Dimanche Ouest France (Loire-Atlantique)
Pourquoi la panique conduit à stocker des produits
Huile, pâtes, farine… Conséquence de la guerre en Ukraine, certains produits ont pu disparaître des rayons sous l’effet d’achat de panique. L’anthropologue Fanny Parise décrypte le « panic buying ».
Fanny Parise, anthropologue de la consommation et autrice. (1)
Comment expliquer aujourd’hui l’achat panique, « panic buying »? Il y a différents éléments de réponse. Le premier, c’est que ce qui peut apparaître comme irrationnel vu de l’extérieur, ne l’est pas du tout pour ceux qui s’adonnent à ce type de pratiques. Les personnes, sous fortes contraintes budgétaires, vont avoir tout intérêt à acheter en plus grande quantité. Il y a aussi souvent chez eux la peur de manquer quand ces produits leur seront devenus inaccessibles. Il y a donc une anticipation d’une pénurie qui participe de la pénurie.
Une angoisse à combler ?
C’est le deuxième élément : pour certains, ces produits de première nécessité renvoient à un imaginaire lié au confort, à la modernité, accessible en temps normal pour quelques euros seulement. Mais lorsque cette routine du confort se grippe, ici à cause de la guerre en Ukraine, et bien ça produit de l’angoisse. Ces personnes se raccrochent alors à des objets, finalement rassurants, des objets symboles, des totems, comme l’a été le papier toilette pendant le premier confinement.
Il y a donc une question de niveau de revenu…
Selon que l’on fasse partie de la classe populaire, moyenne ou supérieure, nous n’aurons pas les mêmes comportements. Par exemple, pour les classes populaires, l’huile de tournesol va avoir une grande place dans l’alimentation. C’est alors pour eux une double peine. Les classes moyennes, elles, sont sensibles aux dynamiques communes et vont être influencées par ce qu’elles vont voir sur les réseaux sociaux, dans la presse. Et puis on a les classes supérieures qui vont être plutôt dans une logique de distinction. Elles vont aller explorer d’autres circuits d’approvisionnement, vont tester de nouvelles huiles. Ils vont avoir le temps et le budget pour cela.
Les réseaux sociaux participent-ils à cette panique ?
Ils y contribuent. Dans quelle mesure ? Difficile à dire. Ce que l’on note, c’est qu’il y a trois grandes dynamiques qui sont à l’oeuvre dans le « panic buying ». On l’a vu, la première est liée aux contraintes, très pragmatiques : budget, temps. La deuxième, liée à son appartenance sociale. Et la troisième dynamique va être ces imaginaires, ces récits collectifs qui donnent du sens à une réalité afin de justifier un comportement. Dans ce contexte, des images montrant des linéaires vides, des bousculades dans les rayons, des chariots pleins de bouteilles d’huile, l’annonce de restrictions contribuent effectivement à constituer un récit, à justifier un comportement.
Et le complotisme dans tout ça ? Je ne parlerais pas forcément de complotisme, mais plutôt de théories alternatives. Sur n’importe quel sujet, c’est documenté aujourd’hui, on sait qu’un individu sur deux adhère à, tout ou une partie, de certaines théories alternatives et qu’il va chercher d’autres réponses aux réponses portées par les grands médias dominants (télé, radio ou presse). Ces théories alternatives ont une fonction anthropologique : elles rassurent et mettent un pansement sur une réalité qu’on n’arrive pas à comprendre car il y a des enjeux géopolitiques qui nous dépassent. Plus que des complotistes, on croise dans cette pratique des individus qui se bricolent une réalité pour justifier leur comportement d’achat.
Ce phénomène est-il plus perceptible dans certains pays que dans d’autres ?
Les pays qui ont connu des guerres, des rationnements, vont faire face différemment que ceux qui n’ont pas connu de tels événements. Autre chose à prendre en considération : la culture culinaire du pays, et la place de l’huile végétale dans l’alimentation. Plus on a une alimentation à base d’aliments frits, plus on va surréagir en cas de risques de pénurie d’huile de tournesol.
Les plus anciens, qui ont pu, par le passé, connaître le rationnement, sont-ils plus enclins à cet achat panique ou à l’inverse, nourris d’une forme d’expérience, sont-ils imperméables à cela ?
Ceux qui ont des souvenirs, soit directs, soit indirects, de la guerre et des rationnements ont conservé des réflexes d’approvisionnement et de stockage. Ils ont donc une plus forte adaptabilité face à ce genre de situation. Certains ont déjà un plan B. Les jeunes, quant à eux, perçoivent cette pénurie comme la conséquence d’une crise plus large, plus systémique, environnementale, sociale, politique. Si c’est plus compliqué pour eux car ils ont généralement moins d’argent et aussi moins de place pour stocker, ils peuvent néanmoins avoir des réactions plus épidermiques que les plus anciens qui se contentent d’une lecture plus logistique. Il y a donc, oui, une forme d’expérience qui parle ici.
Un marché noir peut-il voir le jour sur ces produits ?
On commence déjà à avoir de l’inflation sur plein de produits de consommation courante ou des agro-industriels qui, sans forcément le dire, changent certains ingrédients dans la composition de leurs produits ; notamment en substituant certaines huiles. Donc, on va avoir déjà une nébuleuse par rapport à ça qui va s’installer. Après, on va certainement avoir de nouvelles logiques d’approvisionnement qui vont se mettre en place, mais qui ne vont pas être perçues forcément comme du marché noir par les acteurs et par l’usager final. Déjà, on voit émerger certaines techniques de cooptation chez les professionnels. Entre des fournisseurs et des restaurateurs par exemple, qui ont besoin d’un stock d’huile conséquent pour pouvoir maintenir leur carte en l’état. Mais pour le moment, on est loin d’un marché noir qui se ferait sous le manteau.