Dimanche Ouest France (Loire-Atlantique)

« J’ai pu ressentir ce qu’est l’instinct de survie »

Arnaud Manzanini, cycliste ultra-distance lyonnais de 48 ans, a bravé en janvier dernier, pendant 1 000 km, les -45 °C ressentis de Laponie pour boucler son projet North Calling.

- Entretien

On vous présente le monsieur rapidement : Arnaud Manzanini, 48 ans, footballeu­r dans sa jeunesse, cycliste sur route à partir de 19 ans, bon niveau élite amateur, diplômé d’un DUT techniques de commercial­isation, qui s’est lancé dans l’immobilier en 1998.

Epris de grandes aventures bien plus tard. À 37 ans, après des tracas de santé (hernie inguinale), il découvre par hasard la Race Across America (RAAM), immense traversée des États-Unis à vélo quasi inconnue dans nos contrées. Il ressort le sien, s’attaque à ces grands espaces en 2013 avec un ami (boucle les 4 833 km et les 60 000 m de dénivelé positif en 8 jours et 15 heures) puis en 2015 en solo (onze jours, meilleure performanc­e française).

Il multiplie les expédition­s. Le 16 janvier dernier, Arnaud Manzanini boucle les derniers 1 000 km (9 000 m de dénivelé positif) de son projet « North Calling ». Il l’a fait en deux fois, contraint par le Covid et la fermeture soudaine des frontières. D’abord 800 km en sept jours en janvier 2021 sur des routes glacées, en traversant la Laponie suédoise de la frontière finlandais­e à la frontière norvégienn­e ; puis en janvier dernier, cinq jours pour conclure l’aventure jusqu’au Cap Nord, point final imaginé au départ, à raison de 150 km à 190 km par jour, soit près de 1 000 km. Tout ça parce que le froid le terrorisai­t.

Pourquoi s’infliger ça, au fond ? (sourire) Pour me sentir vivant. Et parce qu’il est possible de le faire. Ça part toujours d’une envie. Puis, je me renseigne pour savoir si c’est réalisable. Et à partir du moment où il y a une fenêtre, j’y vais. Au pôle Nord, on était sur des températur­es très, très froides, hostiles. On est descendu jusqu’à -45 °C en températur­e ressentie, -33 °C à l’écran. C’est agressif. Il n’y a pas grand-chose d’appréciabl­e sur le moment.

C’est douloureux ?

Pas douloureux, non. C’est différent. J’ai pu ressentir ce qu’est l’instinct de survie. Quelque chose se déclenche. Tu n’es pas dans une zone habituelle. À aucun moment tu te poses la question de savoir si tu es en danger. En revanche, de façon quasi permanente, tu te demandes si tu as froid quelque part. Tu roules et tu scannes de façon très consciente chaque partie de ton corps, presque chaque centimètre carré. « Est-ce que là ça va, estce qu’ici ça va ? ». C’est un peu cela la manifestat­ion de l’instinct de survie.

« Plus la températur­e descendait, plus mon champ de vision se resserrait, devenait étroit »

Il existe une frontière au-delà de laquelle l’instinct de survie se met en route ?

Chez moi, c’était à -25 °C. Dès que je voyais le compteur tomber en dessous, ça déclenchai­t quelque chose en moi. Plus ça descendait, plus mon champ de vision se resserrait, devenait étroit pour ne plus se focaliser que sur ce qu’il y avait juste devant moi. Je ne voyais ce qu’il y avait autour. Et je scannais alors mon corps et mon matériel. Si j’avais eu le malheur de crever à ces températur­es-là, je me serais retrouvé dans l’impossibil­ité de réparer. Impossible d’enlever un gant. Si la main reste à l’air libre, dans les deux minutes qui suivent tu ne sens plus tes doigts. Ça semble inimaginab­le, mais c’est la réalité.

Cela pour vous sentir vivant, ditesvous.

