Diplomatie

– ANALYSE Porto Rico : dette, austérité, crise sociale et crise d’identité politique

- James Cohen

Après plus d’une décennie de dépression économique, Porto Rico est confronté à une dette abyssale et à une austérité extrême. Gouverné depuis 2016 par un « Conseil de contrôle fiscal » nommé par le Congrès américain, ce territoire au statut particulie­r cherche, dans des circonstan­ces difficiles, un modus vivendi plus favorable avec les États-Unis.

Depuis 2013 – lorsque les agences de notation ont commencé à considérer les obligation­s émises par l’État libre associé (ELA, voir encadré p. 20) de Porto Rico comme de la dette « pourrie » ( junk bonds) –, ce territoire insulaire de la Caraïbe sous la souveraine­té des ÉtatsUnis s’achemine fatalement vers une crise historique de la dette publique. M. Alejandro García Padilla, prédécesse­ur du gouverneur actuelleme­nt en poste, avait déjà déclaré en juin 2015 que la dette portoricai­ne, alors chiffrée à 72 milliards de dollars, n’était plus remboursab­le. En 2017, le chiffre atteint 123 milliards de dollars, si l’on y inclut 49 milliards en passifs de retraite. C’est la plus importante faillite dans l’histoire des marchés obligatair­es publics aux États-Unis. À titre de comparaiso­n dans l’histoire récente, la faillite de la ville de Detroit (Michigan) avait pour enjeu une dette d’environ 18 milliards de dollars. Les ondes de choc émanant de Porto Rico se font sentir dans l’ensemble du marché obligatair­e étatsunien.

Une juge fédérale, Mme Laura Taylor Swain, a été chargée de décider dans les mois qui viennent quelle part de cette dette, attribuabl­e à l’ELA et à plusieurs de ses entreprise­s publiques,

devrait être remboursée ; à quels taux, en sachant que des décotes (« haircuts ») substantie­lles semblent inévitable­s ; quelles catégories de porteurs seront prioritair­es (petits ou grands, salariés retraités ou fonds spéculatif­s) ; enfin, quelles dépenses publiques peuvent être définies comme « essentiell­es » au fonctionne­ment de l’appareil d’État, selon les termes de la loi fédérale dite PROMESA (1) de 2016, qui rendra possible un encadremen­t judiciaire efficace de la faillite si tout fonctionne comme prévu.

Les fonds spéculatif­s représente­nt un énorme défi pour les juges fédéraux. Ils détiennent environ un tiers de la dette et, parmi eux, certains se comportent en véritables « fonds vautours » (2). En vertu du titre III de PROMESA, ils sont canalisés dans le système judiciaire et ne peuvent pas avoir recours, comme en Argentine par exemple, à des formes extrajudic­iaires de pression ou de chantage.

Un « Conseil de contrôle fiscal » fédéral non élu, créé également par PROMESA, et nommé par le Congrès, a imposé en mars 2017 un plan d’austérité fiscale de dix ans, que les gouvernant­s portoricai­ns élus n’auront d’autre choix que d’accepter et dont les effets commencent à être comparés à ceux qui affligent la société grecque. Quatre des sept membres de cette « Junta » (en espagnol) sont eux-mêmes portoricai­ns et, politiquem­ent, le groupe penche à droite, de par le poids majoritair­e des Républicai­ns au Congrès.

Aux origines de la dette

Les obligation­s portoricai­nes dites « municipale­s » – en réalité, ce sont des émissions de l’ELA et de ses entités publiques, et non de ses municipali­tés – ont longtemps été particuliè­rement prisées par les porteurs de titres à cause de leur triple exonératio­n fiscale (des impôts fédéraux, territoria­ux et locaux) sur les intérêts perçus. Le marché obligatair­e ayant longtemps fonctionné comme moteur de l’expansion de l’appareil de l’ELA, certains commentate­urs attribuent la crise de la dette à son secteur public « surdimensi­onné » et irresponsa­ble : trop de fonctionna­ires, trop de branches, trop d’entreprise­s publiques, mauvaise gestion, etc. Ce diagnostic, qui coïncide avec la critique néolibéral­e bien connue du « trop d’État », n’épuise pas la complexité de la situation. La dette publique portoricai­ne n’aurait jamais atteint de telles proportion­s si l’économie de l’île n’était pas en dépression ininterrom­pue depuis 2006. Avec la disparitio­n programmée, entre 1996 et 2006, des avantages fiscaux offerts par la loi fédérale aux entreprise­s américaine­s qui investissa­ient dans l’île, et l’entrée en vigueur du traité de libre-échange d’Amérique centrale (dit CAFTA-DR), beaucoup d’entreprise­s sont parties (voir graphique ci-dessous). Dès la fin des années 1970, et dans des proportion­s croissante­s après 2006, le système obligatair­e portoricai­n est devenu un

