– ANALYSE Porto Rico : dette, austérité, crise sociale et crise d’identité politique
Après plus d’une décennie de dépression économique, Porto Rico est confronté à une dette abyssale et à une austérité extrême. Gouverné depuis 2016 par un « Conseil de contrôle fiscal » nommé par le Congrès américain, ce territoire au statut particulier cherche, dans des circonstances difficiles, un modus vivendi plus favorable avec les États-Unis.
Depuis 2013 – lorsque les agences de notation ont commencé à considérer les obligations émises par l’État libre associé (ELA, voir encadré p. 20) de Porto Rico comme de la dette « pourrie » ( junk bonds) –, ce territoire insulaire de la Caraïbe sous la souveraineté des ÉtatsUnis s’achemine fatalement vers une crise historique de la dette publique. M. Alejandro García Padilla, prédécesseur du gouverneur actuellement en poste, avait déjà déclaré en juin 2015 que la dette portoricaine, alors chiffrée à 72 milliards de dollars, n’était plus remboursable. En 2017, le chiffre atteint 123 milliards de dollars, si l’on y inclut 49 milliards en passifs de retraite. C’est la plus importante faillite dans l’histoire des marchés obligataires publics aux États-Unis. À titre de comparaison dans l’histoire récente, la faillite de la ville de Detroit (Michigan) avait pour enjeu une dette d’environ 18 milliards de dollars. Les ondes de choc émanant de Porto Rico se font sentir dans l’ensemble du marché obligataire étatsunien.
Une juge fédérale, Mme Laura Taylor Swain, a été chargée de décider dans les mois qui viennent quelle part de cette dette, attribuable à l’ELA et à plusieurs de ses entreprises publiques,
devrait être remboursée ; à quels taux, en sachant que des décotes (« haircuts ») substantielles semblent inévitables ; quelles catégories de porteurs seront prioritaires (petits ou grands, salariés retraités ou fonds spéculatifs) ; enfin, quelles dépenses publiques peuvent être définies comme « essentielles » au fonctionnement de l’appareil d’État, selon les termes de la loi fédérale dite PROMESA (1) de 2016, qui rendra possible un encadrement judiciaire efficace de la faillite si tout fonctionne comme prévu.
Les fonds spéculatifs représentent un énorme défi pour les juges fédéraux. Ils détiennent environ un tiers de la dette et, parmi eux, certains se comportent en véritables « fonds vautours » (2). En vertu du titre III de PROMESA, ils sont canalisés dans le système judiciaire et ne peuvent pas avoir recours, comme en Argentine par exemple, à des formes extrajudiciaires de pression ou de chantage.
Un « Conseil de contrôle fiscal » fédéral non élu, créé également par PROMESA, et nommé par le Congrès, a imposé en mars 2017 un plan d’austérité fiscale de dix ans, que les gouvernants portoricains élus n’auront d’autre choix que d’accepter et dont les effets commencent à être comparés à ceux qui affligent la société grecque. Quatre des sept membres de cette « Junta » (en espagnol) sont eux-mêmes portoricains et, politiquement, le groupe penche à droite, de par le poids majoritaire des Républicains au Congrès.
Aux origines de la dette
Les obligations portoricaines dites « municipales » – en réalité, ce sont des émissions de l’ELA et de ses entités publiques, et non de ses municipalités – ont longtemps été particulièrement prisées par les porteurs de titres à cause de leur triple exonération fiscale (des impôts fédéraux, territoriaux et locaux) sur les intérêts perçus. Le marché obligataire ayant longtemps fonctionné comme moteur de l’expansion de l’appareil de l’ELA, certains commentateurs attribuent la crise de la dette à son secteur public « surdimensionné » et irresponsable : trop de fonctionnaires, trop de branches, trop d’entreprises publiques, mauvaise gestion, etc. Ce diagnostic, qui coïncide avec la critique néolibérale bien connue du « trop d’État », n’épuise pas la complexité de la situation. La dette publique portoricaine n’aurait jamais atteint de telles proportions si l’économie de l’île n’était pas en dépression ininterrompue depuis 2006. Avec la disparition programmée, entre 1996 et 2006, des avantages fiscaux offerts par la loi fédérale aux entreprises américaines qui investissaient dans l’île, et l’entrée en vigueur du traité de libre-échange d’Amérique centrale (dit CAFTA-DR), beaucoup d’entreprises sont parties (voir graphique ci-dessous). Dès la fin des années 1970, et dans des proportions croissantes après 2006, le système obligataire portoricain est devenu un
Ce territoire insulaire de la Caraïbe sous la souveraineté des États-Unis s’achemine fatalement vers une crise historique de la dette publique.
