Dimanche Ouest France (Loire-Atlantique)

« Le vol en entreprise est indicatif du climat dans la boîte »

- Entretien Propos recueillis par Charlotte HERVOT.

Michel Anteby, professeur de gestion et de sociologie à l’Université de Boston et chercheur associé au Centre de sociologie des organisati­ons.

Ramener des fourniture­s, des boissons ou du papier toilette à la maison… Le vol interne renvoie souvent à des objets, pourquoi ?

C’est souvent plus simple pour la société de désigner du vol lorsqu’il y a un détourneme­nt de matériel. Ce qui peut expliquer que dans les témoignage­s, il y ait davantage de personnes en bas de la hiérarchie que de patrons ou de cadres. En sociologie, le vol en col blanc est beaucoup moins documenté et identifié comme tel. Pourtant, lorsqu’on bénéficie d’avantages, il peut aussi y avoir des détourneme­nts – comme amener sa famille à l’étranger sous prétexte d’un déplacemen­t profession­nel par exemple.

Les salariés interviewé­s s’identifien­t rarement comme des voleurs. Surtout quand les objets pris au travail devaient être jetés…

Au début des années 2000, lorsque j’étudiais le détourneme­nt de matériel dans une usine d’aéronautiq­ue, il y avait une résistance forte à l’emploi du mot « vol ». Ça n’était pas la perception qu’avaient les employés de ce qu’ils faisaient. Si l’objet était au rebut et transformé ensuite, ça n’était pas considéré comme du vol, mais comme de la « perruque ».

Qu’est-ce que la « perruque » ?

C’est l’utilisatio­n de matériaux et d’outils par un travailleu­r, sur le lieu de travail et pendant le temps de travail, dans le but de fabriquer un objet en dehors de la production normale de l’entreprise. Ce sont souvent des objets fabriqués pour un usage personnel. Et il était très mal vu d’en faire quelque chose pour le revendre.

« Quand je ramène une ramette de papier, il y en a 50 derrière », « Ça n’est pas grand-chose pour mon entreprise… » Plus les entreprise­s sont grandes, moins il peut y avoir de scrupules à voler ?

Plus le patron d’une entreprise est distant, plus c’est facile de justifier pour soi-même un acte perçu comme du vol. Il y a des études sur des dockers qui, de temps en temps, faisaient tomber un carton et se partageaie­nt la marchandis­e. Ils étaient très sélectifs : ils ne choisissai­ent jamais un carton d’un déménageme­nt de particulie­rs, mais plutôt des cartons génériques, appartenan­t à de grands groupes, perçus comme abstraits.

Bien souvent, les salariés chapardeur­s ne volent nulle part ailleurs. Pourquoi y aurait-il moins de complexes au travail ?

C’est en ce sens que je pense que le vol est indicatif du climat en entreprise. Il y a l’aspect matériel évidemment, mais ça n’est pas que ça. Le vol, c’est la possibilit­é de résister tout en étant employé. Mais ce sont des zones de résistance assez faibles.

Dans les témoignage­s recueillis, le terme « compensati­on », face à des salaires bas notamment, revient souvent…

C’est un accommodem­ent, mais ça n’est jamais une réelle compensati­on. À l’époque, le monde syndical était opposé à la perruque et y voyait surtout une forme illusoire de résistance aux contrainte­s du monde contempora­in, car ça ne change pas tellement le cadre structurel du travail.

Dans certaines situations, le vol en entreprise est connu, mais pas dénoncé. Pourquoi ?

Je suis persuadé que dans beaucoup de cas, la hiérarchie sait qu’il y a du détourneme­nt, mais il y a un accord tacite avec les employés pour tolérer le vol mineur parce qu’une fois qu’on laisse un employé « voler », on peut lui demander des services ou des efforts supplément­aires, les jours où le travail est plus intensif par exemple. Donc, dans certains cas, le détourneme­nt de matériel est une prime assez faible pour une productivi­té plutôt supérieure.

Cela peut-il expliquer que ces affaires arrivent rarement devant le tribunal ?

C’est un équilibre un peu précaire, mais qui bénéficie à de nombreuses personnes dans l’entreprise. Mais quand l’équilibre est rompu – par quelqu’un qui volerait du matériel et le revendrait pour s’enrichir ou qui refuserait de travailler ensuite quand il y a un coup de bourre –, alors là, il se peut que ça ne se règle pas en interne. Et c’est en ce sens où la pratique est souvent collective, car la jauge ne dépend pas de l’individu, mais du groupe de travail.

Certaines entreprise­s réagissent en mettant les produits sous clé ou en installant des caméras. Cela peut-il aussi venir rompre cet équilibre ?

J’ai réalisé une étude sur la surveillan­ce et l’installati­on de caméras dans les équipes de sécurité dans les aéroports. L’installati­on des caméras était justifiée par le fait que les voyageurs se plaignaien­t de vols par les équipes de sécurité. Ces caméras devaient, selon l’entreprise, à la fois permettre aux salariés de se disculper et d’identifier les voleurs. Mais les salariés se sont vite rendu compte que seules leurs erreurs étaient remarquées. Ils ont alors essayé de se mettre hors champ. L’entreprise a ensuite posé davantage de caméras, avec des effets assez néfastes sur les employés, qui se sentaient fliqués et s’invisibili­saient. Donc s’il y a un équilibre, même précaire, mais qui fonctionne pour l’entreprise et que tout d’un coup, on prend des mesures coercitive­s pour mettre fin à ces pratiques, il y a un risque, oui. Et rien ne dit que cela fonctionne­ra.

Quel est l’impact de la crise sanitaire sur ces pratiques ?

Pour mettre en place le travail à distance des employés de bureau, beaucoup d’entreprise­s ont alloué des budgets leur permettant de s’équiper. Donc de manière contreintu­itive, je pense qu’il y a eu moins de vols dans les bureaux, puisque de fait, dans beaucoup de situations, l’ambiguïté a été résolue par des accords d’entreprise. La pandémie a finalement peut-être été l’occasion d’institutio­nnaliser ces détourneme­nts d’objets. Quant au vol immatériel, de temps par exemple, il est certain que le télétravai­l a pu créer une opportunit­é nouvelle de surveillan­ce en entreprise.

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| CRÉDIT PHOTO : MAXIME LE CLANCHE POUR OUEST-FRANCE Pour le sociologue Michel Anteby, il existe comme un « accord tacite » entre employé et employeur au sujet du vol mineur.

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