Ce territoire insulaire de la Caraïbe sous la souveraine­té des États-Unis s’achemine fatalement vers une crise historique de la dette publique.

mécanisme commode pour combler les déficits croissants de l’ELA et de ses entreprise­s publiques. Certaines de ces entités ont trouvé divers moyens de continuer à emprunter, même lorsque les risques encourus dépassaien­t le seuil autorisé par la Constituti­on de l’ELA. Des firmes de Wall Street, tout particuliè­rement Goldman Sachs (3), ont perpétué à leur profit, moyennant des taux d’intérêt exceptionn­ellement élevés, un système hautement instable que l’actuel gouverneur Ricardo Rosselló a qualifié de « combine à la Ponzi », c’està-dire d’arnaque consistant à utiliser les fonds de nouveaux investisse­urs pour payer les premiers arrivés, jusqu’à ce que le système s’effondre.

En 2014, les gouvernant­s de l’ELA ont tenté d’adopter leur propre loi d’encadremen­t judiciaire de la faillite, mais l’arrêt de la Cour Suprême Puerto Rico v. Franklin California Tax-Free Trust (2016) a révélé qu’ils n’avaient pas l’autorité constituti­onnelle pour le faire. À cause d’une décision parfaiteme­nt arbitraire prise par le président d’une commission législativ­e du Sénat américain en 1984, Porto Rico se trouvait en effet exclu de la liste des territoire­s pris en charge par la loi fédérale dans ce domaine. Ainsi, en 2016, comme l’écrit Juan González, Porto Rico était « non seulement en faillite, mais sans recours légal établi permettant de saisir un tribunal qui déciderait comment ses nombreux créditeurs seraient remboursés et de combien » (4).

La gestion judiciaire de la faillite

Porto Rico s’est donc trouvé une fois de plus à la merci du Congrès. La loi PROMESA, encouragée par Barack Obama comme seule solution disponible, a recueilli le soutien en juin 2016 d’une majorité de Démocrates et de Républicai­ns, des plus modérés des Démocrates jusqu’aux plus « Tea Party » des Républicai­ns. Parmi ceux qui ont refusé de la voter, on trouve des élus de gauche tels que le sénateur Bernie Sanders du Vermont, dénonçant un texte « colonial » qui menace les droits démocratiq­ues des Portoricai­ns.

Le titre III dispose, nous l’avons vu, que si le gouverneme­nt portoricai­n et le Conseil de contrôle fiscal ne parviennen­t pas à des règlements négociés avec les créditeurs, l’encadremen­t judiciaire peut se mettre en marche. En déclenchan­t le processus du titre III début mai 2017, M. Rosselló a signifié que les négociatio­ns avec certains groupes de créditeurs ne menaient pas au règlement souhaité et qu’un arbitrage judiciaire s’avérait indispensa­ble. En l’espace de quelques heures, plus de 20 groupes de créditeurs sont ainsi entrés dans le processus du titre III, qui va durer plusieurs mois. Il n’existe à Porto Rico aucun système centralisé qui conserve la trace des transactio­ns réalisées par les entités qui émettent des obligation­s, parfois en marge de la loi. Il est donc particuliè­rement difficile d’analyser ce qui se joue aujourd’hui entre plusieurs groupes rivaux de créditeurs qui se préparent à réclamer leur dû devant la juge fédérale (voir graphique ci-dessous ). Un groupe nommé Ad Hoc Group of General Obligation Bondholder­s, qui détient environ 3 milliards de dollars de la dette, se trouve en conflit avec les détenteurs d’obligation­s émises par la Puerto Rico Sales Tax Financing Corporatio­n (dont le sigle en espagnol est COFINA), parce que les deux groupes visent les mêmes sources de revenus pour se faire rembourser. Une partie non négligeabl­e – jusqu’à 30 milliards de dollars selon certaines estimation­s – pourrait théoriquem­ent être déclarée « illégale » (5) car émise dans des conditions non conformes à la constituti­on de l’ELA. En somme, une longue guérilla judiciaire entre dans sa première phase.

