Dimanche Ouest France (Loire-Atlantique)
Ce qui se cache derrière ces couples où l’homme est (beaucoup) plus âgé
« Tes 20 ans, mes 40, si tu crois que cela me tourmente… », chantait Gainsbourg. Il semblerait du moins que cela gêne quelque peu notre société. Complexe d’OEdipe, peur de vieillir, « femme trophée » : au-delà de l’histoire d’amour, on colle nombre d’étiquettes sur les couples où la différence d’âge est importante. «Ça sort de l’ordinaire donc ça étonne », explique le sociologue Milan Bouchet-Valat, chargé de recherche à l’Ined qui a travaillé sur le choix du conjoint et l’homogamie, c’est-à-dire la ressemblance des conjoints en termes d’éducation, de revenus ou de profession.
En effet, une différence d’âge importante, ce n’est pas la norme. Selon l’Insee, en 2012, en France, 8 % des couples installés ensemble avaient plus de dix ans d’écart. Parmi ces 8 %, une écrasante majorité d’hommes étaient plus âgés que leur compagne.
La sociologue Marie Bergström a décortiqué les données venues de 400 000 profils inscrits sur Meetic. Elle a constaté que les jeunes femmes ont tendance à contacter des hommes plus âgés, phénomène qui semble s’estomper quand elles ont entre 35 et 40 ans. Les hommes de plus de 40 ans, eux, vont souvent vers des femmes plus jeunes.
« Mon image dans la société »
Comment expliquer ce phénomène? « Il peut y avoir la fameuse “crise de la quarantaine”, une peur de vieillir, analyse la psychologue Véronique Kohn. Si je m’affiche avec quelqu’un de plus jeune, c’est que je suis encore désirable et sexy. »
Une simple question individuelle ? Non, car derrière l’amour et le désir se cachent des problématiques qui traversent toute la société. « Je me garderai bien de juger qu’un couple est heureux ou malheureux, met en garde l’anthropologue Mélanie Gourarier, chercheuse au CNRS, spécialiste des questions de genre et de masculinité, autrice du livre Alpha Mâle, Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes (éditions du Seuil, 2017). Mais en sociologie, on considère que l’amour n’est pas seulement une question d’attirance et de désir, mais de choix ou de stratégies sociales qui ne sont pas forcément visibles à l’échelle des acteurs eux-mêmes. »
« Jusqu’au début du XXe siècle en France, les hommes en haut de l’échelle sociale se distinguaient en ayant des conjointes plus jeunes que la moyenne. L’écart d’âge en faveur de l’homme est le plus élevé dans les sociétés où le statut de la femme est bas et où elles sont mariées très jeunes. Il est donc légitime de considérer que c’est un reste de symbole de patriarcat qui persiste », analyse Milan Bouchet-Valat.
« Les hommes plus âgés paraissent plus établis »
« La construction du désir hétérosexuel fonctionne comme un balancier : il ne peut pas y avoir des hommes qui désirent des femmes plus jeunes si des femmes plus jeunes ne désirent pas des hommes plus âgés, explique Mélanie Gourarier. Mais il ne s’agit pas de dire que les hommes répondent à une demande féminine. Il s’agit de comprendre que ce rapport inégalitaire façonne une culture érotique et un rapport au désir qui fait pencher les femmes vers des hommes plus âgés, sans qu’elles en soient responsables. Elles sont traversées par une construction sociale qui va travailler à leur propre infériorisation dans l’hétérosexualité. »
« Un rapport de pouvoir »
Est-ce à dire que l’homme plus âgé est forcément en situation de domination ? Oui, dans le sens où il y a une différence de vécu, d’expérience, et souvent de niveau de revenus.
« Quand un homme se met en couple, disons entre 25 et 40 ans, les études sont terminées, il dispose d’un logement, l’expérience professionnelle est acquise, les diplômes sont là, la vie est construite, explique Mélanie Gourarier. La rencontre avec une partenaire plus jeune implique qu’elle n’en est pas au même point dans sa trajectoire : elle n’a pas terminé ses études, ne dispose pas nécessairement d’expérience professionnelle, son réseau est à construire, etc. La jeune femme va suivre la vie de son conjoint. La relation n’est pas équitable. »
Cette iniquité est difficile à accepter socialement et, les couples où l’homme est plus âgé sont plus ou moins conscients du déséquilibre. « C’est dans cette différence de situation que s’instaure un rapport de pouvoir, sans qu’il n’y ait nécessairement conscience de ce rapport, poursuit Mélanie Gourarier. La façon dont l’histoire de la rencontre est racontée montre d’ailleurs cet aveuglement voire tient lieu de justification : “C’est elle qui m’a choisi” ou : “Elle est très mature pour son âge”, disent souvent les hommes qui sont plus âgés que leur partenaire. »
« Imposer une temporalité très courte aux femmes »
Même si d’énormes progrès restent à faire, la situation a évolué en quelques années : « les femmes sont plus diplômées que les hommes, elles occupent de plus en plus de postes à responsabilité, elles sont de plus en plus nombreuses à gagner davantage que leur conjoint… » relève Milan Bouchet-Valat.
Et, malgré tout, les couples où la femme est beaucoup plus âgée que l’homme relèvent encore de l’anomalie statistique. L’égalité femmes-hommes s’est-elle arrêtée au seuil de l’intime et de l’amour ?
Pour Mélanie Gourarier, cela est à mettre en regard avec l’image de la femme dans la société : « Favoriser des femmes très jeunes dans l’économie de la séduction, c’est une manière d’imposer une temporalité très courte aux femmes. »
En clair, les femmes de moins de 30 ans se sentent « pressées » de trouver un conjoint avec lequel elles pourront vivre, se marier et avoir des enfants, avant que n’arrive cette « date de péremption » induite par ce modèle.
Un mécanisme qui, selon l’anthropologue, a des conséquences inhibantes pour les jeunes femmes et qui participe à produire d’autres inégalités dans la société. « Cette inquiétude de la “péremption” des femmes sur le marché de la séduction impose une temporalité spécifique tout au long de leur vie. Dans leur prime jeunesse, elles vont privilégier l’amour à la question des études alors que les jeunes hommes vont privilégier leur carrière, et cela va avoir des effets tout au long de leur vie professionnelle, explique-t-elle. C’est toute une structure qui se met en place, un rapport au temps qui passe très différent entre hommes et femmes. »
« Il s’agit de tout un système, conclut le sociologue Milan Bouchet-Valat. Au-delà des cas individuels, si cela perdure, c’est aussi que la société reste dominée par les hommes qui occupent la majorité des postes de pouvoir. »