– ANALYSE Syrie : la victoire du régime de Bachar el-Assad se dessine
La moitié du territoire échappe toujours au contrôle de Damas, mais ni la rébellion arabe sunnite (de l’Armée syrienne libre au Front al-Nosra), divisée et encerclée dans quatre poches, ni l’État islamique, qui vit sa dernière année en Syrie, ne peuvent plus espérer l’emporter.
En mars 2013, date à laquelle le régime de Bachar el-Assad venait de perdre Rakka, il ne contrôlait plus qu’un tiers de la population syrienne. Damas était quasi encerclée par la rébellion, Alep-Ouest était isolée au milieu d’un vaste territoire hostile, Homs était ravagée par la guerre urbaine, etc. Quatre années plus tard, nous sommes dans une situation diamétralement opposée, puisque les deux tiers de la population sont désormais sous le contrôle du régime syrien. Quant aux Forces démocratiques syriennes (FDS), dominées par les Kurdes du PYD (Parti de l’Union démocratique), elles progressent dans le Nord-Est syrien avec le soutien des États-Unis, mais elles ne sont pas vraiment en concurrence avec le régime de Bachar el-Assad ; elles sont plutôt à la recherche d’un modus vivendi qui assure aux Kurdes une autonomie politique.
Sur le plan international, les soutiens occidentaux de la rébellion syrienne ont fini par se plier à la réalité militaire. En avril dernier, les États-Unis ont proclamé que le départ de Bachar elAssad n’était plus une priorité, avant d’infléchir leur discours en réaction à l’attaque chimique de Khan Cheikhoun, le 4 avril. Certes, Donald Trump n’a pas hésité à bombarder la base aérienne d’Al-Chaayrate, près de Homs, pour signifier son mécontentement. Cependant, cette frappe militaire demeure un acte isolé et ne remet nullement en cause le processus actuel qui devrait voir la victoire du régime de Bachar el-Assad d’ici deux ans, si les paramètres géopolitiques ne changent pas.
Après Alep, l’armée syrienne met finalement le cap à l’est
Depuis la reprise d’Alep-Est, en décembre 2016, l’armée syrienne a deux options. La première est d’en finir avec les poches rebelles dans l’Ouest de la Syrie, en particulier celle d’Idleb (plus de 50 000 rebelles et 1,2 million d’habitants) et la périphérie de Damas (20 000 rebelles et 300 000 habitants).
L’enclave de Rastan (5000 rebelles et 100 000 habitants) ou la province de Deraa (23 000 rebelles et 400 000 habitants) ne sont guère menaçantes pour le régime (1)(2). Durant la bataille d’Alep, à l’automne 2016, différentes enclaves autour de Damas se sont rendues (Daraya, Qudsaya, Tel, Wadi Barada), considérant qu’il était inutile de s’opposer au régime, puisqu’aucun secours n’était plus à attendre de l’extérieur. Une partie des rebelles ont été transférés dans la province d’Idleb, tandis que d’autres ont préféré faire allégeance au régime et rejoindre une force de police locale.
La deuxième option est de reprendre l’Est de la Syrie en profitant du recul de l’État islamique (EI). L’armée syrienne doit à tout prix sauver l’enclave gouvernementale de Deir ez-Zor, assiégée depuis mai 2015 par l’EI. La situation s’est brutalement dégradée en février 2017, lorsque l’EI a coupé les communications entre l’aéroport et la ville. Or, si le régime syrien perd Deir ez-Zor, il lui sera très difficile de reconquérir l’Est de la Syrie. Les populations locales libérées de l’EI par les FDS avec le soutien des États-Unis pourraient vouloir s’émanciper durablement de Damas, d’autant plus qu’elles pourraient bénéficier des richesses en hydrocarbures de la région. Le régime syrien et ses alliés ont peur que les États-Unis ne s’installent durablement dans l’Est de la Syrie et favorisent ainsi la partition du pays. La reconquête de cette zone est donc une priorité qui demande de temporiser les offensives militaires à l’ouest, faute de troupes suffisantes pour s’engager sur deux fronts simultanément. Les accords d’Astana du mois de mai sur les zones de « désescalade » (3) entrent dans cette stratégie.