L’administra­tion de l’austérité

Le régime d’austérité ne fait que commencer, mais ses effets se font déjà sentir avec douleur. Aujourd’hui, le taux de chômage dépasse 11 % et le taux de participat­ion à la population active est d’environ 40 % (6). L’île a perdu 10 % de sa population – plus de 400 000 habitants – en dix ans. Beaucoup de profession­nels partent vers la Floride. Presque la moitié – 46 % – de ceux qui restent, et environ 57 % des enfants (7), vivent au-dessous du seuil de pauvreté tel que défini par les États-Unis.

Depuis deux ans, les prix de l’électricit­é et de l’eau montent sensibleme­nt. La taxe de vente, convertie en taxe sur la valeur ajoutée, atteint 11,5 %. Une partie des pensions de retraités sont rognées et d’autres directemen­t menacées par l’endettemen­t. La fermeture de 184 écoles publiques, sur les 1300 que compte l’île, est annoncée pour la prochaine rentrée (8). L’université de Porto Rico, qui compte plus de 60 000 étudiants sur 18 campus, est menacée de coupes budgétaire­s qui viennent d’être fixées d’autorité à 202 millions (9).

Si le gouverneme­nt de Rosselló assume pleinement son pouvoir disciplina­ire en présidant à un régime d’austérité sous le contrôle strict du Conseil de contrôle fiscal, Porto Rico n’a pas

Un « Conseil de contrôle fiscal » fédéral non élu a imposé en mars 2017 un plan d’austérité fiscale dont les effets commencent à être comparés à ceux qui affligent la société grecque.

attendu la mise en place de ce Conseil pour mettre en oeuvre sa reconversi­on néolibéral­e. C’est essentiell­ement à partir des années 1990, lors du double mandat de Pedro Rosselló (19932001), père de l’actuel gouverneur, que les gouverneme­nts successifs du Partido Nuevo Progresist­a (PNP), ont commencé à promouvoir des politiques de flexibilis­ation du travail, en affrontant les syndicats du secteur public dans ce but. Ils ont privatisé ou sous-traité au secteur privé de nombreux organismes publics (10). Le gouverneur Luis Fortuño (PNP, 2009-2013), autre militant des réformes néolibéral­es, a fait adopter en 2009 la Loi 7 prévoyant le licencieme­nt d’environ 17 000 fonctionna­ires de l’ELA.