mécanisme commode pour combler les déficits croissants de l’ELA et de ses entreprises publiques. Certaines de ces entités ont trouvé divers moyens de continuer à emprunter, même lorsque les risques encourus dépassaient le seuil autorisé par la Constitution de l’ELA. Des firmes de Wall Street, tout particulièrement Goldman Sachs (3), ont perpétué à leur profit, moyennant des taux d’intérêt exceptionnellement élevés, un système hautement instable que l’actuel gouverneur Ricardo Rosselló a qualifié de « combine à la Ponzi », c’està-dire d’arnaque consistant à utiliser les fonds de nouveaux investisseurs pour payer les premiers arrivés, jusqu’à ce que le système s’effondre.
En 2014, les gouvernants de l’ELA ont tenté d’adopter leur propre loi d’encadrement judiciaire de la faillite, mais l’arrêt de la Cour Suprême Puerto Rico v. Franklin California Tax-Free Trust (2016) a révélé qu’ils n’avaient pas l’autorité constitutionnelle pour le faire. À cause d’une décision parfaitement arbitraire prise par le président d’une commission législative du Sénat américain en 1984, Porto Rico se trouvait en effet exclu de la liste des territoires pris en charge par la loi fédérale dans ce domaine. Ainsi, en 2016, comme l’écrit Juan González, Porto Rico était « non seulement en faillite, mais sans recours légal établi permettant de saisir un tribunal qui déciderait comment ses nombreux créditeurs seraient remboursés et de combien » (4).
La gestion judiciaire de la faillite
Porto Rico s’est donc trouvé une fois de plus à la merci du Congrès. La loi PROMESA, encouragée par Barack Obama comme seule solution disponible, a recueilli le soutien en juin 2016 d’une majorité de Démocrates et de Républicains, des plus modérés des Démocrates jusqu’aux plus « Tea Party » des Républicains. Parmi ceux qui ont refusé de la voter, on trouve des élus de gauche tels que le sénateur Bernie Sanders du Vermont, dénonçant un texte « colonial » qui menace les droits démocratiques des Portoricains.
Le titre III dispose, nous l’avons vu, que si le gouvernement portoricain et le Conseil de contrôle fiscal ne parviennent pas à des règlements négociés avec les créditeurs, l’encadrement judiciaire peut se mettre en marche. En déclenchant le processus du titre III début mai 2017, M. Rosselló a signifié que les négociations avec certains groupes de créditeurs ne menaient pas au règlement souhaité et qu’un arbitrage judiciaire s’avérait indispensable. En l’espace de quelques heures, plus de 20 groupes de créditeurs sont ainsi entrés dans le processus du titre III, qui va durer plusieurs mois. Il n’existe à Porto Rico aucun système centralisé qui conserve la trace des transactions réalisées par les entités qui émettent des obligations, parfois en marge de la loi. Il est donc particulièrement difficile d’analyser ce qui se joue aujourd’hui entre plusieurs groupes rivaux de créditeurs qui se préparent à réclamer leur dû devant la juge fédérale (voir graphique ci-dessous ). Un groupe nommé Ad Hoc Group of General Obligation Bondholders, qui détient environ 3 milliards de dollars de la dette, se trouve en conflit avec les détenteurs d’obligations émises par la Puerto Rico Sales Tax Financing Corporation (dont le sigle en espagnol est COFINA), parce que les deux groupes visent les mêmes sources de revenus pour se faire rembourser. Une partie non négligeable – jusqu’à 30 milliards de dollars selon certaines estimations – pourrait théoriquement être déclarée « illégale » (5) car émise dans des conditions non conformes à la constitution de l’ELA. En somme, une longue guérilla judiciaire entre dans sa première phase.
