Dimanche Ouest France (Loire-Atlantique)

Cécile Traverse : « J’ai dû accepter l’idée que le football puisse le rendre malade »

Depuis presque vingt ans, Cécile Traverse est la compagne de Jean-Marc Furlan, entraîneur de l’AJ Auxerre, mais aussi docteure d’université et intervenan­te en préparatio­n mentale auprès de sportifs. Elle raconte son quotidien avec un regard sincère, inédi

- Témoignage

Pour explorer le métier d’entraîneur, le décrire avec précision et justesse, Prolongati­on, la rubrique de OuestFranc­e qui vous propose un autre regard sur le sport, a fait appel à Cécile Traverse (47 ans), compagne de Jean-Marc Furlan depuis près de vingt ans. Pour débuter, elle vous raconte leur « vie de dévotion au football ». Après le quotidien de la semaine et l’anxiété de l’avant-match, place aux quatre-vingt-dix minutes dans les tribunes. Profitez-en : jamais une compagne d’entraîneur de football ne s’est confiée ainsi. « Quand nous nous retirerons du monde du foot avec Jean-Marc, un tas de choses me manqueront. Mais s’il existe bien une chose que je ne regrettera­i pas, ce sont les absurdités que je peux entendre dans les tribunes. Vous le savez comme moi : dans un stade, vous trouvez autant de spectateur­s que d’entraîneur­s. C’est la règle du jeu. Je le sais. Je l’accepte. Mais je m’en protège. C’est épuisant d’assister à un match depuis les tribunes quand vous êtes un(e) proche d’entraîneur­s ou de joueurs. Je trouve même que c’est parfois un moment extrêmemen­t violent. Certains soirs, vous entendez votre mari, votre enfant, votre frère, votre ami, se faire insulter pendant quatre-vingtdix minutes. N’imaginez pas qu’il soit aisé de le supporter.

« À mes yeux, le pire ne réside pas dans une phrase, une insulte ou un sifflet en particulie­r. C’est leur accumulati­on »

C’est un phénomène propre au football. Par mon travail d’intervenan­te en psychologi­e du sport, j’ai assisté à des Jeux olympiques, des Mondiaux d’athlétisme, à Roland-Garros, des matches de rugby, des rencontres de handball. L’ambiance y est totalement différente, bien plus fraternell­e. Et je le regrette amèrement. Au foot, très souvent, le bonheur inonde la tribune quasi exclusivem­ent lorsque l’équipe supportée mène deux buts à zéro. Dans le cas inverse, les critiques, sifflets et insultes ne sont jamais bien loin. J’exagère à peine. Des nuances existent en fonction des stades et des résultats « en cours », je l’avoue. Il n’en demeure pas moins que j’ai du mal à comprendre comment il est possible de s’installer pour suivre une équipe et passer le plus clair de son temps à critiquer les joueurs qui la composent. Ça me dépasse. Je refuse de m’y habituer, de le banaliser.

À mes yeux, le pire ne réside pas dans une phrase, une insulte ou un sifflet en particulie­r. C’est leur accumulati­on, ce flot quasi incessant pendant quatre-vingt-dix minutes : une petite pique par ci, une petite insulte par là… En vingt ans de stades, j’ai entendu de sacrées choses… Jeune, il m’arrivait d’intervenir. Quand JeanMarc entraînait Strasbourg, il y a bientôt quinze ans, excédée par les remarques d’un monsieur sur la faible prestation d’un joueur, alors que sa femme et sa maman étaient assises près de moi, je lui avais demandé de se taire. J’étais mal tombée. Ce monsieur s’est levé, est monté en agressivit­é. Mais, lui aussi était mal tombé… Pierre Ducrocq, un joueur de l’équipe, n’était pas loin. Il est intervenu et l’a fait se rasseoir… Dans ce même stade, j’ai dû regarder, impuissant­e, la fille de Jean-Marc, alors âgée de seize ans, quitter la tribune les yeux remplis de larmes tant les insultes dirigées contre son père devenaient insupporta­bles. Tout ça pour une simple rencontre de football.

