– ANALYSE Royaume-Uni : tableau de la menace terroriste actuelle
Quelles que soient leurs affiliations actuelles, les djihadistes britanniques proviennent d’un terreau local riche qui, depuis vingt ans, continue à conspirer et à poser problème aux organismes britanniques de lutte contre le terrorisme.
L’année aura été violemment marquée par le terrorisme islamiste au Royaume-Uni. Après une période de calme relatif, ponctuée par des actions de loups solitaires d’extrême droite, le pays a été confronté au rapide enchaînement de trois conspirations terroristes ayant abouti. Alors que les détails restent à découvrir, la particularité la plus visible tient au lien fort existant entre ces actions et l’histoire djihadiste en Grande-Bretagne. Si cette menace persistante est en perpétuelle évolution, les liens aux origines historiques du phénomène sont bien vivaces, que ce soit à travers des groupes comme Al-Muhajiroun ou les déclinaisons plus anciennes du Londonistan, et la réalité est celle d’un terrorisme djihadiste qui prospère depuis plus de vingt ans. À de nombreux égards, l’État islamique (EI) ou Al-Qaïda ne sont d’ailleurs qu’une question secondaire dans un environnement de menace terroriste omniprésente et profondément ancrée.
Al-Muhajiroun
Créé en 1996 au Royaume-Uni après que ses dirigeants eurent été expulsés de Hizb ut-Tahrir (HuT) [parti islamiste lui-même issu d’une scission avec les Frères musulmans en 1953 et prônant le retour au califat pour tout le monde musulman], AlMuhajiroun est depuis lors une composante importante du paysage extrémiste britannique. Avant son expulsion du HuT, le fondateur d’Al-Muhajiroun, Omar Bakri Mohammed, se fit connaitre en appelant à l’assassinat de John Major, alors Premier ministre, et à faire flotter le drapeau noir du djihad audessus de Downing Street et de Buckingham Palace. En 1996, ses provocations devinrent excessives pour le HuT, révolutionnaire mais non violent, de sorte qu’il fut exclu de l’organisation avec près de 10 % des membres britanniques. C’est dans ce contexte que fut créé Al-Muhajiroun : une organisation impliquée dans au moins la moitié des actions terroristes au
Royaume-Uni, à l’image de l’attaque la plus récente (à l’heure où ce texte est rédigé) sur le London Bridge.
Il est néanmoins difficile d’établir le lien exact entre Al-Muhajiroun et le terrorisme. Si cette organisation revient constamment en toile de fond lors des enquêtes sur le terrorisme au Royaume-Uni – et de plus en plus sur l’ensemble du continent européen –, son degré de responsabilité dans les attaques n’est pas clair. Il semblerait que cette organisation soit devenue un « réseau de vieux amis » à l’origine de nombre de conspirations et vers lequel se sont régulièrement tournés les recruteurs extrémistes en quête de nouveaux combattants (1). C’est ce qui arriva dans le courant des années 2000, lorsque le Royaume-Uni était au coeur de la menace terroriste émanant d’Al-Qaïda et cela reste aujourd’hui valable, comme peuvent l’illustrer plusieurs cas ayant des liens historiques avec le groupe ou la vague actuelle de groupes terroristes.
Un cas intéressant à cet égard est celui connu dans le système britannique comme « L2 » – un Nigérian anonyme né en 1981, ayant migré au Royaume-Uni en 1999 pour rejoindre sa famille. Après s’y être installé, il semble avoir glissé vers une vie de petite délinquance et d’activité djihadiste impliquant un fort activisme aux côtés d’Al-Muhajiroun. Son passif criminel radical débute en juin 2007, lorsqu’il est arrêté en Turquie avec Ali Adorous, un extrémiste britannique de longue date actuellement détenu en Éthiopie et qui sera ensuite arrêté en 2009 au côté du tristement célèbre Mohammed Emwazi (alias « Jihadi John ») tandis qu’ils tentaient de passer en Tanzanie, a priori pour rejoindre Al-Shabaab (2). L2 a également été arrêté en mai 2008 à Camden (Londres) en possession d’un pistolet 8 mm, criant « Allahu Akbar » (Dieu est grand) lors de son interpellation sans toutefois aller plus loin. À l’issue de sa peine, il est repéré à son retour au Royaume-Uni en 2011 aux côtés d’Ali Afsoor, un activiste d’Al-Muhajiroun. On compte encore dans son proche entourage Ibrahim Hassan – un ami de Michael Adebolajo, l’assassin de Lee Rigby [le soldat tué à coups de machette à Londres en mai 2013] – et d’autres figures d’Al-Muhajiroun ayant fondé le groupe Muslims Against Crusades (MAC), cette nouvelle appellation ayant essentiellement pour but de contourner l’inscription du groupe sous différentes autres appellations sur la liste des organisations terroristes interdites. En juillet 2012, L2 a repris la route, cette fois avec sa femme, vers l’Afrique du Nord. Selon des sources des services de renseignement britanniques, il se serait ensuite rendu au Mali et y aurait établi des relations avec Al-Qaïda au Maghreb islamique. Ce voyage fut l’élément de trop pour le gouvernement britannique qui décida, en novembre 2013, de lui retirer officiellement son passeport britannique, le laissant bloqué au Nigéria.