La rébellion arabe sunnite est sur la défensive
Les rebelles sont divisés sur la poursuite des combats. Certains souhaitent profiter de la médiation russe pour négocier avec le régime un modus vivendi. Les plus radicaux, autour de l’ex-Front al-Nosra devenu Fatah al-Sham (4), veulent poursuivre la lutte jusqu’à la conquête de Damas. La branche syrienne d’Al-Qaïda a créé en janvier 2017 une nouvelle coalition, Hayat Tahrir al-Sham (HTS), destinée à intégrer l’ensemble de la rébellion syrienne. Son ancien allié Ahrar al-Sham au sein du Jaish al-Fatah (« l’Armée de la Conquête ») n’en fait pas partie, car la direction pro-turque du mouvement est très impliquée dans le processus d’Astana. Cependant, la majorité des combattants d’Ahrar al-Sham l’ont quitté pour rejoindre HTS, qui est dirigée par un transfuge d’Ahrar al-Sham : Hashem al-Sheikh. En février dernier, HTS a lancé une vaste offensive contre les positions du régime syrien partout en Syrie et procédé à des attaques terroristes. Le front sud, en sommeil depuis septembre 2015, s’est réveillé avec l’attaque de Deraa. L’est de Damas a connu une violence inégalée depuis l’été 2013. Mais l’objectif principal était de prendre Hama. Cette importante ville sunnite du centre de la Syrie est connue pour son hostilité au régime, notamment depuis le massacre de 1982 (5). Elle est restée étonnamment calme depuis le début de la révolte. HTS a réussi à s’approcher à moins de trois kilomètres de la ville avant d’être repoussé sur ses positions d’origine à une trentaine de kilomètres au nord. Cependant, il fallut pour cela interrompre l’offensive contre l’État islamique à l’est d’Alep et sans doute utiliser des armes peu conventionnelles.
Ainsi la rébellion arabe sunnite conserve-t-elle une capacité offensive à même de menacer d’importantes villes. Elle a les moyens de coordonner des opérations dans l’ensemble de la Syrie occidentale. Cependant, elle ne peut triompher sans un appui massif de l’extérieur, et c’est là que réside aujourd’hui sa faiblesse. Les Occidentaux ne peuvent pas soutenir une rébellion liée à Al-Qaïda, même pour des raisons tactiques. La Turquie a interrompu son aide après la rencontre PoutineErdogan d’août 2016 et les pays arabes du Golfe sont obligés de se plier à la politique antiterroriste américaine. Or, les dirigeants d’Al-Nosra (HTS) sont ciblés tout autant que ceux de l’État islamique. Une prime de 10 millions de dollars est offerte pour toute information permettant d’éliminer son chef, Abou Mohammed al-Joulani.
Le soutien américain aux Kurdes provoque la colère de la Turquie
Durant l’été 2016, les Forces démocratiques syriennes s’apprêtaient enfin à réunir le canton d’Afrin avec le reste du Rojava. Après la prise de Manbej, en août 2016, les FDS comptaient s’emparer d’al-Bab, mais l’offensive turque en Syrie (« Bouclier de l’Euphrate ») a fait échouer l’opération. La Turquie est furieuse du soutien apporté par les États-Unis aux FDS, qu’elle considère comme une émanation du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Outre le fait de bloquer la progression des Kurdes à l’ouest de l’Euphrate, Erdogan voulait prouver au Pentagone que les rebelles arabes sunnites épaulés par son armée étaient plus efficaces que les FDS contre l’EI. Il est vrai que dans les premières semaines, le « Bouclier de l’Euphrate » s’est emparé facilement de la zone frontalière entre Azaz et Jerablous, mais il lui fallut cinq mois pour libérer al-Bab de l’EI, malgré des moyens considérables. Les déboires de l’armée turque, obligée de demander l’assistance aérienne de la Russie, achevèrent de convaincre le Pentagone que seuls les FDS avaient la capacité de libérer Rakka. Par ailleurs, les États-Unis doutent de la volonté réelle d’Erdogan de vouloir affronter l’EI dans la vallée de l’Euphrate. Son objectif est de détruire le projet autonomiste kurde dans le Nord de la Syrie, la lutte contre l’EI n’est qu’un prétexte (6).