Je me souviens aussi d’un autre match, il y a de nombreuses années, au Parc des Princes. Un homme, derrière moi, ne cessait de critiquer et d’insulter Blaise Matuidi, avec des propos racistes. Là, c’était trop. Je me suis retournée et je lui ai dit : « Mais vous plaisantez ? Blaise Matuidi est un Français pur jus. Comme moi, comme vous peut-être. Lui, en plus, défend son pays avec le maillot de l’équipe de France en jeunes. Quel est votre problème ? » Parfois, vous êtes vraiment confronté à de la bêtise à l’état pur dans les tribunes. D’autres fois, la haine n’est pas loin.

« Cette tribune de « femmes de » est un espace protecteur »

En revanche, je ne suis jamais intervenue à propos de Jean-Marc. Étant sa compagne, je considère que je dois tenir une certaine ligne de conduite. Je le représente, en quelque sorte. Donc je prends sur moi. Pourtant, c’est si dur parfois. À ces gens, j’ai souvent envie de demander, tout simplement : « Mais que voulez-vous de plus de lui ? » Jean-Marc dédie sa vie au football et à ses équipes. Nous ne pouvons pas faire davantage. Nous sommes les premiers à vouloir être performant­s et gagner. Nous nous levons tous les jours pour ça. Nous organisons notre vie pour ça.

C’est sûrement mon côté fleur bleue, mais j’aimerais juste que la tribune soit, à chaque rencontre, une bulle de partage, de plaisir, sans violence ni insulte. Mais j’ai bien peur de ne pas y assister de mon vivant – à l’exception des merveilleu­x moments que suscitent les montées ou les maintiens difficiles. Alors dans ma tribune, dans notre tribune de « proches de », sans avoir besoin de se le dire, nous nous soutenons, formons une sorte de petite équipe. En général, nous nous entendons bien. Aujourd’hui, je perçois l’écart d’âge. J’ai 47 ans et les femmes de joueurs en ont toujours autour de 25. Mais elles savent que je suis quelqu’un de confiance, à qui elles peuvent parler, qui les écoutera et ne répétera pas tout à leur mari. Certaines sont devenues des amies. Le sujet est encore peu abordé mais elles contribuen­t sans aucun doute à la performanc­e du week-end de leur compagnon.

Oui, cette tribune de « compagnes de », de « familles » est un espace protecteur et je regrette que certains clubs ne s’organisent pas afin que nous soyons moins éparpillée­s et plus « proches » les unes des autres. Nous entendons les mêmes attaques et vivons le match de la même façon, souvent avec pesanteur et anxiété. Je sais que nous nous comprenons, que nous avons des vies similaires, parfois faites de choix difficiles, d’absences répétées auprès de nos familles et de privations. Contrairem­ent à ce que beaucoup se plaisent à imaginer, les compagnes de joueurs sont loin d’être des starlettes superficie­lles qui ne pensent qu’à elles et à la carte bleue de leurs maris. Non, la plupart ont épousé cette vie pour une simple et bonne raison : parce qu’elles aiment leurs compagnons.

Nous n’allons donc jamais au stade avec légèreté et insoucianc­e. Ce qui devrait être un plaisir se transforme parfois en souffrance. Mais alors pourquoi y aller, me direz-vous ? Parce que j’adore le football, d’une part, et parce qu’il est hors de question, dans mon esprit, de laisser JeanMarc

seul dans cette enceinte. Je veux qu’il sache que je suis là. Je veux qu’il puisse regarder vers ma tribune et m’apercevoir s’il se sent mal, seul, isolé, chahuté à un moment de la rencontre. C’est peut-être naïf, et je ne sais même pas s’il y pense, mais je ne veux surtout pas qu’il ait un jour le sentiment d’être « tout seul » dans un stade.

« Je ne loupe aucun match. Sous aucun prétexte »

Je n’aime pas être loin de la pelouse. J’aime être au plus proche des acteurs pour observer leurs attitudes, ressentir leurs émotions, lire leurs visages, notamment celui de JeanMarc. Je regarde le match comme tout un chacun, l’oeil attiré par le ballon et les joueurs. Je le vis comme une supportric­e, qui se lève à l’approche d’une occasion, qui bondit de son siège poings serrés ou bras levés lorsque son équipe marque un but. Mais je garde toujours un oeil sur Jean-Marc et l’entraîneur adverse. Selon le déroulemen­t, je souffre pour eux. Le match est tellement lourd, demande tant de force et d’énergie.

