Dimanche Ouest France (Loire-Atlantique)
L’éducation des footballeurs face aux journalistes
La gestion de l’image du footballeur fait l’objet depuis une dizaine d’années d’une vraie éducation, dans les centres de formation. La tendance pencherait de plus en plus vers un brin d’authenticité.
« Que pensez-vous de l’homosexualité ? » Dans la petite salle habituellement réservée aux conférences de presse de ce club de Ligue 1, la question résonne. La caméra tourne. Le joueur, pensionnaire du centre de formation, génération 2004-2005, est assis au pupitre et doit répondre. C’est un exercice. Bienvenue dans une session de sensibilisation au média-training. « On doit les préparer à toutes sortes de questions, y compris celle-ci oui, quitte à ce que cela les déstabilise », glisse le formateur. Car tout peut arriver aujourd’hui.
Le media-training ? Littéralement « l’entraînement aux médias », ou comment répondre aux questions des journalistes. Il y a deux façons de l’aborder, en fonction du contexte et de ce qu’exige la direction du club : celle qui cadre et qui bloque ; celle qui prépare le footballeur dans le but de favoriser une interview intéressante.
Si les poncifs sont encore légion au bord des terrains et dans les zones mixtes (là où s’arrêtent les joueurs pour donner les interviews d’après matches), si le chemin vers l’authenticité est encore long, les clubs ne sous-estiment plus le second point, ayant compris, à force d’une décennie de portes ouvertes enfoncées, combien cet effet lissage pouvait, à terme, nuire au joueur et à son image auprès du grand public.
« À Nice, on laisse les joueurs avoir leur propre ton, leur propre personnalité »
Les communicants ont en effet compris qu’il y avait un juste équilibre à trouver entre « la routourne va tourner » de Franck Ribéry en 2013 à ce fameux « on prend les matches les uns après les autres ». « Notre volonté a toujours été de laisser les joueurs avoir leur propre ton, leur propre personnalité, dit Virginie Rossetti, directrice communication & marque de l’OGC Nice. Notre travail n’est pas de formater l’interviewé, mais plutôt lui donner les astuces pour ne pas tomber dans les pièges et surtout pour être à l’aise : prendre le temps de réfléchir avant de formuler sa réponse, choisir le bon mot pour exprimer une idée précise. »
Une direction prise également dans les agences de communication qui conseillent les joueurs : « Il ne s’agit pas de mâcher le travail de nos joueurs ni lui faire dire des discours convenus, explique Khaled Karouri, ex-journaliste de Footmercato qui suivait notamment l’Olympique Lyonnais, co-fondateur de l’agence de communication STO créée en 2017 qui gère plusieurs joueurs de Ligue 1. Il s’agit de l’aider à formuler son message. On va échanger de façon régulière avec lui de sorte que chaque fois qu’il doit s’exprimer, il trouve les bons mots par rapport à ça. On sait qu’un discours aseptisé, c’est ce que les journalistes et les clubs détestent, ça n’arrange personne. L’interview, il faut penser à celui qui va la recevoir, aux supporters et ce qu’ils vont en dire. Et aux journalistes. On sait ce que c’est d’avoir des robinets d’eaux tièdes qui balancent des phrases toutes faites. »
C’est une phrase jugée malheureuse du jeune Mouctar Diakhaby, en novembre 2016 dans 20 Minutes, qui a donné envie à Khaled Karouri et son associé Quentin Siebman de monter leur structure. Le jeune défenseur lyonnais, quatre matches de L1 dans les jambes, était revenu sur son nouveau statut et son passage de la CFA à la L1 en ces termes : « Je pensais que la Ligue 1 était encore plus dure que ça et en fait, le niveau n’est pas si exceptionnel. » Tollé sur les réseaux sociaux, et grincements de dents à l’OL. « On avait trouvé ça dingue de dire ça. L’idée est partie de là. »
Ces agences viennent en soutien de joueurs qui sont en quête de cette compétence. C’était le cas de Youssef Aït Bennasser à son arrivée à Monaco avant d’être prêté à Caen en 2017 : « Il n’aimait pas les interviews, il n’était pas à l’aise. Petit à petit, parce qu’il était réceptif et curieux, il a réussi à être naturel. Désormais, il nous sollicite quand il y a besoin. »