L’administration de l’austérité
Le régime d’austérité ne fait que commencer, mais ses effets se font déjà sentir avec douleur. Aujourd’hui, le taux de chômage dépasse 11 % et le taux de participation à la population active est d’environ 40 % (6). L’île a perdu 10 % de sa population – plus de 400 000 habitants – en dix ans. Beaucoup de professionnels partent vers la Floride. Presque la moitié – 46 % – de ceux qui restent, et environ 57 % des enfants (7), vivent au-dessous du seuil de pauvreté tel que défini par les États-Unis.
Depuis deux ans, les prix de l’électricité et de l’eau montent sensiblement. La taxe de vente, convertie en taxe sur la valeur ajoutée, atteint 11,5 %. Une partie des pensions de retraités sont rognées et d’autres directement menacées par l’endettement. La fermeture de 184 écoles publiques, sur les 1300 que compte l’île, est annoncée pour la prochaine rentrée (8). L’université de Porto Rico, qui compte plus de 60 000 étudiants sur 18 campus, est menacée de coupes budgétaires qui viennent d’être fixées d’autorité à 202 millions (9).
Si le gouvernement de Rosselló assume pleinement son pouvoir disciplinaire en présidant à un régime d’austérité sous le contrôle strict du Conseil de contrôle fiscal, Porto Rico n’a pas
Un « Conseil de contrôle fiscal » fédéral non élu a imposé en mars 2017 un plan d’austérité fiscale dont les effets commencent à être comparés à ceux qui affligent la société grecque.
attendu la mise en place de ce Conseil pour mettre en oeuvre sa reconversion néolibérale. C’est essentiellement à partir des années 1990, lors du double mandat de Pedro Rosselló (19932001), père de l’actuel gouverneur, que les gouvernements successifs du Partido Nuevo Progresista (PNP), ont commencé à promouvoir des politiques de flexibilisation du travail, en affrontant les syndicats du secteur public dans ce but. Ils ont privatisé ou sous-traité au secteur privé de nombreux organismes publics (10). Le gouverneur Luis Fortuño (PNP, 2009-2013), autre militant des réformes néolibérales, a fait adopter en 2009 la Loi 7 prévoyant le licenciement d’environ 17 000 fonctionnaires de l’ELA.
Les bases du régime de l’ELA sapées
Un tel degré de stagnation économique et les effets sociaux douloureux qu’elle engendre n’ont pas manqué de nourrir également une crise de l’identité politique portoricaine, c’està-dire de nouvelles interrogations troublées sur le statut de l’île vis-à-vis des États-Unis. En théorie, les Portoricains disposeraient de quatre choix : 1) le statu quo de l’ELA, 2) l’incorporation complète aux États-Unis en tant que 51e État fédéré (« statehood » ou « estadidad »), 3) un « ELA plus », c’est-àdire une forme d’autonomie avec plus de pouvoirs locaux que ceux prévus par l’ELA, ou 4) l’indépendance nationale. Aujourd’hui, les options réelles sont non seulement beaucoup plus restreintes, mais très ambigües dans leurs implications, puisque l’autorité de l’État fédéral étatsunien reste structurellement insensible aux aspirations politiques de la population portoricaine. Les résultats du référendum sur le statut du 11 juin 2017 (voir encadré ci-dessous) sont donc à examiner avec précaution. À quoi les Portoricains aspirent-ils en tant que collectivité ? Après un demi-siècle d’un régime colonial non déguisé (19001952), l’État libre associé (ou, en anglais, « Commonwealth »), datant de 1952, a été présenté par ce dernier comme une forme de décolonisation définitive fondée sur un accord permanent avec les États-Unis. L’ELA a connu une période de gloire, notamment pendant les vingt années d’expansion économique auxquelles le Partido Popular Democrático (PPD) a présidé. Les emplois créés grâce à la politique d’incitatifs fiscaux n’ont jamais suffi à atteindre le plein emploi, mais l’émigration vers le continent a constitué une soupape de sécurité permettant aux gouvernants de l’ELA de diminuer les tensions sociales. Les gouvernements successifs du PPD sous la direction de Luis Muñoz Marín (1949-1965) puis de Roberto Sánchez Vilella (1965-1969) correspondent ainsi à l’apogée de l’ELA. Aux élections de 1968, les Portoricains ont élu leur premier gouverneur pro- statehood et, depuis lors, une alternance s’est instaurée entre les partisans de l’ELA et ceux du statehood, le mouvement indépendantiste étant réduit électoralement à une petite minorité, de moins de 5 % aujourd’hui. L’affirmation d’une identité culturelle et linguistique hispanique et caribéenne, revendiquée par une forte majorité de Portoricains, n’est nullement contradictoire avec l’aspiration à une forme de lien permanent avec les États-Unis, et donc de citoyenneté étatsunienne, que ce soit dans le cadre de l’ELA ou du statehood.