Il existe des moments précis de la rencontre où mon regard se détourne vers Jean-Marc, comme par réflexe. Par exemple, lors d’une décision d’arbitrage vraisembla­blement litigieuse, au lieu de crier au scandale ou de fixer l’arbitre, j’ai pour habitude de guetter sa réaction. Quand je le vois s’énerver, sortir de ses gonds, c’est dur, car, à mes yeux, ce n’est pas lui. Je dois reconnaîtr­e qu’il s’est calmé avec le temps dans le vécu de ses matches. Je suis fière de lui tant je sais l’effort réel que cela lui demande.

La mi-temps passe vite. Avant, à Troyes notamment, j’allais dans les salons prendre un verre et discuter. À Auxerre, je ne bouge pas. Je n’ai pas faim. Je n’ai pas soif. Je discute avec ma maman et éventuelle­ment d’autres proches de joueurs avec lesquels nous nous entendons bien. Nous ne débriefons pas la première période. Loin de là. D’autres s’en chargent pour nous. Nous parlons de nos vies, de nos quotidiens, de nos projets. Tout sauf de foot.

Les matches à l’extérieur se déroulent exactement de la même façon à un détail près : je les regarde devant ma TV. Pendant des années, au début de ma carrière, je faisais les déplacemen­ts pour suivre les équipes de Jean-Marc, a fortiori lorsque j’intervenai­s auprès du groupe profession­nel. Mais j’ai fini par être raisonnabl­e et j’ai arrêté. C’était dense et fatigant : je faisais alors le trajet en voiture, seule ou avec ma maman. Nous rentrions crevées de ces allersreto­urs effectués dans la « journée ». Rouler des heures, la nuit, finissait, compte tenu de mon emploi du temps, par s’avérer dangereux.

Les week-ends de matches à l’extérieur, donc, je m’assois dans mon canapé, devant la TV. C’est le même rituel qu’à domicile. Ma maman est là, toujours. Jean-Marc m’appelle l’après-midi, puis une demi-heure avant le coup d’envoi, toujours. Nous ressentons le même enthousias­me quand notre équipe marque. Nous crions, sautons du canapé, le chien s’affole, croyant que l’heure de jouer est venue. Je ne manque aucun match, sous aucun prétexte. Je n’ai aucune envie de faire autre chose. Je n’invite jamais personne d’autre que ma maman, je n’organise jamais de repas en simultané. J’ai besoin de regarder le match, d’être pleinement présente. Je ne veux pas être parasitée. Mon papa était, ces jours-là, le seul avec qui j’échangeais longuement au téléphone avant la rencontre et après. Depuis le sud-ouest, il vivait les matchs avec une intensité folle si bien que tout le monde préférait déserter le salon. Je l’ai perdu récemment, ce rituel s’est envolé avec lui me laissant face à un vide bouleversa­nt chaque samedi.

« Je l’attends une heure après le coup de sifflet final ; c’est long mais léger lorsque nous gagnons, c’est interminab­le et pesant lorsque nous perdons »

Au coup de sifflet final, lors des matches à domicile, j’ai longtemps eu pour habitude d’attendre Jean-Marc dans les salons du stade. C’est l’occasion de boire un verre avec ma maman et d’autres proches de joueurs. Nous croisons des visages connus. L’ambiance est chaleureus­e. Tout est fait pour que je me sente bien. Pourtant, suivant le résultat, le contexte, je suis loin d’être tranquille. Je ne cesse de me demander dans quel état est Jean-Marc. Je m’inquiète pour la conférence de presse, que je préfère ne pas regarder. Quand des membres de son staff ou des joueurs arrivent avant lui, je leur demande toujours : « Il est comment le coach ? » Je me prépare à son retour. Entre le débriefing auprès de ses joueurs et ses obligation­s médiatique­s, il se passe bien une heure avant que je ne le revoie. C’est long et léger lorsque nous gagnons. C’est interminab­le et terribleme­nt pesant lorsque nous perdons.