Les Kurdes n’ont pas renoncé à unifier leurs territoires. Le PYD considère cela comme indispensable à la réalisation de son projet national en Syrie, mais les circonstances géopolitiques l’obligent à repousser cet objectif ultime pour se concentrer sur Rakka (la bataille pour reprendre la ville à l’EI a été lancée le 6 juin). Le PYD fait le pari historique que la libération de Rakka leur vaudra une immense reconnaissance de la part de la communauté internationale, qui soutiendra leur projet national. Ils mettent en avant leur projet fédéral et la démocratie locale
Le régime syrien et ses alliés ont peur que les États-Unis ne s’installent durablement dans l’Est de la Syrie et favorisent ainsi la partition du pays. La reconquête de cette zone est donc une priorité.
qui est censée régner au Rojava pour séduire les puissances occidentales qui cherchent désespérément une alternative au régime de Bachar el-Assad. Cependant, personne n’est dupe de la filiation entre le PYD et le PKK. Les ÉtatsUnis feignent de croire que les deux entités sont différentes pour des raisons tactiques, mais une fois l’EI éliminé de Syrie, ils ne pourront pas décemment continuer à soutenir une émanation d’une organisation politique qu’ils considèrent comme terroriste. Quant à imaginer que le PYD puisse rompre avec le PKK et évoluer vers le modèle du PDK (Parti démocratique du Kurdistan) de Massoud Barzani, cela parait tout à fait illusoire (7).
Les FDS ont de sérieux doutes quant à la reconnaissance des États-Unis à leur égard, une fois Rakka et la vallée de l’Euphrate libérées de l’EI. Les livraisons d’armes américaines aux FDS n’auront plus lieu d’être et l’armée américaine devrait se retirer de la région, laissant le Rojava à la merci de la Turquie. Le PKK a donc tout intérêt à faire durer la bataille de Rakka afin d’obtenir un maximum de soutien des États-Unis, car ces armes lui permettent aussi de s’imposer à la population locale et d’empêcher la création de milices concurrentes. Il empêche la milice du PDK syrien, réfugiée en Irak, de revenir en Syrie. Les tribus arabes sont intégrées dans les FDS, où les combattants subissent une formation idéologique plus importante que l’entrainement militaire proprement dit. En fait, le PYD installe un pouvoir centralisé et autoritaire au Rojava, qu’il dissimule derrière l’application officielle du fédéralisme et de la démocratie locale. La crainte de l’EI favorise l’assentiment des populations kurdes et arabes jusqu’à présent. Par ailleurs, le PYD sait parfaitement négocier avec les États-Unis à l’est et avec la Russie à l’ouest pour se rendre indispensable et faire monter les enchères entre les deux puissances.
L’Est syrien : un terrain complexe au centre des enjeux régionaux
Depuis la prise de Manbej en août 2016, la progression des FDS est tout à fait spectaculaire. Elles devraient s’emparer de Rakka rapidement désormais, avant de poursuivre la libération de la vallée de l’Euphrate en direction de la frontière irakienne. Cependant, il parait difficile aux FDS de contrôler durablement la vallée de l’Euphrate. Les tribus arabes refusent d’être dominées par les Kurdes. Il existe donc un risque de conflit entre les populations arabes locales et les combattants kurdes. Des tensions sont également à craindre entre les différentes tribus arabes de la vallée de l’Euphrate, les unes ayant soutenu l’État islamique, les autres s’étant alliées aux Kurdes. Ce conflit peut profiter au régime syrien, qui continue à entretenir de bonnes relations avec certains notables locaux. Le chef de la tribu des Baggaras, Nawaf al-Bachir, auparavant soutien de l’Armée syrienne libre, est revenu de son exil à Istanbul pour s’installer à Damas en janvier 2017. Il fait partie des personnalités sur lesquelles Damas et ses alliés comptent s’appuyer pour reprendre le contrôle de la vallée de l’Euphrate. Cependant, si l’EI vit ses derniers mois en Syrie en tant qu’organisation territoriale, son idéologie et une partie de sa structure militaire devraient perdurer, le désert syro-irakien lui servira de refuge.
