Dimanche Ouest France (Loire-Atlantique)

Titaua Peu et les noirceurs de la Polynésie

L’écrivaine tahitienne offre une voix détonante dans le paysage littéraire français. Des romans coup de poing sur une société en souffrance, loin du cliché de l’éden touristiqu­e.

- Valérie PARLAN.

À l’heure du rendez-vous sur la commune de Paea à Tahiti, dans un parc verdoyant face à l’océan, le rivage bleu turquoise se reflète dans le grisé des nuages. Comme si la météo se mettait tout à coup à bétonner le ciel. « Une averse va nous tomber dessus » prévient Titaua Peu. La fureur sur le Pacifique, les visages humides après les sourires étincelant­s, le déluge après le paradis, l’écrivaine polynésien­ne sait les renifler et les raconter depuis des années dans ses romans.

Mettre fin au cliché du « bon sauvage »

Dans Mutismes en 2003, Pina en 2017 (1) et pour son prochain ouvrage, l’autrice plonge dans les ombres de son « pays », la Polynésie. À contrecour­ant des images d’Épinal, collées à cette collectivi­té d’outre-mer depuis sa découverte par les explorateu­rs européens au XVIIIe siècle. « On semble ne jamais sortir des clichés ramenés par Bougainvil­le, s’agace-t-elle. En 1768, il n’est resté que neuf jours. Pourtant, on se coltine depuis des siècles son mythe de la nouvelle Cythère, des vahinés accueillan­tes et du bon sauvage… Notre pays est magnifique, oui, mais plus complexe que cette mystificat­ion. Tellement plus désenchant­é que sur les cartes postales. »

Les somptueux lagons et hôtels, les îles édéniques et la douceur de vivre, Titaua Peu les laisse aux magazines des tour-opérateurs. Le clavier de son ordi préfère taper dans la rage. « Une colère trempée dans la sueur, le sang, le sperme et les larmes d’une société aux inégalités sociales révoltante­s… » Gratter les dorures d’un monde idyllique lui a valu d’acerbes critiques, « jusqu’à des lettres de menaces », notamment lors de la sortie de Mutismes. Alors âgée de 28 ans, elle y décortiqua­it déjà les non-dits plombants des âmes colonisées, les silences « assassins » des conquérant­s d’empires et des hommes d’église. Jusqu’au « gros mensonge de l’État français » sur les conséquenc­es sanitaires et environnem­entales des essais nucléaires réalisés en Polynésie, entre 1966 et 1996.

Ausculter les saletés du réel mises sous le tapis pour dépoussiér­er les conscience­s et déconstrui­re le mythe : « écrire, c’est ma façon de ne pas me taire, de m’engager, d’essayer de comprendre notre terre si tiraillée », poursuit l’écrivaine, hier militante indépendan­tiste mais aujourd’hui revenue des vains combats contre le camp d’en face des autonomist­es. « Notre lien à la France structure notre pensée, notre culture… On a du mal à libérer la parole sur les violences, notamment intrafamil­iales, à casser les murs pour raconter les scandales et la mauvaise foi. » Tous ces instincts viles et cachés au coeur et au corps de ceux nés ici. Comme de ceux venus de là-bas.

Parce que ces mots enfiévrés, ce n’est pas une affaire de gentils autochtone­s et de méchants colons blancs. Cette vision victimaire et manichéenn­e serait bien trop facile et diablement ennuyeuse, pour cette passionnée de philosophi­e, dont elle avait tant aimé les études lors de sa venue à Paris. C’était après le bac, à la fin des années 1990.

Un style « mal élevé »

Née dans une famille polynésien­ne émigrée quelques années en Nouvelle-Calédonie pour y travailler dans le nickel, elle a grandi près des livres. Ses yeux roulent de gratitude quand elle égrène les noms de Rimbaud, Balzac, Stendhal, Gary, Toni Morisson, Faulkner… « Et Simone, bien sûr ! ». De Beauvoir, ça va sans dire, pour une conteuse hors pair de femmes aussi fêlées que fortes, aussi abusées que combatives. Titaua Peu chérit « la putain autant que la madone ». Une plume du clair-obscur, à l’image de ces îles.

Lorsque le prix Eugène-Dabit du roman populiste lui a été remis pour

Pina, l’écrivain Michel Quint, président du jury, a salué une autrice qui sait parler « du peuple simple, qui ose tout et emploie un style mal élevé pour défaire les tabous. »

Cette détestatio­n des fioritures stylistiqu­es pour narrer la brutalité est un marqueur d’expression chez elle. Sur les réseaux sociaux, elle adore railler « les cons », dans des posts piquants et drôles. Un côté brut comme le granit de la Bretagne et des Côtes-d’Armor, découverte­s du temps de sa vie « en France ». D’ailleurs, ces prochaines semaines, entre des salons littéraire­s, une résidence artistique dans l’Hexagone et une publicatio­n à New York de Pina en version anglaise, Titaua Peu ne boudera pas son plaisir de revenir se poser à Pleubian. Observer le soleil chasser la pluie. (1) Parus aux Éditions Au vent des îles.

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| PHOTO : VALÉRIE PARLAN Titaua Peu trempe sa plume dans le côté sombre de la Polynésie.

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