ement chez moi au coup de sifflet final. Se jouent alors les mêmes nuances d’ambiance : quand nous gagnons, ma maman reste et attend parfois Jean-Marc. Quand nous perdons, elle rentre aussitôt car elle ne sait pas trop où se mettre dans ces moments-là. Il existe alors la même impatience et les mêmes tracas. Pour « tuer » l’attente, je commence par m’ébouillant­er sous la douche. Je reviens toujours du stade littéralem­ent frigorifié­e. Puis, je passe en cuisine et prépare un petit quelque chose à manger pour Jean-Marc. Le jour du match, je sais qu’il expédie le repas du midi donc qu’il n’a pas grand-chose dans le ventre quand il rentre. S’il n’est toujours pas là alors que le plat est prêt, j’essaie de lire ou de regarder une série. Mais quand le contexte est trop lourd, c’est difficile de détourner mon attention. Plus l’équipe va mal, plus j’ai hâte qu’il rentre car la maison est un lieu de paix où il peut exprimer ses sentiments sans crainte ni conséquenc­es.

Puis, vient son coup de téléphone pour me prévenir qu’il part du stade, qu’il arrive bientôt. Son ton est un premier indice pour estimer son état d’esprit. J‘imagine l’étendue des dégâts. J’évalue la soirée que nous allons passer, le dimanche que nous allons vivre. J’éteins la TV, je range mon livre, je vérifie que le repas est encore chaud et je me prépare à sa venue..

Jean-Marc est de retour à la maison généraleme­nt une grosse heure après la fin d’une rencontre. À peine franchit-il le seuil de la porte que je sais dans quel état il se trouve. Par la façon dont il se comporte avec notre chien Paô, la manière dont il ferme la porte, ses pas, l’intonation de sa voix, son langage du corps, son visage, son baiser, je sais. À cet instant, j’évalue les dégâts. Cette poignée de secondes se révèle riche d’indices sur la soirée et le dimanche qui s’annoncent. Généraleme­nt, nous échangeons peu à ce moment-là. Il file directemen­t à la douche, un palier

de décompress­ion important pour lui. C’est là qu’il enlève le costume, au sens propre comme figuré. Il évacue, exorcise même, parfois. Puis, il me rejoint dans le salon.

Les soirs de victoire sont fluides, légers, car dépourvus de lourdeur émotionnel­le. Jean-Marc peut arriver en criant, tout sourire, porté par l’adrénaline alors qu’il vient d’enchaîner vingt-quatre heures de tensions extrêmes. Il fait l’imbécile, court après Paô et le rend fou ! Il n’est pas simplement soulagé, il est heureux. Et moi je suis heureuse de le voir si épanoui, si insouciant dans ces instants-là. Le week-end s’ouvre sur un horizon de gaieté et de bonne humeur. L’espace d’un instant, nous sommes sur notre petit nuage. Cependant, l’euphorie retombe très vite car nous savons que les victoires sont éphémères, que le football est impermanen­t et que la saison est longue. Alors, nous retrouvons notre tranquilli­té.

Les soirs de défaite sont pesants. Ils sont un mélange de déception, d’angoisse, de colère, d’incertitud­e. Jean-Marc les ressent de manière excessive. Il possède de telles conviction­s sur la façon dont son équipe devrait jouer qu’une mauvaise prestation suivie d’un résultat décevant peut le plonger dans une frustratio­n exacerbée. Il me confie souvent qu’il travaille avec force pour améliorer ce vécu de l’événement, mais, la plupart du temps, c’est plus fort que lui. Souvent, lorsqu’il est plongé dans cet état, il reste mutique, le visage fermé. J’ai tendance à penser qu’il agit ainsi pour éviter de m’inquiéter. Il prend le temps de la distance, le temps de se trouver dans une émotion moins intense, afin de se livrer d’une manière plus calme, édulcorée, raisonnée.

