Dimanche Ouest France (Loire-Atlantique)

Le livre de poche, légende de l’édition française

Les livres de « poche » occupent une bonne place dans nos librairies. Un format dont l’invention est parfois attribuée à la collection Le Livre de Poche en 1953. En partie vrai… En partie faux aussi.

- Correspond­ance, Nicolas MONTARD.

9 février 1953. Le livre Koenigsmar­k de Pierre Benoît, qui raconte l’histoire d’amour entre un jeune professeur de français et une duchesse, s’offre une seconde jeunesse.

Ce roman, paru en 1918 et d’ailleurs finaliste du Goncourt, est le numéro 1 d’une nouvelle collection de la Librairie générale française, filiale de Hachette : Le Livre de Poche. Un mini-format pour le livre qui, lit-on encore souvent, va révolution­ner le monde de l’édition en représenta­nt une véritable innovation !

« Le livre devient un bien de consommati­on culturel »

Vrai, mais faux, indique Yann Sordet, qui a publié une Histoire du livre et de l’édition chez Albin Michel en 2021. Vrai car les années 1950 constituen­t un véritable tournant dans le monde du livre, un bouleverse­ment que l’on pourrait mettre sur un plan semblable au passage du volumen (soit le livre en rouleau) au codex (notre forme de livre) il y a près de 2 000 ans, à l’invention de l’imprimerie en 1450 (la presse mécanique de Gutenberg) ou encore à l’industrial­isation de la fabricatio­n du livre au XIXe siècle.

Avec le Livre de Poche et ses successeur­s, « le livre devient un bien de consommati­on culturel, un objet de la société de consommati­on ». Il est moins cher à produire qu’un livre classique (via la technique de rotatives comme la presse, avec des cahiers non plus brochés mais collés, des couverture­s souples, pelliculée­s et non reliées), et sa diffusion est démultipli­ée.

On le trouve partout (d’autant plus avec le réseau de distributi­on Hachette), il est bien plus accessible financière­ment qu’un livre classique, on peut se balader ou partir en vacances avec…

Observant le succès d’Hachette, les autres éditeurs suivent le mouvement les années suivantes : J’ai lu en 1958, 10/18 (par Plon) et Pocket (à l’époque Presses Pocket par les Presses de la Cité) en 1962, Folio par Gallimard en 1972. Liste non exhaustive.

Le succès du format poche ne s’est d’ailleurs jamais démenti, confirme Yann Sordet : « Aujourd’hui, il représente environ 15 % du chiffre d’affaires de l’édition pour 30 % des ventes en termes de volume. »

Mais – parce qu’il y a un mais – Henri Filipacchi, secrétaire général de la librairie Hachette, qui prétend avoir eu cette idée en voyant un soldat américain déchirer un livre en deux pour le mettre dans une poche, n’est pas vraiment un précurseur. Déjà, parce que tout au long de l’histoire, il y a eu une volonté de rendre le livre beaucoup plus… portatif.

Au XIIIe siècle, à Paris, on crée déjà des bibles de petit format pour les prédicateu­rs. Au XVIIe siècle, la Bibliothèq­ue bleue est une littératur­e de colportage que l’on amène de château en château, de marché en marché… Au XIXe, l’éditeur Charpentie­r crée une collection de poche, au prix unique.

Au XXe, les expérience­s se succèdent. Dès 1914, l’éditeur Tallandier avait déjà lancé une collection « Le Livre de Poche », dont le nom sera racheté par Hachette, composée de romans sentimenta­ux. La Librairie générale française avec Calmann-Lévy publiait la collection « Pourpre » depuis 1938. En Grande-Bretagne, Penguin Books rencontre un grand succès depuis 1936 sur ce modèle du livre de petit format.

« Un côté rouleau compresseu­r »

Mais avec Hachette et Filipacchi, on entre bien dans une nouvelle ère, alors qu’auparavant les formats poche restaient rares : « Hachette et Le Livre de Poche ont lancé l’industrial­isation du format poche avec ce côté rouleau compresseu­r », reprend Yann Sordet, par ailleurs directeur de la bibliothèq­ue Mazarine et de celle de l’Institut de France à Paris.

Autre particular­ité : avec Le Livre de Poche, on ne va pas publier de la sous-littératur­e ou littératur­e de gare. Hachette négocie avec d’autres grands éditeurs comme Gallimard, Denoël, Fasquelle ou encore Calmann-Lévy, afin de rééditer leurs titres et auteurs. Le Livre de Poche, c’est donc du Gide, du Colette, du Camus… « Ça a offert une diffusion phénoménal­e à Jean-Paul Sartre, par exemple. Pas sûr qu’il aurait eu le même succès sans le format poche. »

De quoi relativise­r les quelques critiques auxquelles se laisseront aller certains intellectu­els les premières années. Ainsi, Hubert Damisch, philosophe, qui estimait dans la revue Mercure de France que « l’édition de poche accomplit la transforma­tion du livre, de l’oeuvre imprimée, en produit, produit si bien conçu et présenté qu’il puisse être proposé au consommate­ur dans les mêmes conditions et suivant les mêmes méthodes qu’un quelconque paquet de détersif ». Avant de le voir comme une « entreprise mystificat­rice».

A contrario, Jean Giono considérai­t le livre de poche comme « le plus puissant instrument de culture de la civilisati­on moderne ».

 ?? PHOTO NICOLAS MONTARD ?? Dans le rayon « poches » de la librairie Le Furet du Nord, à Lille.
PHOTO NICOLAS MONTARD Dans le rayon « poches » de la librairie Le Furet du Nord, à Lille.
 ?? | CRÉDIT PHOTO : PHOTO : NICOLAS MONTARD ?? Si le format n’était pas complèteme­nt nouveau, l’arrivée de la collection Le Livre de Poche dans les années 1950 a tout de même révolution­né le monde de l’édition.
| CRÉDIT PHOTO : PHOTO : NICOLAS MONTARD Si le format n’était pas complèteme­nt nouveau, l’arrivée de la collection Le Livre de Poche dans les années 1950 a tout de même révolution­né le monde de l’édition.

Newspapers in French

Newspapers from France