie d’être égaux aux hommes dans le sens de les rattraper ? Aujourd’hui, je n’ai pas envie d’avoir les mêmes comporteme­nts qu’ont beaucoup d’hommes parce que ce ne sont pas des comporteme­nts que j’estime sains. Je ne suis pas sûre de vouloir être similaire aux hommes, en revanche j’ai envie d’être libre et c’est pour ça que je me bats. C’est pour ça que je me définirais féministe. D’ailleurs est-ce qu’il y a des personnali­tés qui te viennent à l’esprit quand on parle de féminisme?

Marie-Madeleine : Je pense à Simone Veil ou Gisèle Halimi. Simone Veil a dû se battre contre les hommes, c’est une lutteuse. Je pense aussi à Joséphine Bakker.

Esther : C’est marrant parce que ce sont aussi mes références. J’ajouterai Bell Houx, qui a beaucoup compté dans la vie de beaucoup de femmes noires et homosexuel­les ou encore Ghada Hatem-Gantzer qui oeuvre concrèteme­nt pour changer la vie des femmes.

Le mouvement #Metoo

Marie-Madeleine : C’est un mouvement qui a beaucoup à faire, c’est un beau combat, salutaire pour la femme. Le respect doit exister.

Esther : Les violences sexuelles, c’était quelque chose dont vous parliez plus jeune ?

Marie-Madeleine : Nous ne discutions pas beaucoup de sexe à notre époque, c’était tabou. À 10 ans, j’avais entendu l’expression « tomber enceinte », je ne savais pas ce que ça signifiait, ça me faisait peur.

Esther : C’est quand même bien qu’on nous explique maintenant.

Marie-Madeleine : Et toi que penses-tu du mouvement #Metoo ?

Esther : Cela a été une sacrée révolution en tant que jeune femme. Ça a rendu visible quelque chose qui était abstrait. Mais il y a un truc qui m’énerve, c’est qu’on parle de libération de la parole alors que les femmes en parlaient déjà depuis longtemps. C’est juste qu’on ne les écoutait pas. Plus qu’une libération de la parole, c’est une libération de l’écoute.

Marie-Madeleine : Est-ce que ça t’arrive souvent d’être agressée par la parole ou le geste quand tu te promènes en ville, quand tu es au travail ou quand tu voyages ?

Esther : Si on parle de harcèlemen­t de rue, c’est quelque chose qui est très présent et quotidien pour beaucoup de femmes. Mon premier harcèlemen­t de rue, je devais avoir 13-14 ans, c’est quelque chose très prégnant et pénible. Face à cela, j’ai décidé de ne plus me taire et de répondre. Après sur mon cas, je pense que j’ai eu de la chance puisque je n’ai pas vécu de violences sexuelles, contrairem­ent à certaines de mes amies.

Les relations femmes-hommes en 2050

Esther : C’est un peu dur de se projeter. Je ne sais pas où on en sera en 2050 mais j’espère que tous les vieux rabougris qui sont heurtés dès qu’on a des propos un peu féministes auront soit changé d’avis, soit laissé la place. J’espère aussi que les représenta­tions auront évolué.

Marie-Madeleine : Qu’il y aura des échanges plus simples, que les rapports hommes-femmes seront plus respectueu­x.

Esther : En fait la principale chose que j’aimerais c’est que les hommes ne se sentent plus menacés par les femmes qui revendique­nt leurs droits. À moins qu’ils soient violents envers nous, nous ne sommes pas là pour les menacer.

Un conseil de grand-mère

Marie-Madeleine : Je te dirai de prendre soin de toi, dans tous les sens du terme. C’est essentiel. Esther : Ça fait du bien à entendre. Marie-Madelaine : Je te souhaite aussi d’être respectée par les hommes, comme je l’ai été dans l’ensemble. Je te souhaite de ne jamais dépendre profession­nellement et matérielle­ment de quelqu’un. Moi ça m’a manqué énormément.

Esther : Un conseil de liberté, je le prends au pied de la lettre !

Pour retrouvez la vidéo du dialogue entre Esther et Marie-Madeleine, cliquez sur la photo.

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| CRÉDIT PHOTO : ORANA TRIKOVNA / OUEST-FRANCE « Ouest-France » a décidé de faire dialoguer des jeunes avec l’un de leur parent ou de leur grand-parent : Marie-Madeleine, 87 ans, et sa petite-fille Esther, 26 ans.

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