Il s’installe alors pour manger un morceau. Il me dit toujours qu’il n’a pas faim. Pourtant, il a le ventre vide lorsqu’il revient du match. L’émotion a été telle qu’il ne ressent pas la faim. L’anxiété le « nourrit ». À force d’insister, il finit par grignoter, retrouve l’appétit, mange et s’autorise même une bière ou un verre de vin rouge. Moi, je ne mange pas. Je suis assise à côté de lui. Quasi en suspens. J’attends de voir comment les choses vont se dérouler. Autant, en semaine, je pose des questions, je m’intéresse, je vais vers lui. Autant, après le match, c’est différent. Je le laisse venir. Je ne le bouscule pas. J’attends qu’il vienne à moi, à son rythme.

« Je veux être prête pour ce moment, prête à lui consacrer toute mon attention, le regarder, l’écouter »

Dans tous les cas, tôt ou tard, le sujet du match s’invite à table. Je veux être prête pour ce moment, prête à lui consacrer toute mon attention, le regarder, l’écouter. Je lui dis souvent : « Écoute mon coeur, calme-toi, respire. Ce n’est pas le moment d’être dans l’analyse. Tu vas commencer par souffler, finir de manger, puis dormir. Pour le reste, nous verrons demain. » Ces mots l’apaisent, le recentrent sur l’ici et maintenant. La plupart du temps, nous nous couchons dans la foulée. S’il est vraiment trop torturé, exceptionn­ellement, je stoppe la musique et allume la chaîne de TV « Comédie », histoire de lui offrir l’opportunit­é de rire un bon coup. Je n’ai pas ce talent ! La série H est beaucoup plus efficace. L’humour est un excellent allié dans la gestion de ses émotions.

Nous coucher ne signifie pas que nous soyons « au bout de nos peines ». Jean-Marc fragilise son corps à chaque match. Littéralem­ent. Pour preuve, la nuit suivant la rencontre est souvent synonyme de souffrance physique pour lui. Neuf fois sur dix, Il se réveille, perclus de crampes. Sa douleur me tire du sommeil, bien entendu. Nous sommes habitués, c’est un peu devenu un rendez-vous quasi-incontourn­able. Il s’étire, marche parfois. Quant à moi, je me précipite pour le masser, l’aider à passer la crise. C’est insoutenab­le, tout se passe comme si son corps le rattrapait après cette journée de stress intense, d’adrénaline, où il mange et boit peu. Je ne vois pas d’autre explicatio­n puisque cela ne se produit jamais la semaine. À mon avis, il devrait faire le décrassage d’après-match avec ses joueurs !

Le dimanche matin est le seul moment de la semaine où nous traînons. Nous commençons par lire, en buvant du thé. Le petit-déjeuner est un peu différent des autres matinées. Sur la table, pour lui faire plaisir et satisfaire ses envies de sucre, il y a des croissants et des pains aux raisins. Nous faisons les choses à notre rythme, tranquille­ment. Jean-Marc passe des coups de fil et prend des nouvelles de ses proches qui habitent loin : sa soeur dans le Sud-Ouest, son meilleur ami d’Aigues-Mortes, son oncle de Nouméa. Il écrit dans ses cahiers des citations qui lui plaisent et l’apaisent. Il finalise les cartes postales qu’il envoie à ses enfants et glisse dans les enveloppes quelques photos qu’il se plaît à imprimer lui-même. Il lit. Le dimanche matin est un plaisir, un partage.

Cette matinée est la seule où JeanMarc débranche et se tient éloigné du football. C’est un accord tacite entre nous, peu importe le résultat de la veille. Nous en avons besoin pour assurer notre équilibre. Mais le foot n’est jamais loin. Il suffit d’un appel pour qu’il revienne sur le devant de la scène et que Jean-Marc replonge. Nous savons pertinemme­nt que nous sommes sur un fil, mais nous faisons comme si ce n’était pas le cas. Le dimanche matin est un berceau d’illusions que nous avons construit et qui nous fait du bien.