L’Est syrien n’est pas marginal du tout sur le plan stratégique. Certes, la majeure partie du territoire est désertique, et les principales infrastructures sont dans l’Ouest du pays, mais il concentre la production d’hydrocarbures. La production de pétrole en Syrie était modeste avant la guerre : 380 000 barils/ jour, en comparaison de celle de l’Irak (4,6 millions de b/j en février 2017) (8). Cependant, ce pétrole lui donnait l’autonomie énergétique et des rentrées de devises. De même, les champs de gaz de la Palmyrène sont limités. La Syrie ne disposerait que de 0,1 % des réserves mondiales de gaz, contre 18 % pour l’Iran et 13 % pour le Qatar (selon les chiffres de l’International Energy Agency). Mais là encore, cette ressource lui est indispensable pour sa production d’électricité. Enfin, sur le plan agricole, la région est loin d’être négligeable puisqu’elle produisait avant-guerre plus de la moitié des céréales du pays et 80 % du coton. Le quart Nord-Est assurait ainsi une grande part de l’autonomie économique du pays instaurée par le régime baathiste. Au niveau régional, l’Est syrien est indispensable aux relations terrestres avec l’Irak et, par-delà, l’Iran. Sa reconquête par Damas dépasse donc la seule Syrie pour s’inscrire dans la stratégie régionale de ce dernier (voir carte 1). La construction de « l’axe chiite », comme le qualifie l’Arabie saoudite, est une menace pour les pétromonarchies du Golfe, qui ont peur d’être encerclées par l’Iran. Le soutien de ces pays à la rébellion syrienne visait à briser le maillon faible de cet axe. La permanence d’une zone instable, refuge des djihadistes en perdition, entre les provinces de Deir ez-Zor et al-Anbar, rend difficiles les communications Syrie-Irak via la vallée de l’Euphrate. En revanche, le Kurdistan syrien au nord (9) et la route Damas-At-Tanf-Bagdad au sud, sont des routes plus sures, à condition que les États-Unis se retirent de l’Est syrien. Les rebelles pro-américains contrôlent le poste frontière de At-Tanf (10) et le Sud du désert syrien. Les forces américaines sont présentes au côté des FDS dans le Nord-Est syrien. En principe, une fois Rakka et la vallée de l’Euphrate libérées de l’EI, les troupes américaines devraient se retirer de Syrie. Comme nous l’avons vu, les États-Unis ne peuvent pas soutenir durablement le PYD, en raison de ses liens avec le PKK. Ils pourraient tenter d’appuyer d’éventuels relais arabes sunnites dans la vallée de l’Euphrate, mais cela implique de maintenir des troupes au sol dans une zone à forts risques. Or Donald Trump n’a pas envie de compromettre le bénéfice de la libération de Rakka avec la perte de soldats américains dans des attentats-suicides.
C’est dans ce contexte que le régime syrien et ses alliés s’engagent dans l’Est syrien pour éviter que les États-Unis ne demeurent. Les tribus arabes locales se rallieront au plus fort et à celui qui prouvera sa détermination à rester dans la région. Or, comme nous l’avons vu, Bachar el-Assad a déjà une longueur
d’avance pour ce faire. Outre le fait que cette stratégie orientale conduit l’armée syrienne à délaisser provisoirement la réduction des poches rebelles à l’ouest, en particulier la province d’Idleb, elle lui permet d’engranger les victoires en profitant de l’affaiblissement de l’État islamique, ce qui est bon pour le moral de ses troupes et contribue à saper celui de la rébellion. Enfin, le renforcement de l’armée syrienne à l’est oblige le PYD à se rapprocher davantage de Moscou, Téhéran et Damas, même si les États-Unis sont leur principal fournisseur d’armes. L’option russe est également une alternative à la protection américaine vis-à-vis de la Turquie.
L’inconnue turque
La Turquie fut le principal soutien de la rébellion syrienne dès 2011. Des dizaines de milliers de djihadistes ont transité par son territoire en provenance d’Europe, du Maghreb, d’Asie centrale et même de Chine, puisque 4000 à 5000 combattants ouïghours (11) sont aujourd’hui installés dans la région d’Idleb. C’est depuis le territoire turc que les armes et les munitions arrivaient en Syrie du Nord et que les rebelles préparaient leurs offensives, telles que celle qui leur permit de s’emparer des villes de la province d’Idleb, en mars-avril 2015. Les rebelles blessés étaient soignés en Turquie, où ils séjournaient également le temps de leur convalescence avant de retourner se battre en Syrie. Pour vaincre la rébellion syrienne, il est donc indispensable à la Russie d’obtenir la collaboration de la Turquie. Grâce à un mélange d’intérêt économique (12) et de pressions militaires (13), Vladimir Poutine a obligé le président turc à négocier avec lui. La nature du pacte scellé à Saint-Pétersbourg le 9 août 2016 est restée secrète, mais les faits militaires nous renseignent peu à peu.
