Dimanche Ouest France (Loire-Atlantique)

« C’est un pas de côté » : ils ont choisi

Voyager, voir ses proches, faire du bénévolat, apprendre une langue ou simplement se reposer… Indépendan­ts ou salariés, elles et ils ont décidé de diminuer leur temps de travail.

- Charlotte HERVOT.

« C’est le paradis. » Depuis qu’elle travaille à temps partiel, AnneSophie, 38 ans, journalist­e, a retrouvé « le goût du travail ». Une décision prise il y a cinq ans. « C’était passionnan­t, mais je finissais tous les jours à 20 h, j’allais travailler la boule au ventre. Ça ne me convenait pas. Une amie lâchait son poste sur lequel elle s’ennuyait, je l’ai pris. » Aujourd’hui, elle espère bien ne jamais devoir faire machine arrière tant elle tient à l’équilibre qu’elle a mis en place: « Quatre jours de boulot et un week-end de trois jours. »

Pendant son temps libre, elle découvre d’autres « univers ». « Je fais du théâtre, de la danse africaine et du bénévolat, notamment comme écrivain public. J’ai besoin de faire plusieurs choses parce que sinon j’ai l’impression de m’éteindre. Là, je ne me sens même pas fatiguée. » Loin de la définir, son travail est donc une activité parmi d’autres.

C’est aussi le cas pour Archibald, mais sur une autre temporalit­é. Lui est officier de la marine marchande. Le rythme, « peu commun », est imposé par le métier. « Pour simplifier, je travaillai­s six mois dans l’année et les six autres mois, j’étais en congé. » Des absences longues et pesantes. « J’ai souvent manqué des événements importants : naissances, mariages, décès… »

Du temps pour les proches et soi-même

D’où son envie de « détravaill­er ». « J’ai décidé de travailler moins car j’avais le sentiment de ne pas accorder assez de temps à mes proches et à moi-même. » Encore fallait-il convaincre ses collègues et son entreprise. « On fonctionna­it par binôme. Il a donc fallu ajouter une troisième personne pour assurer la continuité de notre service. Au lieu de se partager une année de travail à deux – six mois à bord, six mois à terre –, on la partage à trois. »

Désormais, il passe cinq semaines à bord et dix semaines à terre. «Jene vis pas pour travailler, je travaille pour vivre. » L’impression « de courir partout pour profiter de tout le monde» s’est estompée. Mais le temps libre d’Archibald, « de nature autodidact­e », reste bien occupé : « J’apprends des langues étrangères, je lis et je passe aussi beaucoup de temps à suivre des cours en ligne. »

Yohann, ex-développeu­r web de 40 ans, se souvient aussi de sa période de « détravail » comme assez active. « Il y a toujours ce truc de vouloir remplir le vide. Même au chômage, j’étais très occupé, à m’autoformer ou sur des projets associatif­s et collectifs. » En 2018, il a cofondé le Collectif Travailler Moins (CTM) à Nantes (Loire-Atlantique), qui promeut une vision alternativ­e du travail en France, « où chacun(e) pourrait décider de travailler moins pour vivre mieux ».

Temps partiel souvent subi

Car aujourd’hui, travailler moins est rarement un choix. Le temps partiel, par exemple, est plus souvent subi, notamment par les femmes. Et lorsqu’il s’agit d’un choix, cela reste mal perçu. « C’est dur de ne pas tenir compte du regard des autres, estime Yohann. Aujourd’hui, la norme sociale veut que le temps partiel serve aux parents. Si tu n’as pas d’enfant, on considère que tu n’as pas besoin de travailler moins, sinon c’est que tu es fainéant… »

Pas facile, dans ces conditions, d’en discuter avec des proches. « Souvent, ils nous renvoient leurs propres peurs via leurs reproches. Il faut accepter d’être en décalage avec eux un moment. » Pour Yohann, le soutien est venu de la réunion avec « d’autres dans le même mouvement », et en ligne aussi – le groupe Facebook du collectif compte plus de 2 000 membres.

Le choix d’Anne-Sophie est plutôt bien accepté par son entourage. « Je l’assume et les gens m’envient plutôt. Quand on doute de soi, les gens sont plus critiques. » Car l’obstacle au « détravail » peut aussi être intérieur. Nombre de « détravaill­eurs » culpabilis­ent et entendent comme une petite musique interne, qui dit « si je travaille moins, c’est que je suis chanceux, décrit Yohann. Je n’en ai pas le droit par rapport aux autres qui triment. »

« À la retraite, je n’aurai peut-être pas le même discours »

Autre frein : la perte d’argent. Pour Archibald, c’est un tiers de salaire en moins. Et s’il peut compter sur quinze semaines de congé sans solde par an, cela se traduit par « un peu plus d’un trimestre de cotisation retraite perdu chaque année, calcule-t-il. Quand on est jeune, ça va, mais à la retraite, je n’aurai peut-être pas le même discours. »

Le salaire d’Anne-Sophie, 1 700 € net, n’a pas beaucoup baissé en passant aux 4/5e. « J’étais très mal payée. Je n’ai pas d’enfant, pas de voiture, pas de crédit… Je suis même plutôt à l’aise, parce que j’ai une autre manière de consommer. » Vêtements d’occasion, « restos à dix balles », carte de réduction au théâtre et au ciné… Elle n’a pas l’impression de se priver.

« Travailler moins nécessite de repenser son rapport à l’argent : de combien ai-je besoin pour être bien ? questionne Yohann. Beaucoup de gens pensent que leur valeur dépend de leur salaire. » C’était le cas de Céline Alix, 48 ans, à l’époque où elle était avocate d’affaires dans de grands cabinets anglosaxon­s.

« Merci mais non merci »

« J’étais grisée par les beaux dossiers, la reconnaiss­ance de mes supérieurs… Le contrat était clair : on était très bien payés, mais il fallait être à dispositio­n tout le temps. » Céline Alix a tenu dix ans à « ce rythme de fou », avant de choisir de travailler moins, mais surtout autrement. « J’ai fait un pas de côté en devenant traductric­e juridique. Exercer en libéral m’a permis de m’organiser comme je l’entendais. »

Elle travaille désormais avec sept autres anciennes avocates, qui, comme elle, ont redéfini leur notion de la réussite. « Ce qu’on nous proposait, c’était de « faire carrière ». C’est-àdire travailler beaucoup, gagner de l’argent et avoir du pouvoir. » Ce à quoi elle a répondu : « Merci mais non merci. »

C’est aussi le titre de son livre (18 €, Payot) qui explique « comment les femmes redessinen­t la réussite sociale. Il s’agissait de dire : merci de nous avoir permis d’accéder au monde du travail, façonné par des hommes pour les hommes, mais non merci, parce que ce n’est pas celui dont on rêve. »

Pas, ou plus ? « Je suis d’une génération où il n’y avait qu’une seule définition de la réussite et j’ai mis du temps à la remettre en cause. Ça semble différent aujourd’hui. Se dévouer corps et âme à son boulot, je n’ai plus l’impression que ça fasse rêver grand monde. »

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Elles et ils ont décidé de diminuer leur temps de
 ?? | PHOTO : GETTY IMAGES/ISTOCKPHOT­O ?? Un groupe de jeunes collègues en réunion de travail. (photo d’illustrati­on)
| PHOTO : GETTY IMAGES/ISTOCKPHOT­O Un groupe de jeunes collègues en réunion de travail. (photo d’illustrati­on)
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| PHOTO : GETTY IMAGES/ISTOCKPHOT­O « Je ne vis pas pour travailler, je travaille pour vivre », affirme Archibald. (Photo d’illustrati­on)

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