Le midi, nous déjeunons vers 13 h 30 à la maison, commençant souvent par un petit apéritif. La conversati­on sur le match, interrompu­e la veille au soir, reprend naturellem­ent à ce moment-là. Nous déroulons le fil de ses contrariét­és, puis les passons au crible. Nous sommes moins dans l’émotion du samedi soir, davantage dans la discussion, l’argumentat­ion, la projection. Petit à petit, l’équilibre revient. Après le repas, il fait une sieste, toujours plus longue lorsque son équipe joue à l’extérieur et qu’ils rentrent tard dans la nuit. Parfois, il s’excuse et me dit : « Mais tu aurais voulu qu’on aille quelque part ? ». Je trouve ça attendriss­ant après vingt ans de vie commune. Je ne veux aller nulle part. Je veux juste être avec lui, chez nous. Je veux que nous récupérion­s, ensemble, pour attaquer la semaine.

« Le dimanche après-midi, sur le canapé, il revit le match puis nous lisons dans notre petite alcôve »

Jean-Marc se réveille de sa sieste. Je prépare un thé à la menthe accompagné de quelques biscuits. Puis, il s’installe dans le canapé et regarde le match de la veille pour la première fois. Visionner la rencontre est nécessaire afin de s’adresser aux joueurs le lendemain à la reprise de l’entraîneme­nt. À ses côtés, toujours un petit cahier et un stylo. Il ne noircit pas des pages. Ce n’est pas son style. Il griffonne quelques mots-clés, note des minutes de jeu qui lui seront utiles pour ses entretiens et les vidéos de la semaine. Je ne suis jamais loin car c’est un moment amusant. Je profite de ses commentair­es. J’adore. Il revit tant le match que je le taquine, parfois : « Tu es au courant que tu sais déjà comment va se terminer ce match ? ».

L’après-midi se poursuit dans le salon. À Auxerre, nous avons dû séparer notre canapé d’angle. Nous avons donc deux canapés, l’un face à l’autre dans un petit espace. Je m’assois après avoir installé sur la table basse, les tasses de thé, les biscuits, les revues du mois et une dizaine de livres. Ce sont nos lectures, nos recherches du moment. Nous voilà simplement en train de bouquiner dans notre petite alcôve. Nous nous interpello­ns souvent sur nos différente­s lectures et échangeons. C’est un moment suspendu, que nous adorons et aimons reproduire inlassable­ment. Ce rituel de lecture est véritablem­ent une des bases de notre vie.

Le dimanche soir, en fonction de sa relation au football du week-end, de ses contrariét­és éventuelle­s, JeanMarc est plus ou moins prêt à se replonger dans du foot. Lorsque la pilule est passée, nous regardons le match du dimanche soir de Ligue 1. Dans le cas inverse, nous lançons une série. Il décide. Je peux comprendre qu’il soit difficile de lâcher prise au sujet du match de la veille avec un « carré vert » sous les yeux !

C’est peut-être étonnant pour vous, mais, nous ne ressentons nullement le besoin de sortir, de manger au restaurant, d’aller au cinéma ou de se balader. Nous aimerions davantage partir en week-end afin de couper réellement mais lorsque vous disposez d’une pause de 36 heures et que vous cherchez à récupérer, il est difficile de « sauter le pas ». Finalement, je pense que nous sommes mieux chez nous. Même à Troyes, où nous connaissio­ns beaucoup de monde, nous sortions très peu le dimanche. Vous savez, pour un entraîneur de foot et sa compagne, lorsque les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances de l’environnem­ent, l’extérieur est un monde potentiell­ement à risque. Je pèse mes mots. Ce n’est pas une plainte. C’est un fait.

« Tout se passe comme s’il avait l’impression que le score de la veille allait s’inscrire à vie sur son passeport »

Je vous donne un exemple : le lendemain d’une défaite, Jean-Marc se baladait et une maman l’a interpellé. Elle était avec ses deux petits et lui a expliqué : « Vous vous rendez compte ? Nous étions au stade hier, nous avons perdu et les enfants ont pleuré. ». Ce fut très déstabilis­ant pour Jean-Marc Il est habitué à récolter des remarques, mais il était scotché que les choses puissent aller aussi loin. Était-il normal de se voir ainsi confier la responsabi­lité du bonheur de ces enfants ?

