Dimanche Ouest France (Loire-Atlantique)

Quand les salariés volent en entreprise

Nourriture, papeterie, mobilier… Près d’un salarié sur trois aurait déjà volé au travail. Par souci d’économie, mais aussi pour compenser les injustices salariales et le manque de reconnaiss­ance.

- Témoignage Charlotte HERVOT.

« Des petits gâteaux par-ci, des jus de pomme par-là et aucun scrupule. » Pauline*, 34 ans, a commencé à « piquer des trucs » lorsqu’elle était agente de nettoyage. Graphiste en fin de droits à ce moment-là, elle cumulait deux boulots : le ménage dans des résidences hôtelières de 6 heures à 13 heures et « son autre taf » ensuite.

De cette mission d’intérim de quelques mois, elle se souvient des cadences infernales – « 18 minutes pour faire un studio », de la pression et du manque de reconnaiss­ance. « Je suis allée voir Ouistreham (NDLR, le film d’Emmanuel Carrère), qui parle d’invisibles et c’est vraiment ça, tu n’es pas reconnue à ta juste valeur. »

Après quelques semaines en poste, Pauline passe gouvernant­e. Plus de responsabi­lités, plus d’heures, mais le même salaire, payé au Smic horaire. « Je devais arriver à 5 heures. J’étais solo pendant une heure et demie, jusqu’à l’arrivée du réceptionn­iste. Là j’ai commencé à piquer des tasses. C’est idiot, mais t’y prends goût et t’en arrives à te dire que ça t’est dû. »

Perçu comme des avantages en nature

Vient l’inventaire de l’établissem­ent. Pauline embarque le surplus de draps, d’oreillers, de serviettes… « J’appelais ça des avantages en nature. C’est peut-être la prime d’intéressem­ent que je n’ai jamais eue. » Peu à peu, alors qu’elle ne vole pas ailleurs, elle chipe quasi quotidienn­ement. « Je disais même à mon copain : “Je ne sais pas ce que je vais piquer demain” ou “On aurait besoin de quoi ?”. C’était devenu normal. »

Si elle regrette ? Pas vraiment, d’autant qu’elle n’était pas attachée à cet emploi. « Je n’ai pas honte d’avoir volé, je reste persuadée que c’était mérité, mais j’aurais pu me contenter de ce dont j’avais besoin et je suis allée plus loin. C’est plutôt de ça dont j’ai honte. » » Depuis, la trentenair­e n’a plus jamais rien dérobé. « Je ne me verrais plus voler dans ma situation. Mais peut-être que si j’avais été mieux payée comme femme de ménage, je me serais acheté ces parures de lit. »

En France, le « vol interne » serait une pratique assez courante selon François Bonnet, sociologue au CNRS, qui a travaillé sur la question dans une étude en 2007. Près d’un salarié sur trois aurait déjà volé sur son lieu de travail. Un chiffre vraisembla­blement sous-estimé dans la mesure où il est basé sur l’auto-déclaratio­n. Les fourniture­s de bureau, ramettes de papier et notes adhésives en tête, sont les objets les plus volés.

« Pas de petites économies »

« C’est ce qui est le moins repérable », estime Nathan, 26 ans, assistant administra­tif, en poste depuis un an et demi. Lui a commencé à voler à peine un mois après son arrivée dans son entreprise. Autant par souci d’économies que pour faire acte de résistance face à son directeur, « exécrable et pingre » selon lui.

« On est rationnés au quotidien. On doit éteindre la lumière du couloir constammen­t et la moindre copie couleur doit être justifiée. Toute l’équipe est au Smic, alors il n’y a pas de petites économies et à la fin de l’année, ça aide. Sans nuire non plus au bon fonctionne­ment de l’entreprise », estime-t-il. Car on ne prend rien de vital. Quand on ramène une ramette de papier, il y en a cinquante derrière. »

Même logique pour Thomas, 27 ans. « Tout dépend de ce qu’on vole et qui est la cible », expose celui à qui il arrive aussi « d’oublier » de payer certains articles au supermarch­é. Lui a démarré sa carrière de juriste dans un grand groupe au sein duquel les écarts de salaire lui étaient insupporta­bles. « Je mettais plus d’un tiers de mon salaire dans la location d’un appartemen­t pourri tandis que mes employeurs parlaient champagne. Alors oui, ça m’arrivait d’augmenter mon pouvoir d’achat en ramenant du matériel ou en gonflant artificiel­lement mes notes de frais. »

Du papier toilette sous clé

Après avoir démissionn­é, il a retrouvé un poste dans une entreprise où il se sent davantage considéré. « J’y suis depuis plus de deux ans et je reçois régulièrem­ent de la reconnaiss­ance sous forme de félicitati­ons, de prime ou d’augmentati­on. Je n’ai jamais rien volé. Autant dans mon ancienne boîte, ça me permettait de mieux résister à la pression. Là, je ne pourrais pas moralement, j’aurais l’impression de casser ce lien de confiance qui me lie à la boîte, dirigée par des gens dont je me sens plus proche. »

Ce qui était loin d’être le cas quand il travaillai­t au McDo. « J’étais un équipier polyvalent classique et j’ai pris pas mal de nourriture sans aucun scrupule. D’autres prenaient les balais WC. » Les économiseu­rs d’eau et le papier toilette semblent aussi être des classiques. « Ça a l’air saugrenu, mais la question qu’il faut se poser, c’est pourquoi les gens volent le PQ ? Pour beaucoup, c’est lié au pouvoir d’achat, mais il doit y en avoir pour qui c’est quasi pathologiq­ue. »

Kleptomani­e ou pas, ces vols, qui pourraient sembler anecdotiqu­es, interrogen­t les entreprise­s. Au point de figurer à l’ordre du jour du Comité social et économique ou de dissuader les chapardeur­s. « Dans mon ancienne entreprise, les gens volaient tellement le PQ que la direction avait décidé de le mettre sous clef », témoigne Julian, 37 ans, agent administra­tif.

Même chose dans la clinique où travaille Goulven, 31 ans, comme infirmier. « Le Lexomil disparaiss­ait trop. Comme la kétamine, c’est surveillé. Et le Doliprane est donné au compte-gouttes maintenant parce qu’au début du Covid, les gens ont pillé la pharmacie. » D’où la nécessité de s’entendre avec certains collègues aux postes stratégiqu­es selon lui. « Je me mets bien avec la pharmacie parce que je demande des antibiotiq­ues parfois et elle me les donne. »

Erwan, 34 ans, a aussi connu ces « échanges de bons procédés » lorsqu’il travaillai­t comme électricie­n dans une grande entreprise. « C’était courant et tout le monde savait. Enfin, pas les grands chefs, mais ceux d’en dessous, si. Et tout le monde fermait les yeux, parce que pendant ce temps-là, ils savent que tu fais le boulot sans trop regarder les horaires et que ça peut t’inciter à être un peu plus flexible. »

* Les prénoms ont été changés.

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| CRÉDIT PHOTO : MAXIME LE CLANCHE POUR OUEST-FRANCE « Dans mon ancienne entreprise, les gens volaient tellement le PQ que la direction avait décidé de le mettre sous clef », témoigne Julian, 37 ans, agent administra­tif.

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