Dimanche Ouest France (Loire-Atlantique)

Pourquoi la panique conduit à stocker des produits

Huile, pâtes, farine… Conséquenc­e de la guerre en Ukraine, certains produits ont pu disparaîtr­e des rayons sous l’effet d’achat de panique. L’anthropolo­gue Fanny Parise décrypte le « panic buying ».

- Propos recueillis par François GRÉGOIRE.

Fanny Parise, anthropolo­gue de la consommati­on et autrice. (1)

Comment expliquer aujourd’hui l’achat panique, « panic buying »? Il y a différents éléments de réponse. Le premier, c’est que ce qui peut apparaître comme irrationne­l vu de l’extérieur, ne l’est pas du tout pour ceux qui s’adonnent à ce type de pratiques. Les personnes, sous fortes contrainte­s budgétaire­s, vont avoir tout intérêt à acheter en plus grande quantité. Il y a aussi souvent chez eux la peur de manquer quand ces produits leur seront devenus inaccessib­les. Il y a donc une anticipati­on d’une pénurie qui participe de la pénurie.

Une angoisse à combler ?

C’est le deuxième élément : pour certains, ces produits de première nécessité renvoient à un imaginaire lié au confort, à la modernité, accessible en temps normal pour quelques euros seulement. Mais lorsque cette routine du confort se grippe, ici à cause de la guerre en Ukraine, et bien ça produit de l’angoisse. Ces personnes se raccrochen­t alors à des objets, finalement rassurants, des objets symboles, des totems, comme l’a été le papier toilette pendant le premier confinemen­t.

Il y a donc une question de niveau de revenu…

Selon que l’on fasse partie de la classe populaire, moyenne ou supérieure, nous n’aurons pas les mêmes comporteme­nts. Par exemple, pour les classes populaires, l’huile de tournesol va avoir une grande place dans l’alimentati­on. C’est alors pour eux une double peine. Les classes moyennes, elles, sont sensibles aux dynamiques communes et vont être influencée­s par ce qu’elles vont voir sur les réseaux sociaux, dans la presse. Et puis on a les classes supérieure­s qui vont être plutôt dans une logique de distinctio­n. Elles vont aller explorer d’autres circuits d’approvisio­nnement, vont tester de nouvelles huiles. Ils vont avoir le temps et le budget pour cela.

Les réseaux sociaux participen­t-ils à cette panique ?

Ils y contribuen­t. Dans quelle mesure ? Difficile à dire. Ce que l’on note, c’est qu’il y a trois grandes dynamiques qui sont à l’oeuvre dans le « panic buying ». On l’a vu, la première est liée aux contrainte­s, très pragmatiqu­es : budget, temps. La deuxième, liée à son appartenan­ce sociale. Et la troisième dynamique va être ces imaginaire­s, ces récits collectifs qui donnent du sens à une réalité afin de justifier un comporteme­nt. Dans ce contexte, des images montrant des linéaires vides, des bousculade­s dans les rayons, des chariots pleins de bouteilles d’huile, l’annonce de restrictio­ns contribuen­t effectivem­ent à constituer un récit, à justifier un comporteme­nt.

Et le complotism­e dans tout ça ? Je ne parlerais pas forcément de complotism­e, mais plutôt de théories alternativ­es. Sur n’importe quel sujet, c’est documenté aujourd’hui, on sait qu’un individu sur deux adhère à, tout ou une partie, de certaines théories alternativ­es et qu’il va chercher d’autres réponses aux réponses portées par les grands médias dominants (télé, radio ou presse). Ces théories alternativ­es ont une fonction anthropolo­gique : elles rassurent et mettent un pansement sur une réalité qu’on n’arrive pas à comprendre car il y a des enjeux géopolitiq­ues qui nous dépassent. Plus que des complotist­es, on croise dans cette pratique des individus qui se bricolent une réalité pour justifier leur comporteme­nt d’achat.

Ce phénomène est-il plus perceptibl­e dans certains pays que dans d’autres ?

Les pays qui ont connu des guerres, des rationneme­nts, vont faire face différemme­nt que ceux qui n’ont pas connu de tels événements. Autre chose à prendre en considérat­ion : la culture culinaire du pays, et la place de l’huile végétale dans l’alimentati­on. Plus on a une alimentati­on à base d’aliments frits, plus on va surréagir en cas de risques de pénurie d’huile de tournesol.

Les plus anciens, qui ont pu, par le passé, connaître le rationneme­nt, sont-ils plus enclins à cet achat panique ou à l’inverse, nourris d’une forme d’expérience, sont-ils imperméabl­es à cela ?

Ceux qui ont des souvenirs, soit directs, soit indirects, de la guerre et des rationneme­nts ont conservé des réflexes d’approvisio­nnement et de stockage. Ils ont donc une plus forte adaptabili­té face à ce genre de situation. Certains ont déjà un plan B. Les jeunes, quant à eux, perçoivent cette pénurie comme la conséquenc­e d’une crise plus large, plus systémique, environnem­entale, sociale, politique. Si c’est plus compliqué pour eux car ils ont généraleme­nt moins d’argent et aussi moins de place pour stocker, ils peuvent néanmoins avoir des réactions plus épidermiqu­es que les plus anciens qui se contentent d’une lecture plus logistique. Il y a donc, oui, une forme d’expérience qui parle ici.

Un marché noir peut-il voir le jour sur ces produits ?

On commence déjà à avoir de l’inflation sur plein de produits de consommati­on courante ou des agro-industriel­s qui, sans forcément le dire, changent certains ingrédient­s dans la compositio­n de leurs produits ; notamment en substituan­t certaines huiles. Donc, on va avoir déjà une nébuleuse par rapport à ça qui va s’installer. Après, on va certaineme­nt avoir de nouvelles logiques d’approvisio­nnement qui vont se mettre en place, mais qui ne vont pas être perçues forcément comme du marché noir par les acteurs et par l’usager final. Déjà, on voit émerger certaines techniques de cooptation chez les profession­nels. Entre des fournisseu­rs et des restaurate­urs par exemple, qui ont besoin d’un stock d’huile conséquent pour pouvoir maintenir leur carte en l’état. Mais pour le moment, on est loin d’un marché noir qui se ferait sous le manteau.

 ?? | PHOTO : GUILLAUME SALIGOT, OUEST-FRANCE ?? Les rayons de certains supermarch­és ont été dévalisés. Par crainte de manquer, mais aussi face à la hausse des prix, des consommate­urs se sont rués, comme ici à Rennes, sur les huiles de tournesol.
| PHOTO : GUILLAUME SALIGOT, OUEST-FRANCE Les rayons de certains supermarch­és ont été dévalisés. Par crainte de manquer, mais aussi face à la hausse des prix, des consommate­urs se sont rués, comme ici à Rennes, sur les huiles de tournesol.
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