Ce cas permet de souligner un certain nombre d’aspects essentiels sur l’état de la menace terroriste au Royaume-Uni.
Créé en 1996 au Royaume-Uni après que ses dirigeants eurent été expulsés de Hizb ut-Tahrir (HuT), Al-Muhajiroun est depuis lors une composante importante du paysage extrémiste britannique.
Ses liens avec Al-Muhajiroun sont intéressants dans la mesure où ils sont révélateurs du spectre très large qu’englobe cette communauté. Tout d’abord, L2 était proche d’individus réputés proches de Michael Adebolajo. Adebolajo a également été retenu au Kenya après avoir suivi la même trajectoire qu’Ali Adorous et avoir été en contact avec Minh Quang Pham, un converti vietnamien que l’on retrouve de la même manière dans la communauté al-Muhajirouni au Royaume-Uni, avant qu’il ne soit arrêté et expulsé pour ses liens avec Al-Qaïda dans la péninsule Arabique.
L2 fait par ailleurs le lien entre la communauté al-Muhajirouni et l’EI via Ali Adorous, un proche de Mohammed Emwazi. Là n’est pas le seul lien entre Al-Muhajiroun et l’EI. Outre les nombreuses connexions qui existent en Europe continentale entre ce dernier et des affiliés européens d’AlMuhajiroun (3), d’importants membres du mouvement britannique sont réapparus dans les rangs de l’EI. Ainsi de Rahin Aziz, également connu sous le nom d’Abu Abdullah, figure proéminente du groupe britannique avant qu’il ne s’enfuie en Syrie pour échapper aux accusations d’agression d’un hooligan avec un stylo. Autre exemple : celui du converti Siddartha Dhar, qui a fui en Syrie avec sa famille après avoir été arrêté et libéré sous caution avec d’autres figures importantes d’Al-Muhajiroun au Royaume-Uni. Il est par la suite apparu dans une vidéo d’exécution de l’État islamique dans laquelle il jouait les Jihadi John, bourreau britannique de l’EI, et a publié un livre sous le nom d’Abu Issa al Britani. Toutefois, les liens les plus probants furent révélés lors de l’incarcération d’Anjem Choudary, leader d’AlMuhajiroun, pour avoir prêté allégeance à l’État islamique en 2016, ainsi que dans les rapports sur l’exécution par l’EI du fils
À de nombreux égards, Al-Muhajiroun est le fil conducteur entre le Royaume-Uni, les réseaux terroristes sur le continent et les groupes internationaux comme l’EI ou Al-Qaïda ; les actions récentes sur le sol britannique referment la boucle.
du fondateur Omar Bakri Mohammed, pour « apostasie » en octobre 2015.
Il est également important de noter les liens entre L2 et Al-Qaïda. Or, le premier kamikaze britannique signalé en Syrie – Abdul Waheed Majid, activiste d’Al-Muhajiroun à la fin des années 1990 –, s’est fait exploser avec une voiture piégée lors d’une attaque sur la prison d’Alep en janvier 2014, combattant au côté du Front al-Nosra, affilié à Al-Qaïda.
À de nombreux égards, Al-Muhajiroun est le fil conducteur entre le RoyaumeUni, les réseaux terroristes sur le continent et les groupes internationaux comme l’EI ou Al-Qaïda ; les actions récentes sur le sol britannique referment la boucle. La figure la plus récente de cette longue lignée d’extrémistes terroristes est Khurram Butt, activiste d’AlMuhajiroun de longue date qui, courant 2017, semble avoir incité deux de ses amis à attaquer des Londoniens passant leur samedi soir près de Borough Market. Sans certitude sur l’origine de l’attaque, hormis une revendication peu convaincante de l’EI, il est impossible de dire s’il existait des liens entre cette cellule et l’EI ou si Khurram Butt incitait simplement ses amis à reproduire à plus grande échelle ce que son camarade d’Al-Muhajiroun, Michael Adebolajo, avait fait quatre ans plus tôt.