Des firmes de Wall Street, tout particulièrement Goldman Sachs, ont perpétué à leur profit, moyennant des taux d’intérêt exceptionnellement élevés, un système hautement instable.
Voilà en quoi a longtemps consisté l’équation statutaire, à ceci près que le mouvement indépendantiste a toujours dépassé en influence culturelle son nombre réduit de partisans et donc son influence politique marginale. Les clivages partisans ainsi que toute la vie politique portoricaine tournaient autour de la question statutaire, aux dépens bien souvent de débats clairs sur des enjeux sociaux, économiques ou écologiques plus immédiats. L’alternance entre les deux grands partis se traduisait dans une série de référendums sur le statut (1993, 1998, 2012), par une impasse historique : ni l’ELA ni le statehood ne pouvaient se vanter de majorités décisives, même lorsque, comme en 1998 et en 2012, l’option « ELA » n’a pas été incluse sur le bulletin afin de favoriser les chances du statehood (11). En l’absence d’un mandat clair, le Congrès des États-Unis a toujours préféré ne s’engager en faveur d’aucun changement concernant l’ELA. Cependant, en 2016, la fragilité de l’accord entre l’ELA et les États-Unis a été révélée brutalement lorsque la Cour Suprême des États-Unis a décidé, dans l’affaire Puerto Rico v. Sánchez Valle, que l’ELA n’avait pas l’autorité légale indépendante nécessaire pour poursuivre en justice une personne déjà accusée dans un tribunal fédéral. Jusqu’au milieu des années 1960, ce statut apparaissait comme une forme de décolonisation sui generis fondée sur un accord permanent avec les ÉtatsUnis, mais 65 ans après, les bases juridiques de l’ELA sont sapées et sa nature « néocoloniale » ou « encore coloniale » éclate aux yeux d’une grande partie de ses habitants, qu’ils soient de sensibilité plus autonomiste, voire indépendantiste, ou qu’ils considèrent que la véritable voie vers la décolonisation, c’est le statehood.
À l’époque de son hégémonie politique, le PPD se réclamait d’un projet politique et social qui était essentiellement celui de l’État providence à l’américaine, en s’inspirant globalement du New Deal rooseveltien et, plus modestement, de la social-démocratie européenne. Le jeune ELA, sous l’égide de Muñoz Marín et des « Populares », était synonyme d’industrialisation, de construction d’une infrastructure routière et portuaire, de généralisation de l’école publique, de « modernisations » dans de nombreux domaines. Mais depuis 20 ans au moins, le PPD est devenu un parti du statu quo économique et social. Aujourd’hui, le projet de ce parti se réduit à sa plus simple expression : l’opposition à l’incorporation politique complète ; mais la division en son sein entre autonomistes et partisans du statu quo l’affaiblit face au statehood qui, selon de récents sondages, profite de la crise.
L’île a perdu 10 % de sa population – plus de
400 000 habitants – en dix ans. Presque la moitié – 46 % – de ceux qui restent, et environ 57 % des enfants, vivent audessous du seuil de pauvreté tel que défini par les États-Unis.
Des référendums peu concluants
C’est aujourd’hui le PNP, pro- statehood, ultramajoritaire dans les deux chambres législatives portoricaines depuis les élections de novembre 2016, qui mène le jeu. Le gouverneur Ricardo Rosselló, 38 ans, ingénieur en biomédecine de formation, est un partisan très convaincu du statehood, comme son père, et il prolonge une tradition instaurée par celui-ci qui consiste à organiser des référendums sur le statut en excluant l’option de l’ELA, au motif que cette option, dite « territoriale » au sens du droit étatsunien (12), est coloniale. Le but de la manoeuvre étant bien entendu d’obtenir un meilleur score pour le statehood et de convaincre Washington que c’est l’option souhaitée par la majorité des Portoricains.
