– ENTRETIEN Services de renseignement en Europe : plus que la coopération, renforcer la pluridisciplinarité
Où en est-on exactement de cette coopération européenne du renseignement que beaucoup de dirigeants politiques appellent régulièrement de leurs voeux, et plus encore après chaque nouvel attentat ?
Olivier Chopin : Si l’appel à des coopérations renforcées semble désormais faire partie du discours obligatoire des chefs d’État ou de gouvernement lorsqu’ils sont confrontés au terrorisme, cette « formule » qui s’impose dans l’immédiat après-attentat ne correspond pas nécessairement à la réalité des situations et des pratiques. Depuis les attentats de Madrid (2004), Londres (2005), et encore plus depuis la série d’attentats qui a frappé l’Europe à partir de 2015, on observe un renforcement de la coopération en matière de renseignement. Des initiatives existent et sont mises en oeuvre, même si elles ne sont pas nécessairement très visibles. Parmi celles-ci, il faut bien distinguer deux modes de collaboration ou de coopération : d’une part, les coopérations bilatérales ou multilatérales entre des pays membres de l’Union européenne (UE) ou de l’espace européen, et, d’autre part, une forme de coopération verticale, intégrée à l’Union, susceptible de mener vers des instances de coordination ou de coopération qui seraient gérées par l’UE elle-même. Ce deuxième aspect reste embryonnaire. Il repose actuellement sur deux organes : l’Intelligence Analysis Center (INTCEN) et la direction du renseignement de l’étatmajor européen. Ensemble, ces deux institutions forment la Single Intelligence Analysis Capacity (SIAC) de l’UE. Toutefois, l’INTCEN n’est qu’un « centre de fusion », c’est-à-dire que sa vocation est d’agréger des analyses réalisées en amont par les services de renseignement des États membres et de produire des synthèses ou des analyses originales à partir de celles-ci. Il ne possède pas de moyens de collecte propres. Il n’a donc rien à voir avec un embryon de CIA européenne – que d’aucuns appellent également de leurs voeux. L’INTCEN se rapproche davantage d’un autre service américain beaucoup moins connu, le Bureau of Intelligence and Research (INR), composé d’un nombre assez limité de hauts fonctionnaires capables de synthétiser le renseignement fourni par les autres services au profit du Département d’État. À ceci près que, si l’INTCEN rapporte au Service européen de l’action extérieure (SEAE), ou en théorie à n’importe quelle direction générale de la Commission européenne en fonction des besoins, l’emploi de la fonction de renseignement reste assez limité dans l’archi-
tecture du traité de Lisbonne en vigueur. De la même façon, la quasi-totalité des membres de l’UE étant également membres du commandement intégré de l’OTAN, la circulation du renseignement militaire ou d’intérêt militaire qu’ils produisent se fait beaucoup plus au sein des structures de renseignement et d’échanges de l’Organisation, très développées, que de celles de la direction du renseignement militaire de l’état-major européen. On peut néanmoins reconnaître à la SIAC la vertu de favoriser la création de protocoles communs et de générer des pratiques d’échanges et de collaboration de manière intégrée dans l’Union. Est-ce donc surtout via des coopérations entre États ou multilatérales que fonctionne le renseignement en Europe ? Tout ce qui relève de la coopération opérationnelle (surveillance des réseaux terroristes, anticipation des menées terroristes, détection des tentatives d’attentats et entrave si possible de celles-ci), fait en effet l’objet de coopérations horizontales entre les États européens, entre les services de police et de renseignement de certains pays. Certaines coopérations sont purement binationales, d’autres sont multilatérales. Ce sont des sortes de task forces quasi permanentes et pouvant s’activer très rapidement, mises en place par un ensemble de pays confrontés aux mêmes réseaux terroristes. On peut ainsi imaginer que le Royaume-Uni, la France, la Belgique et l’Allemagne partagent au quotidien la surveillance de certains réseaux qui se déploient sur l’ensemble de leurs territoires. Cependant, on connait mal les mécanismes institutionnels et techniques de mise en oeuvre de ces coopérations, qui restent très secrets.
À l’échelle européenne, quelles sont les faiblesses, les failles identifiées en matière de renseignement ?
Du point de vue académique qui est le mien (mes recherches en sciences sociales ne relèvent pas de la science policière ni d’un savoir technique du renseignement), il n’est pas certain que le champ européen ou que le champ des coopérations internationales représente une spécificité forte. Ce qui est difficile, c’est de faire se coordonner des services entre eux, en général, et d’obtenir un système parfait qui permette d’empêcher toute activation d’une menée terroriste. Mais il est presque plus compliqué pour un gouvernement de faire coopérer
La circulation du renseignement militaire ou d’intérêt militaire se fait beaucoup plus au sein des structures de renseignement et d’échanges de l’OTAN, très développées, que de celles de la direction du renseignement militaire de l’état-major européen.