L’ombre persistante du Londonistan
Acteur permanent du paysage radical britannique, Al-Muhajiroun n’est pas seulement un fil conducteur entre l’état actuel de la menace et l’évolution de celle-ci dans le pays, mais fait également le lien avec la décennie 1990, période durant laquelle la perception était bien différente à Londres. À cette époque édénique, alors que la menace djihadiste était un concept obscur circonscrit au champ de bataille afghan, le RoyaumeUni est devenu un refuge pour les dissidents du monde musulman. Ce phénomène s’appuyait sur une longue tradition britannique d’aide aux dissidents du monde entier – c’est ainsi, par exemple, que Karl Marx est enterré dans un cimetière du Nord de Londres. Les choses toutefois ont changé au cours des années 1990 à mesure que certains de ces dissidents adoptaient une idéologie islamiste violente.
Nombre de ces dissidents avaient combattu en Afghanistan au côté d’Oussama ben Laden contre l’Union soviétique en réponse à la répression exercée
par cette dernière au pays (un combat que le Royaume-Uni avait activement soutenu avec les États-Unis). Séduits par la rhétorique utopique et mythologique de prêcheurs comme Abdullah Azzam, des musulmans du monde entier étaient partis combattre en Afghanistan. Et lorsque ce conflit a touché à sa fin, ils se sont mis en quête de nouveaux théâtres.
S’ils ont, dans certains cas, poursuivi le combat sur des théâtres actifs comme le Cachemire, la Tchétchénie ou la Bosnie, dans d’autres, ils sont retournés chez eux, cherchant à utiliser la formation qu’ils avaient reçue en Afghanistan pour contribuer au renversement des régimes apostats dans le monde arabe. Les dirigeants autoritaires du Golfe et d’Afrique du Nord se sont toutefois avérés difficiles à renverser, poussant nombre de ces combattants à migrer vers des capitales occidentales plus accueillantes. Londres, en particulier, était perçue dans les années 1990 comme un endroit accueillant où s’installaient de nombreux dissidents du monde arabe, venant des extrémités politiques et islamistes violentes. Évoquant cet attrait pour Londres à cette époque, Abu Musab al-Suri, un important théoricien d’Al-Qaïda ayant passé un certain temps dans la capitale britannique, expliquait : « J’ai constaté qu’être à Londres à cette période, c’était être au coeur des évènements. » S’y trouvaient en effet des activistes politiques de tous horizons, aux côtés de djihadistes de l’ensemble du spectre et du monde arabe (4).
Étaient notamment présents un nombre considérable de membres du Libyan Islamic Fighting Group (LIFG). Né dans les camps d’Afghanistan, ce groupe était constitué de Libyens opposés au régime oppressif du colonel Kadhafi cherchant, après une période de formation et de combat en Afghanistan, à revenir au pays pour renverser le régime. Après avoir échoué dans cette entreprise, ils se sont retirés au Royaume-Uni au milieu des années 1990. Ayant rejoint la communauté grandissante des expatriés libyens vivant à Londres et à Manchester (5), ils y sont devenus le coeur de la lutte contre le régime Kadhafi. Ils y eurent des ennuis avec les autorités locales, aussi bien du fait de leurs liens étroits avec Al-Qaïda, que des tentatives du gouvernement britannique pour renouer des relations avec Kadhafi après le renoncement de celui-ci à son programme nucléaire (6). En 2011, avec le printemps arabe, cette situation a de nouveau totalement évolué. Les communautés libyennes du Royaume-Uni se sont précipitées au pays pour lutter aux côtés de ceux cherchant à renverser le régime Kadhafi. Certains d’entre eux, comme Ramadan Abedi [le père de Salman Abedi, l’auteur de l’attaque-suicide contre la Manchester Arena, voir infra], avaient des liens avec le LIFG et l’attaque contre le régime fut le fruit d’un combat de longue date.
Mais ce conflit présentait un autre avantage. Comme cela fut rapidement révélé avec la propagation de la fièvre révolutionnaire du printemps arabe à l’ensemble du monde arabe, la révolution ne s’est pas arrêtée aux frontières naturelles. Comme ce fut le cas pour de précédents conflits djihadistes, il y avait le souhait de préserver le zèle révolutionnaire suscité par le succès d’un conflit armé. De jeunes BritanniquesLibyens comme Ibrahim al Mazwagi sont devenus les têtes de pont des brigades djihadistes internationales en Syrie après avoir combattu en Libye (7). Et tandis qu’en Syrie a éclaté la guerre majeure que nous connaissons encore aujourd’hui, la Libye a continué de sombrer dans la violence. Des espaces non gouvernés dans le Sud du pays sont devenus des points de transit aussi bien pour les rebelles cherchant à renverser le gouvernement au Mali que pour les groupes liés à Al-Qaïda qui ont lancé, en janvier 2013, une attaque contre le site pétrolier d’In Amenas en Algérie.