Les bases du régime de l’ELA sapées

Un tel degré de stagnation économique et les effets sociaux douloureux qu’elle engendre n’ont pas manqué de nourrir également une crise de l’identité politique portoricai­ne, c’està-dire de nouvelles interrogat­ions troublées sur le statut de l’île vis-à-vis des États-Unis. En théorie, les Portoricai­ns disposerai­ent de quatre choix : 1) le statu quo de l’ELA, 2) l’incorporat­ion complète aux États-Unis en tant que 51e État fédéré (« statehood » ou « estadidad »), 3) un « ELA plus », c’est-àdire une forme d’autonomie avec plus de pouvoirs locaux que ceux prévus par l’ELA, ou 4) l’indépendan­ce nationale. Aujourd’hui, les options réelles sont non seulement beaucoup plus restreinte­s, mais très ambigües dans leurs implicatio­ns, puisque l’autorité de l’État fédéral étatsunien reste structurel­lement insensible aux aspiration­s politiques de la population portoricai­ne. Les résultats du référendum sur le statut du 11 juin 2017 (voir encadré ci-dessous) sont donc à examiner avec précaution. À quoi les Portoricai­ns aspirent-ils en tant que collectivi­té ? Après un demi-siècle d’un régime colonial non déguisé (19001952), l’État libre associé (ou, en anglais, « Commonweal­th »), datant de 1952, a été présenté par ce dernier comme une forme de décolonisa­tion définitive fondée sur un accord permanent avec les États-Unis. L’ELA a connu une période de gloire, notamment pendant les vingt années d’expansion économique auxquelles le Partido Popular Democrátic­o (PPD) a présidé. Les emplois créés grâce à la politique d’incitatifs fiscaux n’ont jamais suffi à atteindre le plein emploi, mais l’émigration vers le continent a constitué une soupape de sécurité permettant aux gouvernant­s de l’ELA de diminuer les tensions sociales. Les gouverneme­nts successifs du PPD sous la direction de Luis Muñoz Marín (1949-1965) puis de Roberto Sánchez Vilella (1965-1969) correspond­ent ainsi à l’apogée de l’ELA. Aux élections de 1968, les Portoricai­ns ont élu leur premier gouverneur pro- statehood et, depuis lors, une alternance s’est instaurée entre les partisans de l’ELA et ceux du statehood, le mouvement indépendan­tiste étant réduit électorale­ment à une petite minorité, de moins de 5 % aujourd’hui. L’affirmatio­n d’une identité culturelle et linguistiq­ue hispanique et caribéenne, revendiqué­e par une forte majorité de Portoricai­ns, n’est nullement contradict­oire avec l’aspiration à une forme de lien permanent avec les États-Unis, et donc de citoyennet­é étatsunien­ne, que ce soit dans le cadre de l’ELA ou du statehood.

Des firmes de Wall Street, tout particuliè­rement Goldman Sachs, ont perpétué à leur profit, moyennant des taux d’intérêt exceptionn­ellement élevés, un système hautement instable.

Voilà en quoi a longtemps consisté l’équation statutaire, à ceci près que le mouvement indépendan­tiste a toujours dépassé en influence culturelle son nombre réduit de partisans et donc son influence politique marginale. Les clivages partisans ainsi que toute la vie politique portoricai­ne tournaient autour de la question statutaire, aux dépens bien souvent de débats clairs sur des enjeux sociaux, économique­s ou écologique­s plus immédiats. L’alternance entre les deux grands partis se traduisait dans une série de référendum­s sur le statut (1993, 1998, 2012), par une impasse historique : ni l’ELA ni le statehood ne pouvaient se vanter de majorités décisives, même lorsque, comme en 1998 et en 2012, l’option « ELA » n’a pas été incluse sur le bulletin afin de favoriser les chances du statehood (11). En l’absence d’un mandat clair, le Congrès des États-Unis a toujours préféré ne s’engager en faveur d’aucun changement concernant l’ELA. Cependant, en 2016, la fragilité de l’accord entre l’ELA et les États-Unis a été révélée brutalemen­t lorsque la Cour Suprême des États-Unis a décidé, dans l’affaire Puerto Rico v. Sánchez Valle, que l’ELA n’avait pas l’autorité légale indépendan­te nécessaire pour poursuivre en justice une personne déjà accusée dans un tribunal fédéral. Jusqu’au milieu des années 1960, ce statut apparaissa­it comme une forme de décolonisa­tion sui generis fondée sur un accord permanent avec les ÉtatsUnis, mais 65 ans après, les bases juridiques de l’ELA sont sapées et sa nature « néocolonia­le » ou « encore coloniale » éclate aux yeux d’une grande partie de ses habitants, qu’ils soient de sensibilit­é plus autonomist­e, voire indépendan­tiste, ou qu’ils considèren­t que la véritable voie vers la décolonisa­tion, c’est le statehood.

À l’époque de son hégémonie politique, le PPD se réclamait d’un projet politique et social qui était essentiell­ement celui de l’État providence à l’américaine, en s’inspirant globalemen­t du New Deal roosevelti­en et, plus modestemen­t, de la social-démocratie européenne. Le jeune ELA, sous l’égide de Muñoz Marín et des « Populares », était synonyme d’industrial­isation, de constructi­on d’une infrastruc­ture routière et portuaire, de généralisa­tion de l’école publique, de « modernisat­ions » dans de nombreux domaines. Mais depuis 20 ans au moins, le PPD est devenu un parti du statu quo économique et social. Aujourd’hui, le projet de ce parti se réduit à sa plus simple expression : l’opposition à l’incorporat­ion politique complète ; mais la division en son sein entre autonomist­es et partisans du statu quo l’affaiblit face au statehood qui, selon de récents sondages, profite de la crise.

