– ANALYSE Amérique centrale : au carrefour des trafics
Les statistiques sur les homicides en font depuis plusieurs décennies « la région la plus violente au monde ». Carrefour obligé de tous les trafics entre le Nord et le Sud du continent, engluée dans des conditions socio-économiques difficiles, l’Amérique centrale peine à endiguer ce fléau au point de mettre en péril sa transition démocratique.
Comme dans toute l’Amérique latine, le retrait des militaires de la vie politique dans les pays d’Amérique centrale a ouvert la voie à leur démocratisation [lire p. 64]. Mais cela a également entrainé une instabilité gouvernementale, ainsi qu’une délégitimation de la classe politique, soit en raison de l’incapacité de celle-ci à résoudre les crises économiques et le problème des inégalités, soit à cause de l’apparition de comportements corruptifs prédateurs, soit du fait de l’émergence d’une criminalité organisée, qui est indissociable de la corruption de certaines élites politiques et institutionnelles. Cette criminalité organisée, qui contrôle des secteurs aussi divers que le trafic d’êtres humains (prostitution, migrants clandestins) ou le trafic d’armes ainsi que la culture, le trafic et la distribution de drogues (marijuana, héroïne, cocaïne, méthamphétamines) s’est progressivement transnationalisée, jusqu’à tracer des routes non seulement nationales et continentales, mais également transcontinentales. Depuis les années 1970, c’est le trafic de cocaïne qui est certainement l’activité souterraine illégale la plus lucrative.
Dans la configuration de ces trafics, l’Amérique centrale apparait comme un pont entre l’Amérique andine productrice de coca (Colombie, Pérou, Bolivie) et l’Amérique du Nord consommatrice (Mexique, États-Unis, Canada), le Mexique profitant de sa situation géographique pour servir de trait d’union entre l’Amérique centrale et l’Amérique du Nord. La position géostratégique du Mexique ainsi que les spécificités de son système politique ont transformé ce pays en un acteur-clé du trafic de cocaïne. À tel point que les relations entre le Mexique
et les États-Unis en ont été rafraichies et que le pays est aujourd’hui confronté à un accroissement de la violence criminelle, à une instabilité politique du fait des connivences entre narcotrafiquants et certaines autorités politiques, ainsi qu’à un risque de transformation des acteurs criminels en acteurs politiques dans les régions de cultures, de transit ou de forte consommation de drogue. Quant à l’Amérique centrale, c’est l’une des régions du monde les plus touchées par la violence criminelle du fait des affrontements entre groupes criminels et forces de l’ordre, et entre groupes criminels rivaux. Le taux d’homicides pour 100 000 habitants, selon les données de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (UNODC), est de 109 (2015) au Salvador et de 64 (2015) au Honduras, contre des taux de 0,7 à 1 en Europe et de 4,9 (2015) aux États-Unis. Par ailleurs, selon un rapport publié le 9 mai 2017 par l’Institut international d’études stratégiques (IISS), la guerre que se livrent les cartels mexicains de la drogue serait, en 2016, le deuxième conflit armé le plus meurtrier en cours (23 000 morts), derrière la Syrie (50 000 morts). Après les guerres en Irak et en Afghanistan, suivent encore dans ce classement les homicides criminels au Salvador, au Honduras et au Guatemala, pour peu qu’on les regroupe (16 000 morts) ; en dix ans, de 2006 à 2016, il y a eu environ 150 000 morts par violence criminelle dans ces trois pays, une violence qui se manifeste également par les féminicides. Ainsi, au Honduras, les meurtres de femmes ont augmenté de 263 % entre 2005 et 2013, atteignant le taux de 12/100 000 en 2014 et dépassant le seuil de l’épidémie fixé par l’OMS à 8,8/100 000 ; 94 % de ces féminicides restent impunis du fait que la majorité de ces meurtres concerne des femmes impliquées dans les activités du crime organisé (1).
Comment en est-on arrivé à une telle situation et quelles en sont les conséquences ?
Les causes géopolitiques de l’accroissement de la violence criminelle
Les politiques internationales de prohibition instituées dans la Convention unique sur les stupéfiants de l’ONU signée en 1961 (entrée en vigueur en 1964 et signée par 183 pays) ont servi de justification à « la guerre contre la drogue » initiée par le président Nixon (19691974) et poursuivie par ses successeurs. Dans la période récente, cette guerre a d’abord été dirigée contre la Colombie (1997), puis contre le Mexique (2007), et étendue aux pays d’Amérique centrale et des Caraïbes avec l’objectif de couper les sources d’approvisionnement du marché nord-américain.