Il ne faudrait néanmoins pas négliger le travail de fond des clubs, qui oeuvrent depuis une dizaine d’années sur le sujet. Le point de départ ? L’arrivée des médias traditionnels sur les réseaux sociaux et le boom des sites internet qui les relaient. La moindre erreur de langage se retrouve sur nos smartphones dans l’heure. « Avant, quand un joueur « se trouait » un peu en conférence de presse, les journalistes étaient plutôt cool et ne diffusaient pas, raconte un attaché de presse spécialiste du média-training qui, de ses propres mots, a vu « le monde changer ». « Aujourd’hui, les conférences de presses sont filmées et retransmises en direct, enregistrées. Tout est visible, sans filtre. »
Il dit que le moindre écart, qu’il soit verbal ou comportemental, se sait, se voit. « Aujourd’hui, on fait des captures d’écran de tout, des montages, on met des filtres sur tout, on trafique, on traque. Le joueur doit juste avoir conscience de ça, de ce qu’il risque. Faire du média-training, ce n’est pas un frein, c’est une aide. On n’est pas tous égaux face à une caméra, face à des journalistes, face à des réseaux sociaux. »
Dans ce milieu de la gestion de l’image, on l’avoue sans détour : « Ces dix dernières années ont révélé un côté effrayant de notre monde. Les grands médias, dès lors que les process sont respectés, ne posent pas de problèmes. Mais aujourd’hui, une carte de presse et un site internet suffisent pour se revendiquer comme étant un média. Il y a donc une multiplication des supports, avec parfois des déontologies douteuses, qui reprennent des informations sans sourcer, qui titrent en sortant du contexte à des fins d’audience. »
Des séances de gestion d’image dès 14 ans
D’où la nécessité d’éduquer. À l’INF Clairefontaine, temple de la préformation française d’où sont sorties des stars comme Thierry Henry, Blaise Matuidi ou Kylian Mbappé, la gestion de l’image fait partie intégrante du cursus socio-éducatif. Elle est indispensable aux yeux de la Direction technique nationale (DTN) ellemême, qui transmet chaque année un cahier des charges au personnel encadrant. Maîtriser sa communication à 14 ans répond à une double évolution, celle d’un monde du football « toujours plus violent et axé sur le sport-spectacle » et d’une « génération Z de natifs numériques », ultra-connectée et scotchée aux écrans, dixit Christian Bassila, le directeur.
Plusieurs sessions sont organisées au fil de la saison. «Ilyenaunesur les dangers du web, une autre sur le cyberharcèlement, puis sur la meilleure manière de valoriser son image sur Internet, et une, plus spécifique, de média-training sur les réseaux sociaux », liste Andrea Matha, référent socio-éducatif à l’INF.
Ainsi, les jeunes peuvent participer à une fausse conférence de presse filmée eux aussi, chapeautée par un journaliste professionnel, où ils se mettent dans la peau du sélectionneur des Bleus Didier Deschamps par exemple. Un retour sur la prestation de chacun est ensuite organisé. « Je pense que ça servira à ceux qui seront vraiment en conférence de presse, un jour, dit Andrea Matha. Aucune activité socio-éducative ici n’est anodine, surtout à l’ère du numérique et des réseaux sociaux, où la bêtise que tu vas écrire à 12-13 ans peut avoir de lourdes conséquences, des années après. »
Lorsqu’il repense à ses débuts à l’INF, il y a dix ans, Andrea Matha remarque que « les jeunes étaient un peu moins sur leurs téléphones ; deux ou trois par promo n’en avaient carrément pas ; et ceux qui en détenaient n’étaient pas en demande constante de leur portable ». Aujourd’hui, les 46 pensionnaires de Clairefontaine sont équipés de smartphones, inscrits sur de multiples réseaux sociaux et souvent scotchés à leur écran, quand ils y ont accès, « jamais le matin, souvent une grosse heure, le soir, après manger ».