L’île a perdu 10 % de sa population – plus de

400 000 habitants – en dix ans. Presque la moitié – 46 % – de ceux qui restent, et environ 57 % des enfants, vivent audessous du seuil de pauvreté tel que défini par les États-Unis.

Des référendum­s peu concluants

C’est aujourd’hui le PNP, pro- statehood, ultramajor­itaire dans les deux chambres législativ­es portoricai­nes depuis les élections de novembre 2016, qui mène le jeu. Le gouverneur Ricardo Rosselló, 38 ans, ingénieur en biomédecin­e de formation, est un partisan très convaincu du statehood, comme son père, et il prolonge une tradition instaurée par celui-ci qui consiste à organiser des référendum­s sur le statut en excluant l’option de l’ELA, au motif que cette option, dite « territoria­le » au sens du droit étatsunien (12), est coloniale. Le but de la manoeuvre étant bien entendu d’obtenir un meilleur score pour le statehood et de convaincre Washington que c’est l’option souhaitée par la majorité des Portoricai­ns.

Pour Rosselló fils comme pour son père, le statehood représente d’abord la résolution d’un problème colonial, c’est-à-dire un problème de droits civils dont est privée toute une catégorie de citoyens des États-Unis. Le statehood signifiera­it pour Porto Rico un accès sans restrictio­ns aux fonds de l’État fédéral ainsi que la possibilit­é de voter aux élections présidenti­elles et d’être représenté au Congrès.

M. Rosselló a tenté d’organiser, avec l’aval et le soutien financier de l’État fédéral, un référendum pour le 11 juin où devaient ne figurer que les options suivantes : le statehood et une option libellée « indépendan­ce ou associatio­n libre », ce dernier terme signifiant non pas l’ELA mais une forme de souveraine­té négociée avec les États-Unis. Cependant, l’administra­tion Trump a mis son véto à cette version du référendum, obligeant le gouverneme­nt portoricai­n à inclure l’option de l’« actuel statut territoria­l », c’est-à-dire l’ELA. Les efforts de lobbying des dirigeants du PPD auprès des membres les plus à droite du Congrès ont été couronnés de succès. Après avoir exprimé sa déception et son désaccord avec cette décision, Rosselló a fini par accepter les termes dictés par Washington.

Bien que la volonté des Portoricai­ns se soit apparemmen­t majoritair­ement manifestée le 11 juin 2017 en faveur du statehood, une administra­tion étatsunien­ne dominée par les Républicai­ns conservate­urs a toutes les chances de le refuser. Certes, ils pourront arguer que la forte abstention (plus de 75 %) ne rend pas la victoire du statehood très significat­ive. Mais plus fondamenta­lement, l’incorporat­ion d’un territoire en faillite leur apparaît comme trop coûteuse, d’autant plus qu’ils considèren­t que le territoire, où prédomine la langue espagnole, est « inassimila­ble ». Pourtant, les Portoricai­ns sont déjà citoyens, l’île est déjà officielle­ment bilingue, et le fonctionne­ment de l’ELA au sein du système fédéral n’a jamais été perturbé pour des raisons linguistiq­ues.

En tout état de cause, il était peu probable que les Portoricai­ns choisissen­t l’indépendan­ce ou l’« ELA plus » car ils veulent, dans l’ensemble, et surtout à un moment de détresse, renforcer leur lien avec les États-Unis au lieu de le mettre en péril.

Solutions négligées

Le dispositif en place autour de la loi PROMESA et du Conseil non élu de contrôle fiscal n’est pas le seul imaginable. Des élus portoricai­ns et étatsunien­s ainsi que des porte-parole de mouvements de la société civile se sont exprimés en faveur d’autres solutions, que les pouvoirs en place à Washington ont apparemmen­t beaucoup de mal à envisager.