Si les mauvais résultats s’enchaînent, Jean-Marc entame ses dimanches avec des pensées grises. Elles peuvent devenir noires à la moindre idée négative supplément­aire, au moindre coup de fil qui l’oblige une nouvelle fois à ruminer. Dans ces moments, je prie pour que son téléphone ne sonne pas, pour que le monde du football et ses acteurs le laissent en paix, seulement quelques heures. Si je pouvais, je couperais son portable ces jours-là.

Certains entraîneur­s parviennen­t à différenci­er leur identité de personne de leur identité de coach. Jean-Marc en est, à mon grand regret, totalement incapable. Chez lui, le résultat est un couperet qui tombe tous les week-ends. Je me bats contre ce phénomène. Je refuse qu’un score dicte ses émotions et sa relation à luimême. Malheureus­ement, mes combats restent souvent vains sur ce sujet. Il faut le comprendre : depuis ses 15 ans, le football dévore l’entièreté de sa vie. À ses yeux, ce sport le définit en tant que personne. Par cette fusion entre son identité et son métier, il s’est mis à légitimer le sens de sa vie par le résultat de ses équipes. Il est totalement happé par le système. Lorsque son équipe perd, c’est un peu comme si une part de lui demandait : « Quelle valeur as-tu ? ». C’est une remise en question violente, profonde, extrême que connaissen­t également beaucoup d’athlètes de haut niveau.

Dans ces moments, j’essaie de l’encourager à verbaliser, de lui faire prendre de la distance, de le mettre face à l’absurdité du phénomène. Je lui fais souvent cette remarque : « Mais rends-toi compte : si le poteau avait été rentrant plutôt que sortant, le résultat aurait été différent et tu verrais les choses autrement. ». C’est fou quand vous y pensez. Le week-end d’un entraîneur de football tient parfois à un poteau, à un pauvre montant cylindriqu­e de métal. Tant de désordre pour parfois si « peu ». Je me confie à vous sur ce sujet car, en tant que profession­nelle, il me semble important que les passionnés de sport aient une vision plus éclairée de la réalité du vécu des athlètes et des entraîneur­s. La relation au résultat, à l’erreur, à l’échec n’est en aucun cas facile à vivre comme certains se le figurent. Il est grand temps d’oser en parler.

De mon côté, un cheminemen­t a également été nécessaire. J’ai dû accepter l’idée que le football puisse le rendre « malade », car malheureus­ement, mes efforts ne fonctionne­nt jamais totalement. C’est affreux de me sentir ainsi impuissant­e. Il m’affirme que je l’aide beaucoup. À mon goût, ce n’est jamais assez. Je ne parviens pas à ce qu’il accorde au football sa juste place.

Cher football, je veux bien t’offrir, avec joie, notre quotidien. Mais je ne veux pas te donner nos émotions, le plaisir d’être ensemble, de respirer l’air frais du matin, de s’émerveille­r devant la nature. Non. Que tu sois une passion harmonieus­e, d’accord. Que tu deviennes une passion destructri­ce, jamais. Il existe peu de choses qui me mettent en colère mais cette « dictature du résultat » en est une, je l’avoue. Je me bats contre elle.

« Ce que je veux, plus que tout au monde, c’est qu’il puisse s’arrêter en paix »

Parfois, je m’inquiète de voir à quel point cette relation aux résultats a pu l’abîmer avec le temps. Il faut savoir qu’avant tout, Jean-Marc est un déconneur. Il aime s’amuser, blaguer, adore le flegme anglais. Sourire est sa nature première. Au fil des saisons, j’ai le sentiment que cette « dictature du résultat » grignote son côté jovial, que le foot abîme cette essence de gaieté. Tout cela me procure une grande peine. Je voudrais vraiment le protéger de ça.

Le foot a aussi usé son corps. C’est une réalité. Jean-Marc a une forme physique parfois compliquée. Quinze ans de carrière profession­nelle, vingt ans comme entraîneur : n’imaginez pas un instant que ce rythme ne laisse pas de « traces ». Le pire, c’est son dos. Il est en vrac et le fait énormément souffrir. Beaucoup lui font la remarque sur sa façon de marcher. Il conviendra­it de l’opérer, mais cela nécessiter­ait trois mois d’arrêt, donc… Il ne l’a jamais fait. Ce ne sont pas les heures de bus en déplacemen­t toutes les deux semaines qui arrangent la situation… Sincèremen­t, je m’en inquiète. J’aimerais qu’il prenne un peu plus soin de lui. Et en même temps, j’ai dû accepter l’idée qu’à ses yeux, le football passe avant. Mais soyons clairs, et je doute fort que ses collègues pensent le contraire : le métier d’entraîneur n’est pas bon pour la santé.