La politique des États-Unis de déportation des criminels vers leur pays d’origine une fois leur peine purgée, au motif de désengorger les prisons, compte pour beaucoup dans l’accroissement de la criminalité au Salvador, au Honduras et au Guatemala (2), les trois pays dits du « Triangle du Nord », où est concentrée la violence criminelle en Amérique centrale. Cette politique a débouché sur la formation de gangs juvéniles, les maras, dans ces trois États. Dans un premier temps, après avoir émigré à Los Angeles, ces jeunes avaient formé des bandes qui relevaient de l’autodéfense, de la contreculture des minorités et de la défense de leur territoire (3). Leur séjour en prison les a incités à se constituer en bandes reconnues sous l’appellation « la Raza » , c’est-à-dire dont les membres appartenaient à la même « race » d’Hispaniques. De retour au pays, ils furent considérés comme des héros par les jeunes qui y étaient demeurés et avec lesquels ils construisirent des gangs criminels, organisés d’une manière hiérarchique, regroupant des jeunes à partir de 12 ans, fondés sur des rites d’initiation violents, pratiquant homicides et rackets et suscitant des affrontements meurtriers avec d’autres gangs juvéniles rivaux dans les prisons. Étendant leur action en Amérique centrale, en Colombie et aux États-Unis, ils se sont unis aux groupes criminels mexicains (les Zetas) de la drogue pour exporter celle-ci aux ÉtatsUnis. Aujourd’hui, les deux principales maras qui dominent l’Amérique centrale sont la Mara Salvatrucha 13 et le Barrio 18 et, au Salvador, une « seconde génération » de gangs de rue est apparue, à la fois plus violente que la première et mieux infiltrée dans toutes les strates de la société, jusqu’aux élites économiques, sécuritaires et politiques (4). Enfin, du fait de l’accroissement de la violence criminelle, les institutions (police, armée) de ces pays sont devenues de plus en plus répressives, allant même, comme en République dominicaine, jusqu’à pratiquer des exécutions extrajudiciaires de membres de groupes de délinquants ou à noyauter ces derniers et à utiliser le trafic de drogue comme complément de leur faible rémunération légale.
Les purges anticorruption dans la police (comme au Mexique ou au Guatemala) mettent à la rue de nombreux policiers, dont un certain nombre se reconvertit dans les activités illégales. Au Mexique,
La politique des États-Unis de déportation des criminels vers leur pays d’origine une fois leur peine purgée compte pour beaucoup dans l’accroissement de la criminalité au Salvador, au Honduras et au Guatemala, les trois pays dits du « Triangle du Nord », où est concentrée la violence criminelle en Amérique centrale.
l’organisation criminelle la plus puissante – les Zetas – a été créée en 1999 par d’anciens officiers d’une unité d’élite chargée de la lutte contre le narcotrafic.
Les causes sociopolitiques de l’accroissement de la violence criminelle
L’une des premières explications de l’augmentation de la violence criminelle en Amérique centrale est l’existence d’une pauvreté structurelle à l’origine des migrations vers l’Amérique du Nord ainsi que d’une misère et d’un chômage endémiques dans la périphérie des villes ; certains jeunes des quartiers populaires sont ainsi incités à rechercher une ascension sociale et une nouvelle famille dans les gangs et ces derniers finissent par contrôler les quartiers dont leurs membres sont originaires (5). Le haut niveau de criminalité rend légitime auprès de certaines catégories de la population la mise en application de politiques sécuritaires qui visent l’extermination des membres des gangs à travers des exécutions extrajudiciaires pratiquées par des unités des forces spéciales, ce qui a tendance à radicaliser encore davantage ces derniers et à inscrire un climat de guerre dans l’espace : une guerre des gangs contre l’État qui se manifeste par l’assassinat d’un nombre croissant de militaires et de policiers. La surenchère de la violence extrême est à l’oeuvre.
La violence criminelle en Amérique centrale et au Mexique est indissociable et complémentaire d’une corruption politico-institutionnelle traditionnelle, les bandes de délinquants et de criminels étant instrumentalisées par la police ou l’armée pour assurer l’ordre social (exemples des milices d’autodéfense au Mexique) ou réprimer les opposants politiques (cas des étudiants d’Ayotzinapa dans l’État du Guerrero au Mexique, en 2014) tandis que les forces de l’ordre peuvent se convertir ellesmêmes à la délinquance pour racketter la population (Mexique, Guatemala). Au Guatemala, par exemple, on assiste à la formation de groupes criminels composés de militaires et de criminels de droit commun qui s’engagent communément dans le trafic de drogues, de voitures volées et de migrants ; dans ce pays, les hommes politiques n’ont le choix, pour financer leurs campagnes électorales,
Les deux principales maras qui dominent l’Amérique centrale sont la Mara Salvatrucha 13 et le Barrio 18 et, au Salvador, une « seconde génération » de gangs de rue est apparue.