Pour Rosselló fils comme pour son père, le statehood représente d’abord la résolution d’un problème colonial, c’est-à-dire un problème de droits civils dont est privée toute une catégorie de citoyens des États-Unis. Le statehood signifierait pour Porto Rico un accès sans restrictions aux fonds de l’État fédéral ainsi que la possibilité de voter aux élections présidentielles et d’être représenté au Congrès.
M. Rosselló a tenté d’organiser, avec l’aval et le soutien financier de l’État fédéral, un référendum pour le 11 juin où devaient ne figurer que les options suivantes : le statehood et une option libellée « indépendance ou association libre », ce dernier terme signifiant non pas l’ELA mais une forme de souveraineté négociée avec les États-Unis. Cependant, l’administration Trump a mis son véto à cette version du référendum, obligeant le gouvernement portoricain à inclure l’option de l’« actuel statut territorial », c’est-à-dire l’ELA. Les efforts de lobbying des dirigeants du PPD auprès des membres les plus à droite du Congrès ont été couronnés de succès. Après avoir exprimé sa déception et son désaccord avec cette décision, Rosselló a fini par accepter les termes dictés par Washington.
Bien que la volonté des Portoricains se soit apparemment majoritairement manifestée le 11 juin 2017 en faveur du statehood, une administration étatsunienne dominée par les Républicains conservateurs a toutes les chances de le refuser. Certes, ils pourront arguer que la forte abstention (plus de 75 %) ne rend pas la victoire du statehood très significative. Mais plus fondamentalement, l’incorporation d’un territoire en faillite leur apparaît comme trop coûteuse, d’autant plus qu’ils considèrent que le territoire, où prédomine la langue espagnole, est « inassimilable ». Pourtant, les Portoricains sont déjà citoyens, l’île est déjà officiellement bilingue, et le fonctionnement de l’ELA au sein du système fédéral n’a jamais été perturbé pour des raisons linguistiques.
En tout état de cause, il était peu probable que les Portoricains choisissent l’indépendance ou l’« ELA plus » car ils veulent, dans l’ensemble, et surtout à un moment de détresse, renforcer leur lien avec les États-Unis au lieu de le mettre en péril.
Solutions négligées
Le dispositif en place autour de la loi PROMESA et du Conseil non élu de contrôle fiscal n’est pas le seul imaginable. Des élus portoricains et étatsuniens ainsi que des porte-parole de mouvements de la société civile se sont exprimés en faveur d’autres solutions, que les pouvoirs en place à Washington ont apparemment beaucoup de mal à envisager.
Une réforme proposée depuis longtemps par les partisans d’un ELA plus autonome consisterait à supprimer la loi fédérale qui oblige toutes les marchandises arrivant par bateau à Porto Rico à utiliser des vaisseaux étatsuniens, qui coûtent souvent plus cher et augmentent le prix de beaucoup d’articles de consommation à Porto Rico, en dépit du taux de pauvreté qui y règne.
Il n’a jamais été question, ni sous Trump ni même sous Obama, d’un plan de sauvetage pour Porto Rico. Avec une majorité de conservateurs fiscaux au Congrès, il n’y a aucun sens à attendre une aide importante et ciblée en fonction des besoins de la société portoricaine. Pourtant, souligne un groupe d’économistes critiques, il existe des mesures relativement simples et efficaces qui pourraient être envisagées
Si le gouvernement de Rosselló assume pleinement son pouvoir disciplinaire en présidant à un régime d’austérité sous le contrôle strict du Conseil de contrôle fiscal, Porto Rico n’a pas attendu la mise en place de ce Conseil pour mettre en oeuvre sa reconversion néolibérale.
pour renforcer l’économie portoricaine et lutter contre l’effondrement social en vue si les conditions politiques étaient réunies.