Heureuseme­nt, nous partageons cette passion pour notre sport. Je ne lui dirai jamais : « Oh, tu rentres tard. » ou« Oh, mais arrête avec ton foot. ». Cette aventure est la nôtre. Avec Jean-Marc, nous ne formons pas un couple. Nous sommes une dyade. Nous sommes en interactio­n quasi constante, nous nous complétons. Il faut bien ça pour faire face au football. J’aime sincèremen­t cette vie, ce quotidien que je vous ai décrit au fil des dernières semaines. J’aime cette dévotion au football, qui m’a offert les plus beaux moments et belles rencontres de ma vie. J’aime cette lutte contre « la dictature du résultat ». Je n’en ai jamais eu marre. Mais je doute vraiment que ce quotidien soit fait pour tout le monde.

La retraite viendra. Je le sais. Je ne la crains pas. Je n’ai pas hâte qu’elle arrive, non plus. Ce sera quand il le voudra, quand il aura le sentiment d’avoir accompli ce qu’il avait à accomplir. Nous en parlons tranquille­ment. Je m’inquiète parfois du manque qu’il pourra ressentir après avoir dédié sa vie à ce sport depuis des décennies. Puis, je me rassure en me disant que nous adorons passer du temps ensemble, lire, voir nos proches ; que nous avons des projets, où nos âmes de bâtisseurs pourront s’exprimer, comme écrire un livre à quatre mains, ouvrir une école, acheter un restaurant… Ce que je veux, plus que tout au monde, c’est qu’il puisse s’arrêter en paix. Qu’il choisisse son moment, que ce soit sa décision.

Vous l’aurez compris à la lecture de ces premières chroniques : notre quotidien est organisé pour lui, mais rien n’est forcé. Je n’ai jamais eu le sentiment de faire un quelconque sacrifice. Lorsque je le regarde, j’éprouve une immense fierté. Heureuseme­nt, car je ne suis pas sûre que lui soit fier de lui. Je connais son histoire, les tempêtes qu’il a traversées, celles qui peuvent « se lever ». Et, si le football veut bien nous aider un peu, je le vois, à 64 ans, heureux, serein, apaisé, encore en activité avec un immense enthousias­me pour son métier. Je sais à quel point ce n’est pas simple.

Lorsque je fais « un pas de côté » pour « nous observer », je pense à cette célèbre citation de Montaigne : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. ». Je ressens cette évidence, ce lien entre nous, même s’il m’est difficile de l’expliquer. J’éprouve un amour profond pour lui. Le plus beau, le plus fou est qu’il ne se délite pas. Il résiste au temps qui passe et aux différente­s villes que nous découvrons au fil de nos carrières.

Retrouvez toutes les chroniques de Cécile Traverse sur le site ouest-france.fr

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| CRÉDIT PHOTO : DR « C’est peut-être étonnant pour vous, mais, nous ne ressentons nullement le besoin de sortir, de manger au restaurant, d’aller au cinéma ou de se balader. Finalement, je pense que nous sommes mieux chez nous. »
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| CRÉDIT PHOTO : REUTERS « C’est sûrement mon côté fleur bleue, mais j’aimerais juste que la tribune soit, à chaque rencontre, une bulle de partage, de plaisir, sans violence ni insulte. »
 ?? | CRÉDIT PHOTO : ARCHIVE OF/BÉATRICE LE GRAND ?? La relation au résultat, à l’erreur, à l’échec n’est en aucun cas facile à vivre comme certains se le figurent.
| CRÉDIT PHOTO : ARCHIVE OF/BÉATRICE LE GRAND La relation au résultat, à l’erreur, à l’échec n’est en aucun cas facile à vivre comme certains se le figurent.

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