qu’entre l’oligarchie et le crime organisé. En plus des groupes criminels instrumentalisés par les clans politiques ou qui bénéficient de liens de connivence avec des autorités institutionnelles (police, armée), il existe aussi en Amérique centrale, comme ailleurs dans le monde, des groupes criminels indépendants qui s’opposent aux pouvoirs politiques ainsi qu’aux autorités instituées et développent des activités criminelles traditionnelles (racket, enlèvements, trafic de drogues) locales ou transnationales, mais toujours à partir d’un territoire donné qui leur sert de sanctuaire. La faiblesse de l’État de droit dans cette région du monde ainsi que les fortes inégalités sociales et territoriales qui la caractérisent favorisent le fait que ces groupes criminels sèment la terreur auprès de la population ou que, inversement, ils jouissent d’une légitimité sociale provenant du fait qu’ils redistribuent localement une partie de leurs bénéfices et contribuent ainsi à ce que l’on pourrait qualifier de développement local de substitution à la place des États. Cependant, l’une des causes majeures de l’accroissement de la violence criminelle en Amérique centrale et au Mexique réside dans l’existence de connivences entre autorités officielles et groupes criminels, ce qui pose le problème des conditions d’adaptation de la démocratie – comme régime politique lié à l’établissement d’un État de droit. Le principal problème des pays d’Amérique centrale et du Mexique ne serait donc pas la violence sociale ou institutionnelle ou l’existence des groupes criminels, mais la corruption qui relie le monde légal et le monde criminel.
La militarisation de l’ordre public
La drogue constitue une rente illégale d’exportation d’origine latino. En effet, selon des estimations assez constantes de la DEA – qui n’ont qu’une valeur scientifique relative –, le volume
des drogues entrant illégalement aux États-Unis chaque année se monte à 300 tonnes de cocaïne et entre 10 et 20 tonnes d’héroïne, et plus de 50 % de l’héroïne saisie ainsi que 90 % de la cocaïne consommée aux États-Unis proviennent du Sud du continent, et particulièrement de la Colombie. À cause de la baisse des prix, l’héroïne est une drogue en forte progression, ainsi que les méthamphétamines (destinées à une population rurale ou ouvrière urbaine) et la marijuana. L’entrée de la drogue aux États-Unis est facilitée non seulement par le génie des trafiquants latinos, mais également par le fait que 10 millions de camions traversent les frontières chaque année. La Colombie est donc désormais un pays producteur de pavot et, comme les Colombiens et les Mexicains disposent, aux États-Unis, d’une importante infrastructure criminelle, ils ont les moyens, grâce à ce réseau, de mettre sur le marché nord-américain les différentes drogues provenant d’Amérique centrale et du Sud. Sous la pression des ÉtatsUnis, la lutte antidrogue sert de justification à un renforcement de l’action des militaires dans les pays producteurs ou trafiquants (Mexique, Colombie, Bolivie, Pérou, Équateur) (6) ; il en résulte que l’impératif de sécurité nationale (les militaires) se substitue à celui de sécurité publique (la police).
Le recours à l’armée pour résoudre des problèmes de sécurité publique est aujourd’hui avéré au Salvador où, en 2011, un président de gauche a nommé un général ministre de la Justice et de la Sécurité publique malgré les accords de paix de 2002 qui prévoyaient d’écarter les militaires du domaine sécuritaire et de créer une police nationale civile ; au Guatemala, face à l’accroissement de la délinquance et à l’emprise des groupes criminels, un ancien général à poigne a
L’une des causes majeures de l’accroissement de la violence criminelle en Amérique centrale et au Mexique réside dans l’existence de connivences entre autorités officielles et groupes criminels, ce qui pose le problème des conditions d’adaptation de la démocratie.
remporté l’élection présidentielle de 2011 en promettant d’utiliser les commandos d’élite de l’armée pour pallier les déficiences policières ; au Mexique, la lutte contre les narcotrafiquants a été soustraitée à l’armée depuis 2007 avec le même risque de paramilitarisation qu’en Colombie ; enfin, au Honduras a eu lieu un coup d’État militaire le 28 juin 2009. Finalement, le cas de l’Amérique centrale prouve que les politiques de prohibition ont abouti à : • la criminalisation de tous les acteurs de la chaîne commerciale illégale (paysans, trafiquants, consommateurs…), et la fragmentation des cartels, qui se livrent entre eux une guerre meurtrière pour une appropriation des territoires et des routes ;
• l’émergence de mafias et leur organisation en cartels pratiquant la corruption des autorités ou se faisant extorquer une partie de leurs bénéfices par ces dernières – l’existence de ces cartels implique des coûts considérables en termes de répression ;
• la militarisation de la sécurité publique dans les États producteurs ;
• la marginalisation sociale des consommateurs provoquant un accroissement de la violence liée à la délinquance de rue et de quartier ainsi qu’un engorgement des prisons.
Il en résulte que, lorsque les activités illicites sont dans la clandestinité, elles alimentent le crime organisé et présentent une menace pour la santé et l’ordre publics, dans la mesure où la prohibition n’empêche pas la production, la consommation et le trafic de drogues. Ainsi, aujourd’hui, paradoxalement, c’est le trafic de drogue provoqué par la guerre contre la drogue – dont l’objectif était de diminuer le nombre de victimes dû à la consommation de drogues – qui fait davantage de victimes que la consommation. En tout état de cause, la guerre contre la drogue apparaît comme perdue d’avance si elle n’inclut pas des mesures de développement dans les domaines économique, éducatif et de transition politique. (1) (2) (3) (4) (5) (6)