« Les pièges sont plus grands sur les réseaux sociaux, confirme Virginie Rossetti (OGC Nice). On prépare nos jeunes à protéger leurs comptes, à la façon de réagir lorsqu’ils sont attaqués. On leur explique également les conséquences du moindre dérapage. On explique les bonnes pratiques, celles qui vont les mettre en valeur, simplement. »
Profs de théâtre et concours d’éloquence
Ça se travaille, donc. Dans l’Ouest, le Stade Brestois le fait depuis longtemps. Le Stade Rennais, lui, a été l’un des pionniers en la matière. Chaque catégorie de jeunes y passe chaque année, à plus ou moins haute dose. Une fois par an, sont parfois invités quelques journalistes de la presse locale voire nationale pour renforcer le propos pendant une heure.
À Nice, le club fait parfois appel à des professeurs de théâtre. Dernièrement, Gérard Holtz est intervenu devant les jeunes. « Chez nous, les pensionnaires du centre de formation prennent également part à des concours d’éloquence pour apprendre à appréhender un sujet, réfléchir et préparer une prise de parole. Et évidemment convaincre. »
Qu’est-ce qu’un média ? Qu’est-ce qu’un journaliste ? Qu’est-ce qu’il attend ? Qu’attend le club de vous ? Pour les « petits », il s’agit de les mettre à l’aise face caméra, de se présenter simplement, de parler avec eux de choses qu’ils aiment. Les tics de langage sont assez vite repérés. On visionne, on en rediscute.
Pour les plus « grands », on pousse un peu le curseur. « À Nice, on intensifie principalement lorsque leurs premières prises de parole en presse s’approchent, poursuit Virginie Rossetti. On les prépare tranquillement sans ajouter de la pression à un exercice potentiellement anxiogène. D’une manière générale, on protège les jeunes joueurs quand ils « montent » avec le groupe pro, en ne les exposant pas trop rapidement. Ensuite tout se fait progressivement et graduellement. De la presse écrite, puis de la radio, enfin des interviews TV, pour permettre au joueur de prendre confiance dans ses prises de parole. »
« Ils auront des caméras braquées tout le temps sur eux. Habituez-vous, mais protégez-vous aussi »
Un autre attaché de presse de Ligue 1 : « Le but c’est qu’ils n’en aient pas peur, qu’ils sachent que ça va faire partie de leur vie, qu’ils auront des caméras braquées tout le temps sur eux. Habituez-vous. Répondez aux obligations contractuelles car les droits TV, ce sont 75 % du budget de certains clubs donc on doit donner en retour, c’est normal, mais protégez-vous aussi. »
Pour lui, il convient de contextualiser, toujours : « Ce sont des enfants, des adolescents à qui on demande déjà une charge de travail énorme entre les entraînements et l’école. En plus de cela, on leur demande d’être irréprochables dans leurs prises de parole, d’être de bons citoyens, d’être exemplaires. On leur demande à 18 ans de tenir le discours d’un salarié qui aurait vingt ans de boîte, de connaître toute l’histoire du club, de ne pas faire de fautes et, surtout, d’être bons sur le terrain. »
Il dit que ces gamins « sont contactés de plus en plus jeunes par des journalistes, des fans, des filles, des recruteurs, des agents, des gestionnaires de patrimoine. Il y a dix ans, il fallait s’accrocher pour trouver un numéro. Aujourd’hui, vous allez sur un compte certifié, vous envoyez un message et vous avez possiblement un contact direct. Encore une fois, ce sont des gamins. Et ce milieu n’est pas facile. »
La quête est double désormais : celle, immuable, de protéger l’institution ; celle, plus récente, de protéger le joueur lui-même. Chacun avance sur un chemin de crête. « Dès lors qu’un joueur est face caméra, on ne peut pas tout maîtriser, glisse un autre attaché de presse. Juste sentir qui on envoie, anticiper certaines réactions. » Quand un joueur est très en colère après un match, « il n’est pas rare que l’on fasse en sorte qu’il ne s’arrête pas », dit-il, « ou alors de le voir avant pour le faire redescendre, l’alerter sur son état émotionnel. Car ce sont des êtres humains qui sortent parfois du terrain avec 95 minutes de frustration dans les jambes et la tête. » Tout devient alors, possiblement, inflammable. L’époque est aux allumettes.