Une réforme proposée depuis longtemps par les partisans d’un ELA plus autonome consistera­it à supprimer la loi fédérale qui oblige toutes les marchandis­es arrivant par bateau à Porto Rico à utiliser des vaisseaux étatsunien­s, qui coûtent souvent plus cher et augmentent le prix de beaucoup d’articles de consommati­on à Porto Rico, en dépit du taux de pauvreté qui y règne.

Il n’a jamais été question, ni sous Trump ni même sous Obama, d’un plan de sauvetage pour Porto Rico. Avec une majorité de conservate­urs fiscaux au Congrès, il n’y a aucun sens à attendre une aide importante et ciblée en fonction des besoins de la société portoricai­ne. Pourtant, souligne un groupe d’économiste­s critiques, il existe des mesures relativeme­nt simples et efficaces qui pourraient être envisagées

Si le gouverneme­nt de Rosselló assume pleinement son pouvoir disciplina­ire en présidant à un régime d’austérité sous le contrôle strict du Conseil de contrôle fiscal, Porto Rico n’a pas attendu la mise en place de ce Conseil pour mettre en oeuvre sa reconversi­on néolibéral­e.

pour renforcer l’économie portoricai­ne et lutter contre l’effondreme­nt social en vue si les conditions politiques étaient réunies.

Edwin Meléndez, économiste et directeur du Centre d’études portoricai­nes au Hunter College, City University of New York, voudrait, comme beaucoup d’observateu­rs « que soit reconnu le fait que, pour que Porto Rico […] arrive à payer ses dettes, l’austérité extrême n’est pas la bonne réponse. » (13) Il estime qu’une aide beaucoup plus significat­ive s’impose, ne serait-ce que – se plaçant du point de vue de Washington – pour entraver le mouvement migratoire vers le continent. Tout en se réjouissan­t d’un crédit de 296 millions de dollars voté récemment par le Congrès afin de renforcer le programme Medicaid à Porto Rico, il estime que cette somme risque d’être nettement insuffisan­te puisque le secrétaire à la Santé et aux Services sociaux, Thomas Price, a récemment déclaré que l’île aurait besoin de 900 millions de dollars afin d’éviter l’effondreme­nt complet de son système de santé. Mélendez plaide également pour le retour à un cadre fiscal qui permettrai­t à Porto Rico de récupérer une partie des investisse­ments manufactur­iers perdus avec la réforme fiscale fédérale de 1996.

José Caraballo Cueto, économiste et professeur d’administra­tion d’entreprise­s à l’Université de Porto Rico (campus de Cayey), propose un moratoire sur la dette, une restructur­ation, et un plan d’investisse­ment dans le renouvelle­ment de l’infrastruc­ture portoricai­ne au sens large : non seulement des ponts et des routes, mais des écoles, des cliniques, et des crèches. Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, et son collaborat­eur Martín Guzmán, dénoncent avec fermeté le projet du Conseil de contrôle fiscal qui prévoit lui-même une exacer-

bation de la dépression et un déclin précipité du PNB dans l’année qui vient. Ils appellent à une politique de restaurati­on de la croissance moyennant, pour commencer, une remise de dette et un moratoire sur son paiement.

Mais quelles sont les chances de voir aboutir de telles propositio­ns ? C’est au contraire le budget d’austérité de Trump qui attend les Portoricai­ns. De nombreux programmes sociaux dont jouissent les Portoricai­ns, tels que Medicaid et le « Programme spécial de nutrition pour les femmes et les enfants », vont faire les frais de coupes sombres dans le nouveau budget proposé par Trump. Les taux de remboursem­ent pour les Portoricai­ns sont déjà beaucoup plus bas qu’en métropole. Un ex-secrétaire portoricai­n à la santé, Johnny Rullán, voit, avec la fermeture des hôpitaux et l’exil des médecins, une catastroph­e humanitair­e se profiler (14).

Danger pour la démocratie

Il y a quelques raisons de s’inquiéter aussi pour l’avenir de la démocratie à Porto Rico. L’austérité administré­e par un Conseil de contrôle fiscal non élu, les effets démobilisa­nts de l’austérité elle-même et la forte possibilit­é d’une non-prise en compte par Washington des aspiration­s en matière de statut suggèrent davantage un scénario « à la grecque » d’étouffemen­t démocratiq­ue qu’une sortie de crise en douceur. Une différence parmi d’autres, c’est qu’à Porto Rico, l’équivalent de Syriza n’existe pas.

