Dimanche Ouest France (Loire-Atlantique)
Alfred Nakache, le nageur juif revenu d’Auschwitz
Histoire. L’un des meilleurs nageurs français de l’histoire a connu un destin incroyable. Survivant du camp d’extermination, il a ensuite retrouvé un niveau olympique.
Jusqu’au 1er juin, au Théâtre Édouard VII, à Paris, la pièce « Sélectionné, l’incroyable destin du nageur d’Auschwitz » retrace le parcours d’Alfred Nakache, enfant de Constantine, qui avait commencé à apprendre à nager pour surmonter sa peur de l’eau. Le spectacle a été donné en avant-première le 20 mars dans la salle de la Halle aux Grains à Toulouse, dans le cadre des commémorations des tueries de Mohamed Merah. Le comédien et musicien Amir Haddad interprète le sportif dans une mise en scène de Steve Suissa.
Dans la salle où se trouve une partie de la famille d’Alfred Nakache, l’émotion est palpable. Edith, l’une de ses soeurs, âgée de 90 ans, en est « encore remuée ». « C’est comme si je le revoyais », sourit-elle. La ressemblance avec l’acteur est troublante. Mêmes yeux noirs, chevelure abondante et stature.
Devant les Allemands aux JO de Berlin
Dans son bureau toulousain, Yvette Benayoum Nakache, sa nièce, déballe des dossiers d’un énorme carton : « Cela fait plus de vingt ans que je garde tout. Pour développer une mémoire, il faut être précis. » Àla mort de son père, elle a aussi récupéré des articles. Jaunis, collés sur un cahier, ils racontent les exploits du jeune Algérien, devenu champion d’Afrique du Nord en 1931 et de France en 1935.
Retour en arrière. À Paris, où il s’installe, Nakache intègre l’Ecole normale supérieure d’éducation physique (ENSEP) et collectionne les titres et records. Yvette Benayoum Nakache montre une photo aux JO de Berlin 1936 : « Regardez, il est le seul à baisser la tête en signe de désapprobation au moment du salut hitlérien. »
En octobre 1940, Pétain abroge le décret Crémieux, qui donnait la nationalité française aux Juifs d’Algérie. Nakache perd son poste dans son lycée parisien. Avec sa femme, ils se réfugient en zone libre. Il est accueilli dans le club des Dauphins du TOEC de Toulouse où on lui confie la gestion d’une salle de sport. « À cette époque, il partait à vélo dans des villages faire des démonstrations de nage dans des rivières et revenait avec des victuailles. Il était joyeux, blagueur et discret », se souvient son neveu, Roger Nakache.
Alfred domine toujours la natation nationale. En 1941, il décroche cinq médailles d’or aux « France », bat les records d’Europe et du monde du 200 m brasse papillon. Sur le bord des bassins, il fait des croquis, teste, comprend qu’il ne doit plus rentrer la tête dans les épaules et qu’il lui faut moins enfoncer les bras dans l’eau au moment de l’attaque.
Remonter les clefs avec les dents
Sportif adulé, Alfred Nakache ne s’inquiète pas. Il se pense protégé par sa notoriété. Bien que déchu de sa nationalité, Nakache accompagne le commissaire aux Sports Jean Borotra lors de tournées sportives. Son principal rival, Jacques Cartonnet, est un milicien notoire, qui écrit dans Je suis partout, hebdomadaire d’extrêmedroite, le plus violent jamais publié en France.
Avec le retour de Laval au pouvoir en avril 1942, les ordonnances antijuives se multiplient. Nakache est interdit de compétition. En signe de soutien, son équipe boycotte le championnat de France de 1943. Menacée, la famille tente de passer en Espagne mais Annie se met à pleurer. La Gestapo finit par les arrêter, le 20 novembre 1943. La rumeur court que Cartonnet l’aurait dénoncé. Rien n’est cependant prouvé.
Alfred Nakache est envoyé dans le camp d’extermination d’Auschwitz. Sur 1 400 déportés, seule une cinquantaine reviendra. À son arrivée, il est reconnu par un Allemand qui lui épargne la vie. Parfois, en échange d’une ration de nourriture supplémentaire, les Nazis lui demandent de plonger dans les bassins de rétention d’eau croupie pour remonter des clés ou un couteau entre ses dents.
Alfred Nakache parlera très peu de ce qu’il a vécu à Auschwitz. À son retour, il se rend tous les jours à la gare de Toulouse, guettant le retour de sa femme et sa fille. Elles ne reviendront jamais. « Mes parents
l’avaient recueilli un soir. Il se tenait près du poêle, recroquevillé, poursuit sa nièce. Il a tendu une lettre officielle qui annonçait la mort de Paule et d’Annie. »
Un bol de chocolat
Soutenu par les nageurs du TOEC, Nakache continue de s’entraîner. Il décroche à nouveau des médailles, redevient champion de France et participe aux JO de Londres en 1948, sur 200 m papillon, ainsi qu’à la compétition de water-polo. Redevenu professeur d’éducation physique, il achève sa carrière à Saint-Denis, sur l’île de La Réunion, où il crée un centre sportif universitaire. « Il entraînait des enfants. Après chaque entraînement, il leur payait des sandwiches car il avait toujours peur qu’ils n’aient pas assez à manger. C’était pareil avec sa femme de ménage. Il lui offrait un bol de chocolat quand elle arrivait », poursuit son neveu Roger, qui vivait sur l’île à l’époque.
À son retour en métropole, Alfred s’installe à Cerbère (Pyrénées-Orientales), avec Marie, sa nouvelle compagne. Dans les années 1960, de jeunes Allemands en vacances tombent en panne près de chez lui. Il les voit, leur porte de l’essence, puis leur montre le numéro tatoué sur son bras, « 172763 », avant de leur serrer la main.
Le nageur au destin extraordinaire meurt le 4 août 1983, emporté par une crise cardiaque pendant qu’il effectuait son kilomètre quotidien. En 2018, le complexe nautique toulousain a été baptisé une deuxième fois « Alfred Nakache ». La première fois, c’était en 1945 quand sa mort à Auschwitz avait été annoncée.