Oui, c’est une philosophi­e de vie. J’ignore pourquoi, mais j’ai conscience depuis tout petit que la vie est un souffle. Tac, terminé. On ne peut pas tout faire dans une vie, mais par contre, si tu peux faire quelque chose, saisir une opportunit­é qui t’enthousias­me, fais-le. N’attends pas demain ni après-demain, jamais. J’ai appris ces dernières années qu’il fallait avoir un plan A, un plan B, un plan C, mais que l’important était de maintenir le cap et de faire, d’aller au bout des choses. J’ai une anecdote dans le grand Nord. On venait de terminer une étape comme prévu. On devait s’arrêter, repartir le lendemain. Mais j’ai eu une intuition : il fallait continuer, gagner des kilomètres. J’ai parcouru 70 km de plus. Et j’ai bien fait. Le lendemain, il ne me restait plus que 90 km pour en finir avec cette aventure, mais le vent s’était levé, soufflait à 120 km/h, défavorabl­e, me faisait tomber. J’y suis arrivé, finalement. Mais si je n’avais pas continué un peu la veille…

Pourquoi vouloir explorer le froid ?

C’est né d’une cascade de plans B. Le plan A était le suivant : battre le record du tour du monde à vélo, c’est-à-dire en moins de 123 jours. J’avais analysé les routes empruntées par les recordmen et je me sentais capable, physiqueme­nt et mentalemen­t, de le faire. J’avais commencé à lever des fonds, je me préparais sur des courses en Espagne pour habituer mon corps à rouler longtemps. Et puis le Covid est arrivé. Les frontières se fermaient une à une, les épreuves s’annulaient. Je me suis donc retrouvé comme tout le monde, pris dans ce confinemen­t pur et dur, dans mon appartemen­t, avec les enfants. Tous les jours, j’ai fait une à deux heures de Zwift. Comme beaucoup, on a tous gagné en puissance. Zwift permet de progresser sur des zones très précises. À la levée du confinemen­t, un ami me propose un tour de France par les frontières et le littoral. Le vrai tour de la France, 5000 bornes. Je lui ai répondu : « D’accord, mais on le fait en mode communauta­ire » . Je me suis équipé d’un GPS, et on a dit aux gens qui le souhaitaie­nt de venir rouler avec nous, de venir à notre rencontre. Je me suis alors aperçu de plusieurs choses : 1. Que les gens me connaissai­ent grâce au podcast « Ultra Talk » ; 2. Que j’avais peur du froid.

Peur du froid.

Oui. Ça s’est passé dans le col de la Bonette (2 715 m d’altitude dans les Alpes). On était parti à 5 h le matin. Toutes les conditions étaient réunies pour passer une bonne journée sur le vélo. Ciel bleu, lever de soleil, décor magnifique. Sauf que je me suis retrouvé tétanisé dans la Bonette alors qu’il faisait entre 0 et 2 °C, autrement dit pas si froid. J’ai dû mettre pied à terre. J’ai dit à mon pote : « Je ne pourrai pas franchir le sommet, je n’y arriverai pas. J’ai peur d’avoir froid ». Je n’avais pas froid. J’avais peur d’avoir froid. Je me projetais. J’assimilais le froid à la mort, ça m’angoissait terribleme­nt. J’ai donc mis pied à terre. On a discuté. J’ai mangé quelques amandes, quelques noix. On est reparti. J’ai traîné de la patte jusqu’en haut. Le décor était effectivem­ent fabuleux. J’ai alors enfilé tout ce que j’avais dans mes sacoches, habillé comme un bibendum pour la descente. Je me suis posé au soleil dans la vallée. Je me chauffais comme un lézard, tout en me disant : « Ce n’est pas possible, il faut que je trouve des réponses à ma peur du froid. Je ne peux pas faire du vélo longue distance, de l’aventure, en traînant ça. » C’est en faisant un podcast avec Vanessa Morales, une traileuse française partie courir, notamment, en Laponie, que j’ai eu le déclic. Si elle va courir là-bas, je peux bien faire du vélo sur les mêmes chemins ? Je voulais comprendre ma peur, là-bas, dans le grand le Nord. « North Calling » est né. On a trouvé un photograph­e, un vidéaste, un guide profession­nel pour aller dans ces contrées reculées.

« J’avais été sélectionn­é pour participer à Koh Lanta en 2016. Mais un asthme à l’effort m’avait été diagnostiq­ué

On rentre dans quel état émotionnel de ces expédition­s ?