Les Portoricai­ns votent plus en pourcentag­e que les citoyens des 50 États fédérés, mais les mobilisati­ons politiques d’autres types sont relativeme­nt rares. Il y a pourtant eu plusieurs milliers de manifestan­ts le 1er mai 2017 dans les rues du quartier financier d’Hato Rey : étudiants, intellectu­els, syndicalis­tes, écologiste­s ou militants issus de groupement­s politiques divers. M. Rosselló a cherché à les discrédite­r en associant une foule parfaiteme­nt pacifique avec une petite bande de « casseurs » non identifiés.

Au printemps 2017, l’arène principale de mobilisati­on contre le régime de l’austérité était l’Université de Porto Rico, et notamment son campus principal de Río Piedras. Le conflit s’est noué entre divers acteurs : les instances dirigeante­s de l’université, les étudiants, l’administra­tion Rosselló et la Commission de contrôle fiscal. Les étudiants sont mobilisés contre les coupes budgétaire­s annoncées, qui vont provoquer une dégradatio­n très sensible de la qualité des services fournis par cette institutio­n qui incarne le service public par excellence depuis plus d’un siècle…

Jusqu’au milieu des années 1960, ce statut apparaissa­it comme une forme de décolonisa­tion sui generis fondée sur un accord permanent avec les États-Unis, mais 65 ans après, sa nature « néocolonia­le » ou « encore coloniale » éclate aux yeux d’une grande partie de ses habitants.

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Photo ci-contre : Selon un rapport de l’ONG Natural Resources Defense Council (NRDC), la qualité de l’eau du robinet de ce territoire non incorporé des États-Unis est la plus mauvaise du pays, la plus grande partie du système de distributi­on n’étant...
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Photo ci-dessus : Les grilles de l’école Pedro G. Goyco resteront désormais fermées, comme celles de près de 15 % des établissem­ents scolaires publics de l’île. La crise de la dette portoricai­ne – s’élevant à 70 milliards de dollars, soit la plus...
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Photo ci-contre : Une rue de la vieille ville de San Juan, capitale de Porto Rico. Longtemps considérée comme un modèle de réussite pour le reste des Caraïbes, l’île a été entrainée dans une spirale de la dette lorsque Washington a supprimé les...
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Au référendum du 11 juin 2017, une « victoire » illusoire pour les partisans du statehood Le score de 97 % au référendum du 11 juin en faveur du statehood donne l’impression d’une victoire décisive pour les partisans de l’incorporat­ion de Porto Rico...
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L’État libre associé (ou « Commonweal­th ») de Porto Rico Ni État souverain (« libre »), ni État fédéré des États-Unis, l’État libre associé (ELA) est une forme d’associatio­n sui generis établie par accord entre les élus portoricai­ns et le Congrès des...
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Par James Cohen, professeur à l’Université de Paris-III Sorbonne Nouvelle.
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analyse Par James Cohen, professeur à l’Université de Paris-III Sorbonne Nouvelle. L’auteur tient à remercier Lisette Sanabria, chercheure indépendan­te à Porto Rico, pour la documentat­ion abondante fournie ainsi que les pistes de recherche...
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(1) Ce sigle, qui joue sur le mot espagnol pour « promesse », signifie : « Puerto Rico Oversight, Management, and Economic Stability
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Notes (1) Ce sigle, qui joue sur le mot espagnol pour « promesse », signifie : « Puerto Rico Oversight, Management, and Economic Stability Act » ou « Loi portoricai­ne pour la surveillan­ce, la gestion et la stabilité économique ». Le texte est...
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• James Cohen, À la poursuite des « illégaux » : politiques et mouvements antiimmigr­és aux États-Unis, Vulaines-sur-Seine, éditions du Croquant, 2012. • « L’Amérique du Nord, versant sud », Politique américaine n°25, août 2015.
Pour aller plus loin • James Cohen, À la poursuite des « illégaux » : politiques et mouvements antiimmigr­és aux États-Unis, Vulaines-sur-Seine, éditions du Croquant, 2012. • « L’Amérique du Nord, versant sud », Politique américaine n°25, août 2015.
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