ses différents services à l’intérieur d’un État que d’envisager des coopérations entre des services de nature identique issus de plusieurs pays. Par exemple, tous les services de renseignement militaire, français, européen, britannique, vont avoir plus de facilités à coordonner leur action ou à échanger des informations entre eux que le renseignement militaire, le service de police et de justice, le renseignement intérieur d’un même pays, parce qu’ils font le même métier, ont des cultures organisationnelles proches, les mêmes genres de protocole et de formation et le même segment de la menace à analyser. On a en quelque sorte segmenté les champs de collaboration, même s’il peut y avoir certaines exceptions, soit grâce à des contacts quasi personnels entre des agents de différents services, soit précisément au sein de task forces orientées en fonction d’une menace donnée et qui vont pouvoir capter les différentes ressources nationales pertinentes pour la traiter à un instant T sur un territoire défini. En France, on a créé une communauté française du renseignement à partir de 2014, qui a été entérinée dans la loi sur le renseignement de 2015. Et pour l’instant, la coordination de cette communauté, de son animation, de son management pose encore question. Elle est programmée, on est en train de la mettre en place, mais elle n’est pas encore totalement active et opérationnelle. Quant à l’idée de faire une task force antiDaech autour du président de la République, elle peut être à la fois perçue comme une forme de percée et de réaction par rapport à la menace, mais aussi comme un frein à l’institutionnalisation d’un champ global de coordination du renseignement en France et d’animation de cette communauté dans son ensemble… La centralisation du regard sur les pratiques du renseignement en fonction de la menace terroriste peut créer un mécanisme d’illusion ou des angles morts. Les structures de renseignement ne s’occupent pas que d’antiterrorisme, bien que ce soit la menace la plus visible et qu’elle crée un besoin urgent de résultats dans l’opinion publique et pour les hommes politiques. Le renseignement doit aussi s’inscrire dans une pluralité de missions et dans un temps très long.
Au-delà des difficultés humaines de la coopération, le partage d’informations semble également freiné par des obstacles techniques et éthiques (multiplication de bases de données dont l’interopérabilité reste difficile à mettre en oeuvre). Quelles sont les pistes explorées ou à explorer pour surmonter ce type d’obstacles ?
Certaines études estiment qu’aux États-Unis, 90 % de ce qui entre dans un service comme la CIA provient de ses coopérations avec les autres services nationaux et étrangers. C’est comme si la CIA ne produisait que 10 % de sa propre information. On le voit, l’enjeu d’accès aux informations dont disposent les autres pays est particulièrement élevé. D’un point de vue professionnel, il est donc tout à fait normal que les services de renseignement réclament des outils pour pouvoir élargir leurs sources, ce qui passe par la constitution de grands fichiers européens comme le PNR ou des plates-formes d’échange d’informations très poussées, notamment sur les flux migratoires, la criminalité financière ou les ventes d’armes illégales en Europe. Mais, d’une part, ces informations constituent des « trésors nationaux » que les États ne voudront pas nécessairement partager avec tous leurs partenaires et encore moins courir le risque de voir fuiter vers leurs adversaires. D’autre part, il faut également tenir compte des enjeux de respect des libertés publiques et de droits fondamentaux. Il faut donc que ces systèmes soient rendus exploitables dans les systèmes judiciaires nationaux et conformes aux droits nationaux différenciés qui concernent le respect de la vie privée. C’est pour cela que les avancées dans ce domaine sont très lentes. Là encore, la logique d’intégration de ces pratiques par les traités ou de donner aux États un certain nombre de moyens via l’UE en contrepartie de mécanismes qui seraient gérés par l’UE, n’est pas du tout à l’ordre du jour. Il reste donc la possibilité, pour un certain nombre d’États qui en ont le besoin et l’intention, de rapprocher leurs systèmes de sécurisation des bases de données et de protection de la vie privée de telle manière qu’ils puissent échanger l’information. Cela me semble notamment être le cas entre la France et le RoyaumeUni. En France, la loi sur le renseignement permet la constitution de bases de données très poussées se rapprochant de ce que faisait depuis deux décennies le service d’interception des communications GCHQ britannique. L’équivalent britannique de cette loi, le Regulation of investigative power act, dont la dernière rénovation date de 2016, semble faire écho à la loi
Ce qui est difficile, c’est de faire se coordonner des services entre eux, en général, et d’obtenir un système parfait qui permette d’empêcher toute activation d’une menée terroriste. Mais il est presque plus compliqué pour un gouvernement de faire coopérer ses différents services à l’intérieur d’un État que d’envisager des coopérations entre des services de nature identique issus de plusieurs pays.
française pour que de nouvelles opportunités à la fois d’interception, de collecte, mais aussi d’archivage et de traitement de ces informations, puissent être explorées en commun avec les Français, les Belges et les Allemands. Une des pistes intéressantes à étudier à partir de maintenant serait donc davantage l’observation des systèmes juridiques et réglementaires nationaux et de leur convergence, que simplement le cadre européen qui agence ces possibilités.
Dans tous les pays européens, les services de renseignement sont saturés, manquent de personnels, et ce malgré les renforts annoncés pour plusieurs d’entre eux en 2015 et 2016 (France, R.-U., Belgique…). Dans un contexte budgétaire malgré tout contraint, quelles devraient être leurs missions prioritaires ?