Toutefois, un aspect plus important concernant le RoyaumeUni tient au fait que le pays a également offert un espace dans lequel la communauté libyenne a pu poursuivre ses allées et venues. Ramadan Abedi avait alors décidé de retourner vivre en Libye, y emmenant sa famille pour qu’ils puissent renouer avec leurs racines. Malheureusement, son fils Salman semble avoir profité de cette expérience à une autre fin. Si la nature exacte des liens de Salman avec les groupes militants en Libye n’est pas claire, toujours est-il que le jeune homme a au moins reçu une formation sur la manière de fabriquer un engin explosif des plus efficaces avant de se faire exploser en mai 2017 au milieu d’une foule d’enfants à la sortie du concert d’Ariana Grande à Manchester. Il aurait bénéficié des connexions de sa famille avec des groupes militants et des formations en Libye – possiblement liés à l’EI, comme le laisse entendre le message publié par le groupe après son suicide –, mais il est tout aussi possible qu’il ait été en lien avec d’autres groupes. Les expériences de son père avec le LIFG et le combat contre le régime Kadhafi auraient normalisé dans la famille l’idée d’une lutte armée et prédisposé Salman à ce type d’idées.
Londres était perçue dans les années 1990 comme un endroit accueillant où s’installaient de nombreux dissidents du monde arabe, venant des extrémités politiques et islamistes violentes.
Le point central tient ici au fait que la précédente génération du Londonistan n’a pas seulement donné naissance à la suivante, mais l’a également aidé à établir les liens, ainsi que le contexte rendant acceptable l’idée de lutte armée. Cela s’est concrétisé à plusieurs reprises dans des attaques terroristes au Royaume- Uni – que ce soit via la Libye pour Manchester en 2017 ou, auparavant, le Pakistan et le Cachemire pour Londres en 2005.
Autres sujets d’intérêt
Le premier attentat de cette récente série – près du palais de Westminster, le 22 mars – soulève des préoccupations historiques différentes. Plus que de profonds liens avec des groupes et des réseaux historiques, il illustre la longueur de la pelote des idéologies extrémistes, complexifiant la tâche des forces de sécurité lorsqu’elles ont à gérer des menaces sur de longues périodes. Le moment auquel Khalid Masood s’est radicalisé n’est pas clair, ni ce qu’il a fait entre sa radicalisation et sa décision de tuer d’innocents touristes et policiers, les seconds protégeant les premiers qui profitaient des attractions de Londres. Toutefois, il semble avoir décidé seul d’agir, bien qu’aient été révélés des liens dans son passé avec des extrémistes de Luton et Birmingham.
À la différence des cas précédents, qui ont révélé des liens clairs avec le passé djihadiste britannique, le cas de Khalid Masood laisse entrevoir d’incertains liens non concluants. N’étant clairement pas un produit du milieu djihadiste historique du Royaume-Uni, Khalid Masood avait été entendu en marge de précédentes affaires et libéré, car jugé moins menaçant. Individu ayant intégré les idées radicales qui l’ont amené à agir, il est en cela très semblable à de nombreux autres cas que les autorités britanniques ont à instruire et qui constituent un réservoir à partir duquel la menace terroriste émerge de manière constante et croissante.
Toutefois, comme il apparaît malgré tout dans des enquêtes historiques, il était connu des autorités, ce qui soulève une fois de plus la question de savoir si ces dernières ont correctement hiérarchisé leurs investigations et si elles avaient anticipé le fait que ce type d’individus pouvait soudainement passer à l’action.
Nous ne savons toujours pas si la série d’attaques terroristes qui frappe actuellement le Royaume-Uni touche à sa fin. Il est possible que l’on découvre, lors d’une enquête plus poussée, que l’acte spontané de Khalid Masood fut le catalyseur qui en incita d’autres à agir. Il est également possible qu’il fasse partie d’un ensemble complexe et organisé d’actes terroristes. Mais il est clair que la menace djihadiste au Royaume-Uni continue à avoir des racines profondes dans l’histoire du pays.
De jeunes BritanniquesLibyens comme Ibrahim al Mazwagi sont devenus les têtes de pont des brigades djihadistes internationales en Syrie après avoir combattu en Libye.
Cette menace a montré qu’un mode d’action simple consistant à utiliser des couteaux et des voitures est extrêmement efficace, mais que les bombes restent l’option optimale sur laquelle les efforts des djihadistes continuent de porter. Enfin, cette menace renvoyant aux tout débuts du djihad au Royaume-Uni, on peut estimer que les problèmes ne sont pas près de disparaître.