Éditorial
À l’heure où nous écrivons ces lignes, le nom du vingt-cinquième président de la République française n’est pas encore connu. Les résultats du premier tour de cette élection suffisent cependant à tracer les contours d’une profonde rupture sociétale, une ligne de fracture qui traverse désormais plus généralement les sociétés occidentales depuis la fin des années 1980. En une dizaine d’années seulement, l’accumulation de nouveaux paradigmes géopolitiques, puis géoéconomiques, a en effet contribué à remodeler les grands équilibres industriels mondiaux et transformer durablement nos sociétés. La fin de la guerre froide (1989), l’émergence d’une « nouvelle économie » fondée sur le numérique (1996) et l’intégration de la Chine dans l’OMC (2001) ont façonné tour à tour un système économique mondial globalisé, ultralibéral, interconnecté et reposant massivement sur l’innovation technologique. À la clé, une nécessaire adaptation du monde du travail à laquelle la plupart des pays développés ont consenti. Sauf en France, où l’augmentation de la dette publique a permis de masquer artificiellement la dégradation structurelle d’une économie en perte de vitesse, incapable d’accompagner ce vaste mouvement géoéconomique mondial que les décennies 1990 et 2000 avaient initié. En réponse, une accentuation du chômage, de la précarité, et plus généralement l’émergence d’un sentiment de déclassement et d’insécurité économiques qui traverse désormais l’ensemble du pays.
Plus encore, les années à venir ne feront qu’amplifier cette transformation sans précédent de l’économie, avec d’un côté une ubérisation du marché du travail qui abolira progressivement le salariat à la faveur de travailleurs indépendants (et souvent précaires). De l’autre, une robotisation de l’industrie et du secteur marchand qui laissera de côté les travailleurs les moins qualifiés. Enfin, une libéralisation des échanges qui accroitra la concurrence manufacturière internationale et conduira à la désindustrialisation de la majeure partie des pays développés (laquelle a déjà commencé). Si l’on y ajoute de possibles crises migratoires (avec leur impact sur le marché du travail des pays d’accueil), tout est réuni pour que la prochaine décennie soit celle des grands désordres sociaux. Cette élection présidentielle constitue à ce titre un avant-goût des principaux antagonismes qui secoueront nos sociétés, entre libéralisme mondialisé et étatisme isolationniste. Dans ce nouvel ordonnancement politique, les résultats économiques du vingt-cinquième président de la République française seront d’autant plus attendus qu’ils signifieront, à l’horizon 2022, la pérennité d’un modèle économique libéral auquel la France se serait enfin acclimaté, ou la preuve d’une vaste imposture économique qui pourrait réserver quelques surprises électorales à venir.