Edwin Meléndez, économiste et directeur du Centre d’études portoricaines au Hunter College, City University of New York, voudrait, comme beaucoup d’observateurs « que soit reconnu le fait que, pour que Porto Rico […] arrive à payer ses dettes, l’austérité extrême n’est pas la bonne réponse. » (13) Il estime qu’une aide beaucoup plus significative s’impose, ne serait-ce que – se plaçant du point de vue de Washington – pour entraver le mouvement migratoire vers le continent. Tout en se réjouissant d’un crédit de 296 millions de dollars voté récemment par le Congrès afin de renforcer le programme Medicaid à Porto Rico, il estime que cette somme risque d’être nettement insuffisante puisque le secrétaire à la Santé et aux Services sociaux, Thomas Price, a récemment déclaré que l’île aurait besoin de 900 millions de dollars afin d’éviter l’effondrement complet de son système de santé. Mélendez plaide également pour le retour à un cadre fiscal qui permettrait à Porto Rico de récupérer une partie des investissements manufacturiers perdus avec la réforme fiscale fédérale de 1996.
José Caraballo Cueto, économiste et professeur d’administration d’entreprises à l’Université de Porto Rico (campus de Cayey), propose un moratoire sur la dette, une restructuration, et un plan d’investissement dans le renouvellement de l’infrastructure portoricaine au sens large : non seulement des ponts et des routes, mais des écoles, des cliniques, et des crèches. Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, et son collaborateur Martín Guzmán, dénoncent avec fermeté le projet du Conseil de contrôle fiscal qui prévoit lui-même une exacer-
bation de la dépression et un déclin précipité du PNB dans l’année qui vient. Ils appellent à une politique de restauration de la croissance moyennant, pour commencer, une remise de dette et un moratoire sur son paiement.
Mais quelles sont les chances de voir aboutir de telles propositions ? C’est au contraire le budget d’austérité de Trump qui attend les Portoricains. De nombreux programmes sociaux dont jouissent les Portoricains, tels que Medicaid et le « Programme spécial de nutrition pour les femmes et les enfants », vont faire les frais de coupes sombres dans le nouveau budget proposé par Trump. Les taux de remboursement pour les Portoricains sont déjà beaucoup plus bas qu’en métropole. Un ex-secrétaire portoricain à la santé, Johnny Rullán, voit, avec la fermeture des hôpitaux et l’exil des médecins, une catastrophe humanitaire se profiler (14).
Danger pour la démocratie
Il y a quelques raisons de s’inquiéter aussi pour l’avenir de la démocratie à Porto Rico. L’austérité administrée par un Conseil de contrôle fiscal non élu, les effets démobilisants de l’austérité elle-même et la forte possibilité d’une non-prise en compte par Washington des aspirations en matière de statut suggèrent davantage un scénario « à la grecque » d’étouffement démocratique qu’une sortie de crise en douceur. Une différence parmi d’autres, c’est qu’à Porto Rico, l’équivalent de Syriza n’existe pas.
Les Portoricains votent plus en pourcentage que les citoyens des 50 États fédérés, mais les mobilisations politiques d’autres types sont relativement rares. Il y a pourtant eu plusieurs milliers de manifestants le 1er mai 2017 dans les rues du quartier financier d’Hato Rey : étudiants, intellectuels, syndicalistes, écologistes ou militants issus de groupements politiques divers. M. Rosselló a cherché à les discréditer en associant une foule parfaitement pacifique avec une petite bande de « casseurs » non identifiés.
Au printemps 2017, l’arène principale de mobilisation contre le régime de l’austérité était l’Université de Porto Rico, et notamment son campus principal de Río Piedras. Le conflit s’est noué entre divers acteurs : les instances dirigeantes de l’université, les étudiants, l’administration Rosselló et la Commission de contrôle fiscal. Les étudiants sont mobilisés contre les coupes budgétaires annoncées, qui vont provoquer une dégradation très sensible de la qualité des services fournis par cette institution qui incarne le service public par excellence depuis plus d’un siècle…
Jusqu’au milieu des années 1960, ce statut apparaissait comme une forme de décolonisation sui generis fondée sur un accord permanent avec les États-Unis, mais 65 ans après, sa nature « néocoloniale » ou « encore coloniale » éclate aux yeux d’une grande partie de ses habitants.