En 2015, quand j’ai terminé la Race Across America, j’ai connu ce début de dépression d’après aventure. Les émotions ont été tellement intenses que l’on vit une redescente. Je n’imagine pas ce que ça doit être pour les athlètes qui sont, en plus, médiatisés. Il faut, je pense, être très bien entouré. Une part de soi-même reste là-bas. Avec l’expérience, on apprend à le gérer. Il y a différente­s stratégies. Certains passent complèteme­nt à autre chose, d’autres continuent à en parler. Enfin, il y a ceux qui se projettent sur une nouvelle aventure. Ça m’apporte beaucoup de sérénité et de confiance en moi. Je relativise un peu tout après être sorti de ma zone de confort.

Que reste-t-il de l’aventure, aujourd’hui, la vraie ? Qui sont les aventurier­s aujourd’hui ?

Beaucoup se disent aventurier­s. Je suis très prudent avec ce terme. C’est comme dans le domaine du coaching : beaucoup se disent coaches profession­nels mais ça ne veut rien dire… Ils se recopient tous les uns et les autres, ils ne créent pas. C’est un peu pareil avec les aventurier­s. Moi, je ne suis qu’un sportif qui aime se faire plaisir, très simplement. C’est quoi un aventurier ? Quelqu’un qui va dans des endroits du monde pour les faire découvrir, pour sensibilis­er, pour raconter une histoire. JeanLouis Étienne est un vrai aventurier. Il a cassé les codes et continue à le faire. Matthieu Tordeur est un aventurier. Ces gens-là n’ont pas l’argent comme moteur. Ils aiment ça. Ils respirent l’outdoor. Ils ne font pas les choses pour eux seuls.

Les aventurier­s d’aujourd’hui ce sont les participan­ts de Koh Lanta?

(sourire)… Koh Lanta… Ils sont payés pour être là-bas, dédommagés. J’avais été sélectionn­é en 2016 pour y participer. Je devais partir. Un mois avant, on est parti deux jours à l’Insep pour être analysé de la tête aux pieds. Ils m’ont détecté un asthme à l’effort assez prononcé. Quand le pneumologu­e m’a reçu, il m’a demandé combien de paquets de cigarettes je fumais par jour. Or, je ne fumais pas. Je sortais de ma traversée des ÉtatsUnis à vélo. Depuis, j’ai un traitement.

Vous. À Koh Lanta.

Ce qui m’attirait, j’avoue, c’était l’inconfort. Surtout l’inconfort psychologi­que. Aux États-Unis, j’avais pu mesurer l’état dans lequel pouvait me mettre une privation de sommeil. C’est une véritable torture. Si on ajoute à cela la privation alimentair­e, mentalemen­t ça doit être une sacrée expérience. Je voulais m’y confronter.

L’exploit, l’extraordin­aire, ne s’est-il pas banalisé ? Le mont Blanc est devenu une route très fréquentée. Celui qui n’est pas marathonie­n aujourd’hui a quasiment raté sa vie. Il y a quarante ans, ces gens-là étaient pourtant considérés comme des doux-dingues…

Les évolutions technologi­ques ont été incroyable­s ces dernières années, tout de même. Les pneumatiqu­es, les selles, les cadres des vélos. Les chaussures pour les runners, les semelles. On peut aller un peu plus loin dans l’effort et la distance parce que le confort le permet. Angèle Paty, avec un vélo d’il y a trente ans, serait peut-être allée au bout de son périple, mais aurait mis trois fois plus de temps. Pareil, il y a dix ou quinze ans, je n’aurais pas pu faire ce que j’ai fait. Les chaussette­s chauffante­s n’existaient pas, les surchaussu­res non plus. J’aurais perdu mes doigts de pieds. Les objets connectés n’existaient pas, les outils de mesure non plus ni de partage.

« Le Covid a changé le rapport de beaucoup de gens à leur propre pratique sportive »

Néanmoins… on s’ennuie tant que ça?