Il faudrait pouvoir analyser chaque situation nationale. Beaucoup d’États membres présentent des services extérieurs très limités parce que, d’une part, le renseignement militaire leur est fourni via l’OTAN, et que, d’autre part, ils n’ont pas nécessairement développé de renseignement extérieur, ayant peu d’enjeux stratégiques dans d’autres zones de la planète. La France a infiniment plus de moyens d’interception à l’étranger que le Luxembourg par exemple, et c’est tout à fait logique. Le coeur commun du renseignement en Europe, c’est donc le renseignement de sécurité intérieure et le renseignement policier. Ceci posé, il convient d’envisager trois points.
Premièrement – et cela est parfaitement documenté aux ÉtatsUnis, au Canada et au Royaume-Uni par exemple –, lorsqu’on entre dans une logique de moyens et de réaction institutionnelle face à la perception d’un manque, la tentation est forte de mettre l’accent sur les moyens techniques, le renseignement technologique (notamment les interceptions de sécurité ou les mécanismes de surveillance électronique). Aisément quantifiables, ils peuvent faire l’objet de programmes de politiques publiques clairement évaluables, et les investissements sont plus facilement justifiables auprès des Parlements qui, la plupart du temps, donnent les autorisations budgétaires. C’était une partie de la logique de la loi sur le renseignement de 2015. Il fallait, comme le disaient les services français, opérer un rattrapage par rapport aux capacités américaines et même britanniques.
Deuxièmement, s’il y a un effet de saturation aujourd’hui, c’est parce que les menaces ont tendance à s’articuler les unes avec les autres et qu’il devient difficile de spécialiser des politiques, par exemple d’avoir un dispositif de renseignement sur les migrations, un autre sur la criminalité organisée, un autre sur la criminalité financière, un autre sur le terrorisme djihadiste. Cela oblige à une pluridisciplinarité des dispositifs de renseignement. Or la logique héritée de la guerre froide était celle de la spécialisation, la compartimentation des différentes politiques et une sorte de division du travail organisée par les gouvernements pour éviter que ces dispositifs de renseignement ne deviennent trop puissants. Mais entre le moment où cette nouvelle approche pluridisciplinaire est conçue et adaptée à chaque menace précise, et le moment où elle est efficace, il s’écoule un temps très long, requérant sérénité et stabilité politique autour de ces enjeux. Enfin, le problème principal aujourd’hui est que l’identification de la menace dépasse la science policière et les savoir-faire des services de renseignement à la fois en termes techniques, de terrain et d’analyse. On est confronté à des phénomènes sociaux, anthropologiques, de psychologie sociale dont la compréhension exige une contribution des différentes sciences humaines et sociales. Il y a donc un besoin très fort de réinscrire les logiques de police et de renseignement dans un horizon plus large. On ne peut pas simplement interpréter en termes sécuritaires ce qui se joue avec la forme moderne du djihadisme et avec les mécanismes d’« autoradicalisation », de départ sur les zones de guerre et de retours, qui renvoie à des mécanismes sociétaux beaucoup plus larges. Par exemple, avec l’accent mis récemment sur le renseignement pénitentiaire, on voit bien qu’on est en train d’élargir le champ d’intervention que les services de renseignement doivent intégrer pour pouvoir mettre en oeuvre leur action et comprendre la signification de leur action. Ce qu’il faudrait – et les services en sont parfaitement conscients et sont manifestement désireux de le faire –, c’est créer des zones d’échange beaucoup plus structurées entre les services de renseignement, le reste de la société civile et les autres secteurs de l’action de l’État, de manière à avoir une vision à la fois globale et sous différents angles du problème.
Les services de renseignement, notamment britanniques et français, sont justement en pleine campagne de recrutement et recherchent des profils manifestant cette diversification des perspectives. Mais d’ici combien de temps peut-on en attendre des résultats ?
Pour faire un professionnel du renseignement opérationnel, quel que soit le secteur d’activité, il faut sans doute entre trois et cinq ans. Mais cette ouverture du secteur du renseignement et de la sécurité à celui, plus large, de l’action publique de l’État, et à ces différentes dimensions sociales, sociologiques, anthropologiques, etc. prendra une ou plusieurs décennies. Or, dans le même temps, il faut répondre à la menace de notre environnement géostratégique, ce qui renvoie à l’une des questions classiques de la science politique : comment inscrire une politique dans un temps qui excède celui du jeu politique et alors même que, dans ce cas précis, nous n’en maîtrisons pas l’agenda puisqu’il est largement manipulé par les organisations terroristes djihadistes. Il faut que des doctrines d’emploi très fortes soient exprimées par les services et que les plus hautes autorités de l’État définissent une stratégie politique inscrite dans la durée pour rendre possibles l’évolution et l’amélioration de nos moyens et de nos capacités. Mais définir cette « grande stratégie » ne peut pas se faire au niveau européen, car elle dépend complètement des ennemis identifiés par chaque État.
S’il y a un effet de saturation aujourd’hui, c’est parce que les menaces ont tendance à s’articuler les unes avec les autres et qu’il devient difficile de spécialiser des politiques, par exemple d’avoir un dispositif de renseignement sur les migrations, un autre sur la criminalité...