Dimanche Ouest France (Loire-Atlantique)
« Le vol en entreprise est indicatif du climat dans la boîte »
Michel Anteby, professeur de gestion et de sociologie à l’Université de Boston et chercheur associé au Centre de sociologie des organisations.
Ramener des fournitures, des boissons ou du papier toilette à la maison… Le vol interne renvoie souvent à des objets, pourquoi ?
C’est souvent plus simple pour la société de désigner du vol lorsqu’il y a un détournement de matériel. Ce qui peut expliquer que dans les témoignages, il y ait davantage de personnes en bas de la hiérarchie que de patrons ou de cadres. En sociologie, le vol en col blanc est beaucoup moins documenté et identifié comme tel. Pourtant, lorsqu’on bénéficie d’avantages, il peut aussi y avoir des détournements – comme amener sa famille à l’étranger sous prétexte d’un déplacement professionnel par exemple.
Les salariés interviewés s’identifient rarement comme des voleurs. Surtout quand les objets pris au travail devaient être jetés…
Au début des années 2000, lorsque j’étudiais le détournement de matériel dans une usine d’aéronautique, il y avait une résistance forte à l’emploi du mot « vol ». Ça n’était pas la perception qu’avaient les employés de ce qu’ils faisaient. Si l’objet était au rebut et transformé ensuite, ça n’était pas considéré comme du vol, mais comme de la « perruque ».
Qu’est-ce que la « perruque » ?
C’est l’utilisation de matériaux et d’outils par un travailleur, sur le lieu de travail et pendant le temps de travail, dans le but de fabriquer un objet en dehors de la production normale de l’entreprise. Ce sont souvent des objets fabriqués pour un usage personnel. Et il était très mal vu d’en faire quelque chose pour le revendre.
« Quand je ramène une ramette de papier, il y en a 50 derrière », « Ça n’est pas grand-chose pour mon entreprise… » Plus les entreprises sont grandes, moins il peut y avoir de scrupules à voler ?
Plus le patron d’une entreprise est distant, plus c’est facile de justifier pour soi-même un acte perçu comme du vol. Il y a des études sur des dockers qui, de temps en temps, faisaient tomber un carton et se partageaient la marchandise. Ils étaient très sélectifs : ils ne choisissaient jamais un carton d’un déménagement de particuliers, mais plutôt des cartons génériques, appartenant à de grands groupes, perçus comme abstraits.
Bien souvent, les salariés chapardeurs ne volent nulle part ailleurs. Pourquoi y aurait-il moins de complexes au travail ?
C’est en ce sens que je pense que le vol est indicatif du climat en entreprise. Il y a l’aspect matériel évidemment, mais ça n’est pas que ça. Le vol, c’est la possibilité de résister tout en étant employé. Mais ce sont des zones de résistance assez faibles.
Dans les témoignages recueillis, le terme « compensation », face à des salaires bas notamment, revient souvent…
C’est un accommodement, mais ça n’est jamais une réelle compensation. À l’époque, le monde syndical était opposé à la perruque et y voyait surtout une forme illusoire de résistance aux contraintes du monde contemporain, car ça ne change pas tellement le cadre structurel du travail.
Dans certaines situations, le vol en entreprise est connu, mais pas dénoncé. Pourquoi ?
Je suis persuadé que dans beaucoup de cas, la hiérarchie sait qu’il y a du détournement, mais il y a un accord tacite avec les employés pour tolérer le vol mineur parce qu’une fois qu’on laisse un employé « voler », on peut lui demander des services ou des efforts supplémentaires, les jours où le travail est plus intensif par exemple. Donc, dans certains cas, le détournement de matériel est une prime assez faible pour une productivité plutôt supérieure.
Cela peut-il expliquer que ces affaires arrivent rarement devant le tribunal ?
C’est un équilibre un peu précaire, mais qui bénéficie à de nombreuses personnes dans l’entreprise. Mais quand l’équilibre est rompu – par quelqu’un qui volerait du matériel et le revendrait pour s’enrichir ou qui refuserait de travailler ensuite quand il y a un coup de bourre –, alors là, il se peut que ça ne se règle pas en interne. Et c’est en ce sens où la pratique est souvent collective, car la jauge ne dépend pas de l’individu, mais du groupe de travail.
Certaines entreprises réagissent en mettant les produits sous clé ou en installant des caméras. Cela peut-il aussi venir rompre cet équilibre ?
J’ai réalisé une étude sur la surveillance et l’installation de caméras dans les équipes de sécurité dans les aéroports. L’installation des caméras était justifiée par le fait que les voyageurs se plaignaient de vols par les équipes de sécurité. Ces caméras devaient, selon l’entreprise, à la fois permettre aux salariés de se disculper et d’identifier les voleurs. Mais les salariés se sont vite rendu compte que seules leurs erreurs étaient remarquées. Ils ont alors essayé de se mettre hors champ. L’entreprise a ensuite posé davantage de caméras, avec des effets assez néfastes sur les employés, qui se sentaient fliqués et s’invisibilisaient. Donc s’il y a un équilibre, même précaire, mais qui fonctionne pour l’entreprise et que tout d’un coup, on prend des mesures coercitives pour mettre fin à ces pratiques, il y a un risque, oui. Et rien ne dit que cela fonctionnera.
Quel est l’impact de la crise sanitaire sur ces pratiques ?
Pour mettre en place le travail à distance des employés de bureau, beaucoup d’entreprises ont alloué des budgets leur permettant de s’équiper. Donc de manière contreintuitive, je pense qu’il y a eu moins de vols dans les bureaux, puisque de fait, dans beaucoup de situations, l’ambiguïté a été résolue par des accords d’entreprise. La pandémie a finalement peut-être été l’occasion d’institutionnaliser ces détournements d’objets. Quant au vol immatériel, de temps par exemple, il est certain que le télétravail a pu créer une opportunité nouvelle de surveillance en entreprise.