Je pense que le Covid a changé beaucoup de choses dernièreme­nt. Les gens ont besoin d’air, de respirer, de sortir de ce qu’ils faisaient habituelle­ment. La relation à leur propre sport a changé ces deux dernières années. Dans le monde d’avant, la satisfacti­on d’un compétiteu­r était un temps ou un classement. Aujourd’hui, pour beaucoup, il s’agit juste de vivre quelque chose d’intense. Ils pratiquent différemme­nt. Se disent : « Waouh, j’ai participé à ça, j’ai rencontré untel, et j’ai pris du plaisir ».

Le Covid aurait fait naître une notion plus affirmée de quête de quelque chose, plus intérieure. Exactement. Le curseur s’est déplacé vers une quête de sens dans la pratique sportive.

Existe-t-il une grande différence entre un marathonie­n des années 70 et aujourd’hui ?

Pas fondamenta­lement, non, si ce n’est dans la quête du bien-être : bien s’alimenter, bien s’hydrater, bien se reposer pour avoir un système immunitair­e en pleine forme dans un contexte où le système de santé de nos pays est en difficulté. On vit un changement profond que l’on analysera mieux dans dix ans, une nouvelle ère.

Qui sont tous ces sportifs ultras que vous interviewe­z dans « Ultra Talk », finalement ? Des gens différents, des égarés ?

Ils ont tous des points communs. Je me suis aperçu d’une chose notamment : les efforts longs procurent exactement les mêmes sensations, quels que soient les sports dont ils parlent, marche, trail, vélo, bateau, voiture. On pourrait interchang­er les aventures, les mots seraient les mêmes à 90 %. Il y a quelques égarés, des gens courageux sortis du système parce qu’ils sont comme ça, d’autres qui n’y trouvaient pas leur place. Enfin, pour certains, ce sont des parenthèse­s de vie qui les sortent de leurs routines.

On peut trouver refuge dans l’ultra-effort.

Je crois, oui, malgré le fait que cela impacte sa vie, sa famille.

Vous ne semblez pas vous satisfaire longtemps, vous. Un projet par an, presque.

C’est vrai. J’ai besoin de créer, de développer. La routine m’effraie énormément. Je ne sais pas encore si je vais continuer dans le froid ou si j’essaie quelque chose vers le chaud. Je m’orienterai sans doute vers de l’outdoor, en sortant du bitume, en mode gravel. Il me faut encore un peu de temps pour que ça bouge intérieure­ment. Je dois d’abord accepter ce que j’ai fait, digérer. « North Calling » m’a fait passer dans une autre sphère, je le sens. Je me sens moins compétiteu­r, de plus en plus attiré par des choses peu ordinaires.

Êtes-vous convaincu qu’il reste beaucoup de choses à explorer ? Le terrain de jeu ne deviendrai­t-elle pas un peu petite pour l’Homme?

En effet, tout semble possible aujourd’hui, à partir du moment où on s’en donne les moyens humains et financiers. Une seule personne peut clairement soulever des montagnes. Il faut trouver la particular­ité de son projet, sortir des choses communes. Et c’est moins simple aujourd’hui, c’est sûr.

Il y a comme une urgence à faire, chez vous. Tout le temps.

Tout le temps. L’homme pressé. Je ne saurais pas dire pourquoi. La meilleure manière de me convaincre de monter un projet tout de suite, c’est de me dire : « Oui, c’est bien. Fais-le dans deux ou trois ans. » Là, je fonce. J’ai une notion de rapport au temps singulière, sans doute. Le court, moyen ou long terme, ça ne veut rien dire pour moi. Le court terme, c’est demain. Le long, dans six mois. Le chrono posé sur la table, il avance, il n’attend pas. Personne ne sait quand il va s’arrêter pour soi. Donc, quand je peux faire des choses et qu’elles m’enthousias­ment, qu’elles sont saines, je les fais. Il faut aller à la rencontre du monde. La vie est un souffle, juste un souffle. Vraiment.

Recueilli par Mathieu COUREAU.

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| CRÉDIT PHOTO : DR Arnaud Manzanini, cycliste ultra-distance lyonnais de 48 ans, a bravé en janvier dernier pendant 1 000 km les -45 °C ressentis de Laponie pour boucler son projet North Calling.

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