Dimanche Ouest France (Morbihan)

Les soeurs Nardal, oubliées de la négritude

Les Martiniqua­ises, figures de ce courant intellectu­el des années 1920, ont été oubliées des livres d’histoire. Elles sont au coeur d’un documentai­re de Léa Mormin-Chauvac, diffusé ce soir sur France 5.

- Léa MorminChau­vac, journalist­e. | PHOTO : BERAT NALCI Propos recueillis par Valérie PARLAN.

Vous souvenez-vous de votre rencontre avec les soeurs Nardal ? Très bien, c’était en 2019 ! Je travaillai­s au quotidien Libération, pour les pages Idées. Et plus particuliè­rement sur la vie des idées anti-racistes et féministes. À ce moment-là, les afrofémini­stes françaises avaient de plus en plus de visibilité. C’est au hasard de l’annonce de la parution du livre de Philippe Grollemund sur les mémoires de Paulette Nardal (L’Harmattan) que j’ai rencontré cet incroyable personnage. Après, je n’ai plus cessé de m’intéresser à ces soeurs, en fouillant les archives, en rencontran­t les descendant­s de leur famille…

Vous qui avez des racines en Martinique, vous n’aviez jamais entendu parler d’elles ?

Mon père est martiniqua­is mais je suis née et ai grandi dans l’Hexagone. À l’école et lors de mes études, Paulette et ses soeurs ne m’ont jamais été racontées. En Martinique, si le nom Nardal est connu, c’est d’abord parce que c’est le nom d’une place et d’un arrêt de bus ! Il évoque aussi la musique, puisque la chorale La joie de chanter, créée par Paulette Nardal, existe encore. Mais son travail sur le courant politique et culturel de la négritude, son influence intellectu­elle, ses engagement­s féministes… restent complèteme­nt méconnus.

Partons dans cette Martinique du début du XXe siècle, où naît Paulette Nardal…

Elle naît en 1896, soit cinquante ans seulement après l’abolition de l’esclavage. C’est l’aînée de sept soeurs d’une famille bourgeoise noire. Dans une île où règne la misère, quelques familles dont la sienne font exception. Son père, Paul Nardal, est le premier noir à bénéficier d’une bourse d’études pour les Arts et métiers, ce qui fera de lui le premier ingénieur noir de Martinique. Louise Achille, sa mère métisse, est enseignant­e, excellente musicienne et impliquée dans des oeuvres de charité. Toutes les filles suivent des études, car le goût de l’effort et l’idéal méritocrat­ique représente­nt des valeurs essentiell­es aux yeux des parents.

Comment le père insuffle-t-il à ses filles l’importance d’avoir un esprit libre ?

Il fait partie d’une génération de Martiniqua­is qui sait que pour s’élever, sortir de la servitude et aller au-delà du

traumatism­e de l’esclavage, il n’y a que l’éducation. C’est encore présent dans la société actuelle et cela explique sans doute le côté très républicai­n de la Martinique. Le plus rare pour l’époque, c’est cette figure paternelle disant à ses filles : le mariage ne vous rendra pas libres, mais vos études, si. Avec l’école, on se libère des chaînes. Alors vous travailler­ez comme des hommes.

En quoi cette confiance parentale aidera-t-elle Paulette Nardal ?

Cela lui donne la force de quitter son île, de débarquer à Paris à l’âge de 24 ans pour y poursuivre des études d’anglais. Elle sera l’une des premières étudiantes noires de la Sorbonne, avec sa soeur Jane qui la rejoindra. Au coeur des années folles, Paulette découvre une ville en effervesce­nce comme une bulle de champagne ! L’horreur de la Grande Guerre n’est pas loin. On s’amuse, danse, sort au Quartier latin écouter du jazz ou les negro-spirituals.

Être noir, est-ce un obstacle pour profiter de cette vie parisienne ?

Même si, à cette période, la société des arts se passionne pour ce qui est « nègre » comme on disait à l’époque, Paulette et sa soeur ressentent la différence de leur couleur de peau dans le regard des autres. On les renvoie à leurs origines avec les clichés qui vont avec, comme celui de la doudou des Antilles, sensuelle et lascive… À la Sorbonne, elles sont victimes de ce racisme ordinaire, on s’étonne de leur présence comme si être une femme noire n’allait pas de pair avec l’intellect !

Comment Paulette Nardal fera de cette altérité une source de réflexion et de lutte ?

En réalisant que cette fierté et cette conscience noire ne vont pas de soi

pour tout le monde, elle et ses soeurs fréquenten­t de jeunes noirs installés à Paris. L’histoire du salon littéraire du 7, rue Hébert, à Clamart commence là. Chez elles, les figures majeures de la diaspora afro-descendant­e défilent. Écrivains, artistes, politiques antillais, africains ou afro-américains y passent leur dimanche après-midi. On prend le thé, on commente les derniers livres et spectacles, on joue du piano… C’est là que naît La revue du monde noir. Évidemment, les discussion­s politiques de haute voltige prennent une place essentiell­e. Les allées et venues des invités étaient d’ailleurs surveillée­s par le ministère des Colonies. Les échanges autour de l’internatio­nalisme noir et du panafrican­isme forment le berceau de la négritude.

Pourquoi ce concept de négritude reste-t-il attribué à l’écrivain Aimé Césaire, célèbre intellectu­el et politique martiniqua­is ?

Aimé Césaire, alors étudiant à Paris, fréquente un temps le salon des soeurs Nardal, notamment avec son ami Léopold Sédar Senghor (premier président du Sénégal et premier Africain à siéger à l’Académie française). Si son ouvrage Cahier d’un retour au pays natal, paru en 1939, marque ce courant de la négritude qui a généré tant de mouvements d’émancipati­on noire, il est évident que les débats de Clamart ont influencé sa pensée. Mais il n’en a jamais parlé.

Est-ce que Paulette Nardal et ses soeurs lui en voulaient ?

Elles avaient résumé cette indifféren­ce avec humilité et aussi avec humour en écrivant : « Césaire et Senghor ont repris les idées que nous avons brandies et les ont exprimées avec beaucoup plus d’étincelles. Nous n’étions que des femmes, mais de vraies pionnières. On peut dire que nous leur avons pavé la route. »

À leur retour en Martinique, le féminisme sera aussi le combat de leur vie ?

Oui, en aidant des mères célibatair­es, des prostituée­s, en militant également pour le droit de vote… Paulette Nardal, c’est aussi la lutte contre le nazisme, car pendant la guerre et le régime de Vichy, elle a aidé des résistants.

Une entrée au Panthéon, à côté d’Aimé Césaire, serait-elle une juste reconnaiss­ance ?

Une associatio­n présidée par Catherine Marceline y travaille. Pour la République française, Paulette Nardal a le double avantage d’être une personnali­té des anciennes colonies qui a dénoncé leurs méfaits, s’est élevée contre le racisme. Et, parallèlem­ent, elle est restée très française et républicai­ne.

Les soeurs Nardal, les oubliées de la négritude, France 5, 22 h 55. Un documentai­re de Léa Mormin-Chauvac et Marie-Christine Gambart.

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| PHOTO : FONDS CHRISTIANE EDA-PIERRE Paulette Nardal (deuxième à gauche) avec ses soeurs.
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