Dimanche Ouest France (Morbihan)

Terres agricoles : le rachat « invisible » des firmes

La journalist­e et autrice Lucile Leclair a enquêté sur l’accapareme­nt croissant des terres par de grands groupes industriel­s. Un phénomène qui transforme l’agricultur­e française.

- Entretien Propos recueillis par Antonin LE BRIS.

Votre livre enquête, Hold-up sur la terre, dénonce l’accapareme­nt des terres agricoles par de grandes firmes. Qui sont-elles ?

De grandes entreprise­s d’envergure internatio­nale, dans deux secteurs : l’agroalimen­taire et la dermo-cosmétique. Leur objectif est double. D’abord, faire face à la compétitio­n féroce qui se joue sur le marché des produits alimentair­es pour sécuriser leur approvisio­nnement : acquérir une exploitati­on agricole, c’est s’assurer de la quantité produite. Et au niveau de la qualité, pouvoir faire varier la production de manière plus fine et s’adapter plus facilement à l’évolution de la demande des consommate­urs.

Vous parlez d’un phénomène secret, qui se joue à l’abri des regards ?

Sur les 26 millions d’hectares de terres agricoles en France, on ne sait pas quel est le pourcentag­e détenu par des groupes. Car ces achats échappent à l’appareil statistiqu­e. Il est aussi invisible parce qu’audessus des champs, il n’y a pas d’enseigne. De plus, ces grands groupes ont une architectu­re complexe, composée d’une société mère et de ses filiales. Quand la filiale est nommée, on ne remonte pas forcément jusqu’au groupe immédiatem­ent. Un peu à l’image du système bancaire.

La terre, censée nourrir les hommes, ne serait donc soumise à aucun contrôle ?

Il existe un acteur incontourn­able, les Safer (Sociétés d’aménagemen­t foncier et d’établissem­ent rural), présentes dans chaque départemen­t français. C’est l’organe de régulation du marché foncier agricole. Mais aujourd’hui, cet organe est plus vulnérable que lors de sa création en 1960. Au départ, elles étaient financées à 80 % par des fonds publics. À partir des années 1980, ces aides publiques ont commencé à diminuer, jusqu’au coup de grâce en 2017. Depuis, les Safer se financent à hauteur de 2 % par de l’argent public, qui provient des Régions ; à 8 % grâce à des expertises qu’elles mènent pour les collectivi­tés territoria­les. Et le reste, ce sont les commission­s qu’elles touchent sur les ventes… Elles sont juges et parties, ce qui fait leur fragilité !

D’autant plus que – vous l’expliLucil­e

quez dans votre livre – les firmes utilisent des moyens détournés pour passer sous le radar des Safer…

Oui, aujourd’hui, les Safer ne sont pas armées pour fermer la porte aux grands groupes. La dernière loi Sempastous leur permet d’intervenir sur les transactio­ns en parts de société (lorsqu’une firme s’associe à un agriculteu­r, puis rachète peu à peu les parts pour devenir propriétai­re). Mais le texte n’est pas suffisamme­nt précis pour contrer l’arrivée de ces groupes à la campagne. Et les moyens accordés pour assumer cette nouvelle mission se révèlent insuffisan­ts.

L’opacité des prises de décisions au sein des Safer n’arrange rien, selon vous ?

Les ventes se jouent à huis clos, dans ce parlement où sont représenté­s les syndicats du monde agricole, les élus des collectivi­tés territoria­les et des associatio­ns du milieu rural. Rassemblés en collège, ils votent, en général une fois par mois, dans ce qu’on appelle un comité technique. Cela représente, selon la dynamique du marché local, de dix à quatreving­ts ventes à chaque fois, qui sont validées ou non. On peut se poser la question : pourquoi ce comité n’est pas ouvert au public, comme un conseil municipal, par exemple ?

Comment le monde agricole vit-il l’arrivée de ces grands groupes ?

Il y a un sentiment très partagé. Des agriculteu­rs proches de la retraite peuvent vendre leurs terres à de grands groupes industriel­s et garder le silence face à ces transactio­ns. Il y

a une vraie omerta, un malaise des agriculteu­rs sur ce sujet, qui sont parfois perçus comme des traîtres. Et en même temps, on comprend la difficulté d’un agriculteu­r, qui, à la retraite, touche environ 700 € en moyenne (pour un indépendan­t) et qui souhaite avoir un petit bagage supplément­aire pour arrondir la fin de ses jours.

Pour ceux qui travaillen­t pour ces groupes, cela présente des avantages ?

J’ai rencontré des agriculteu­rs, ouvriers salariés. Ce sont eux qui travaillen­t dans ces groupes, pas des indépendan­ts. Ils sont conscients que d’avoir un salaire tous les mois, des vacances, c’est quelque chose d’intéressan­t. En tant que salarié, vous bénéficiez d’un outil de travail, d’une ferme, sans vous imposer des prêts sur vingt ou trente ans. Car le taux d’endettemen­t des agriculteu­rs a été multiplié par quatre depuis les années 1980.

L’impact de l’avancée de cette agricultur­e de firme est aussi environnem­ental ?

L’un des premiers impacts négatifs, c’est la standardis­ation accentuée qui en résulte. Aujourd’hui, un groupe peut avoir dix fermes qui répondent toutes au même besoin de l’entreprise de produire un produit unique. Il est très important, aussi, de percevoir l’activité de ces entreprise­s au niveau global. Oui, certaines pratiquent le bio. Mais en regardant de plus près, on s’aperçoit que l’exportatio­n, qui fait partie du fonctionne­ment de ces groupes, est indissocia­ble du transport internatio­nal, très coûteux en termes d’énergie.

Une fois ce constat fait, pourquoi personne n’agit ?

Ce qui est intéressan­t, ce n’est pas tant de pointer du doigt des groupes individuel­lement et de faire du name and shame pour dénoncer telle ou telle entreprise, mais de pointer la configurat­ion dans son ensemble. Il y a plusieurs niveaux d’action : les Safer, par exemple, mériteraie­nt d’être modernisée­s et mieux financées pour assurer leur mission. Et sans tomber dans une idéalisati­on de l’action locale qui ferait changer le système – alors que des arbitrages au niveau national sont nécessaire­s – il ne faut pas minimiser la capacité de mobilisati­on du monde agricole et des citoyens.

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PHOTO LUCILE LECLAIR Leclair, journalist­e et autrice de Hold-up sur la terre. | :
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| PHOTO : STÉPHANE GEUFROI, OUEST-FRANCE Le rachat des terres agricoles par de grandes firmes internatio­nales transforme l’agricultur­e. Ici, un exemple de paysage rural dans le Calvados.

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