Dimanche Ouest France (Morbihan)
Les secrets des pirogues bretonnes du Néolithique
Histoire de mégalithes. L’association Koruc, qui réunit des chercheurs, recrée, avec l’archéologie expérimentale, les bateaux des hommes du Néolithique, montrant à quel point ils étaient marins.
« Sur le littoral ou dans les terres, les hommes ont toujours vécu au bord de la mer ou des cours d’eau. C’est une constante. L’utilisation d’embarcations est sans doute d’une extrême ancienneté et, au Néolithique, il y avait déjà beaucoup de chemin parcouru dans les techniques. » Michel Philippe, archéologue naval, fait partie de l’association Koruc, en partie bretonne, créée en 2020 sous l’impulsion de Philippe Guillonnet, médiateur du patrimoine et spécialiste de la Préhistoire, regroupant notamment Bertrand Poissonnier, archéologue à l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP), et son président, Vincent Bernard, xylologue (spécialiste de l’étude du bois) et chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) . Autant de profils différents et complémentaires pour se consacrer à l’archéologie expérimentale appliquée à la navigation préhistorique. « On s’est intéressé au seul bateau préhistorique que l’on connaisse, la pirogue monoxyle (faite d’une seule pièce de bois, tronc d’arbre évidé),
précise Philippe Guillonnet. L’objectif, en 2022, était de construire une pirogue telle qu’elle avait pu l’être au Néolithique et de la faire naviguer pour observer ses capacités de transport de matières premières et de personnes, et ses aptitudes à la navigation fluviale et maritime. »
Ainsi, avec très peu de vestiges, mais en « essayant d’extrapoler ce qui a pu être », l’association Koruc « tente de répondre à des questions qui ne sont pas encore résolues scientifiquement. » Avec des outils en pierre et une pratique acquise depuis une dizaine d’années, les
membres de Koruc ont construit, à partir d’un chêne, une pirogue de 9 mètres de long pour un fût de 90 cm de diamètre.
« On a travaillé avec une roche locale, la dolérite, à partir de laquelle on a reconstitué des lames de haches et d’herminettes pour lesquelles on avait des indices de travail sur le bois. On les a emmanchées et on a réalisé intégralement la pirogue avec ces outils. On a mis en place une chaîne opératoire telle qu’elle aurait pu être au Néolithique. Nous avons compris que ces outils en pierre polie n’ont pas de limites, techniquement. La seule qui soit est l’endurance de celui qui l’utilise. »
Lourde de 500 kg, la pirogue a encore peu navigué. « Extrapoler sur la navigation au quotidien est encore difficile, mais on apprend très vite à les manoeuvrer, à maîtriser la navigation, notamment avec une pagaie, poursuivent les expérimentateurs. Il est tout à fait plausible que la pirogue soit utilisée pour la pêche. Mais remonter un courant fort à la pagaie reste une épreuve. Or, il est certain que, même si le niveau de l’eau était plus bas, il y avait une pénétration intense de la mer dans les terres et des phénomènes de courants déjà très forts à l’époque, qui pouvaient être une aide comme un obstacle infranchissable. La navigation ne se faisait alors qu’en vue de la terre, en dehors des quelques navigations pionnières. On ne va
pas chercher l’Amérique. Il s’agit d’un moyen de transport pour relier un point A à un point B, ou pour aller sur l’eau pour pêcher. Dans le golfe du Morbihan, toutes les îles sont visibles. On est dans un milieu que les gens maîtrisent parfaitement et dans le cadre d’une navigation quotidienne où l’ensemble des amers sont parfaitement connus, tout comme les courants. Ils sont intégrés dans la navigation. Et on navigue saisonnièrement ; quand il y a une tempête et une semaine de houle derrière, on attend ».
Mais le cabotage de longue distance est possible avec un relâchement le soir à terre. Il existe des théories intéressantes sur la possibilité d’une traversée directe du golfe de Gascogne, de Bretagne vers le Finistère espagnol.
Déplacer les mégalithes en pirogue ?
Au-delà du transport des personnes, l’association Koruc réfléchit à la possibilité que les hommes du Néolithique aient pu transporter des matières premières et des blocs de pierre par bateau.
« On a des exemples de transport de mégalithes par voie d’eau, au cours du Néolithique, dans la région du golfe du Morbihan, rappelle Bertrand Poissonnier. On approche les choses avec prudence. En 1990, j’ai proposé que les grands blocs qui dépassent la centaine de tonnes dans le monde armoricain aient pu être déplacés immergés, donc tractés. Il y a eu une petite expérimentation réussie avec un bloc de deux tonnes. Mais ça change complètement d’échelle quand on s’intéresse à des blocs de plusieurs dizaines, voire de centaines de tonnes. Parce qu’il y a la résistance et les limites atteintes par les pirogues monoxyles. Les autres embarcations construites avec des peaux sont relativement fragiles et, comme celles assemblées avec tenons et mortaises qu’on va connaître plus tard, on n’en a aucune trace au Néolithique. C’est un vrai défi, parce qu’on a la certitude qu’il y a eu des transports aquatiques de grands blocs. Certains ont franchi des rivières, des bras de mer et même probablement, dans le cas de Belle-Île, des dizaines de kilomètres en mer. Comment s’y sont-ils pris ? L’expérimentation peut simplement s’approcher de techniques. On a des hypothèses qui laissent dubitatifs. Si on n’avait pas la preuve archéologique du déplacement du Grand Menhir, d’une masse de 330 tonnes, on n’y croirait pas ! Il y a encore beaucoup de travail conceptuel et de répliques expérimentales à fournir pour approcher cet exploit délirant. »