Le 24 août 2016, l’armée turque traverse la frontière syrienne pour s’emparer de la ville de Jerablous. Son objectif est d’empêcher les FDS, appuyés par les États-Unis, de s’emparer des territoires tenus par l’EI à sa frontière et de lier les cantons kurdes d’Afrin et de Kobané. Pendant ce temps, l’armée syrienne, appuyée par la Russie et l’Iran, pouvait s’emparer d’autant plus facilement d’Alep que la Turquie avait retiré son soutien à la rébellion syrienne. Car la Russie a tout simplement permis à la Turquie d’intervenir en Syrie contre les Kurdes. Ces derniers ont hésité à se rallier à la Russie en septembre 2015, considérant qu’ils avaient plus à gagner avec les États-Unis : armement de qualité et protection contre la Turquie. Cela n’a pas empêché les FDS de participer à la reconquête d’Alep-Est avec l’armée syrienne (14) dès le mois de février 2016, considérant qu’elles pouvaient profiter de la concurrence entre les
deux puissances. Cependant, les Kurdes n’ont pas donné assez de gages à la Russie et leur puissance commençait à menacer l’unité de la Syrie. Vladimir Poutine n’a donc pas hésité à les offrir à Erdogan, sachant que cela allait provoquer des problèmes entre la Turquie et les États-Unis. Mais il semble que le président russe ne laissera pas les Kurdes syriens se faire écraser complètement par la Turquie, car il a besoin de maintenir une épée de Damoclès au-dessus de la tête d’Erdogan.
Une nouvelle intervention turque parait donc inévitable pour affaiblir les Kurdes syriens. Elle pourrait avoir lieu à Tel Abyad, pour séparer le canton de Kobané de celui de Djézireh. Les États-Unis tentent de la différer jusqu’à l’élimination de l’EI de la région, mais ils ont de plus en plus de mal à retenir Erdogan, qui en avril dernier a bombardé le Rojava, faisant des dizaines de morts parmi les combattants kurdes. Le déploiement des troupes américaines à la frontière syro-turque est destiné à prévenir toute nouvelle attaque, car l’armée turque ne peut se permettre de tuer des soldats américains. Néanmoins, la situation reste très tendue à la frontière turco-syrienne et elle pourrait remettre en question la libération de Rakka par les FDS.
L’Europe, entre réalisme politique et droits de l’Homme
L’avenir de la Syrie est très dépendant de la géopolitique régionale. Mais si les paramètres géopolitiques ne changent pas, nous nous dirigeons vers une victoire du régime syrien. Le sort du président syrien fait l’objet de discussions. Les Occidentaux accepteraient mieux le maintien du régime actuel si Bachar el-Assad et ses proches étaient écartés du pouvoir. Pour l’Iran, cette question n’est pas négociable, mais la Russie laisse planer le doute sur ses intentions. Cependant, pourquoi accepterait-elle de sacrifier le président syrien ? Pour simplement permettre aux Occidentaux de sauver la face ? Pour obtenir quelques milliards d’aide à la reconstruction du pays ? Cela parait illusoire. Il faudrait au moins reconnaitre l’annexion de la Crimée et lever les sanctions économiques pour espérer éveiller l’intérêt de Vladimir Poutine.
Aujourd’hui, la situation en Syrie est si chaotique qu’aucun acteur rationnel n’a intérêt à voir le régime de Bachar el-Assad s’écrouler (15). Il n’existe pas d’alternative modérée, ni dans l’opposition, ni au sein du régime, qui soit capable d’assurer une transition politique acceptable selon les critères occidentaux (unité du pays, démocratisation et respect des minorités). Nous pouvons imaginer quatre scénarios à la fin des hostilités : • Si d’aventure, le régime syrien venait tout de même à être vaincu, nous verrions l’arrivée au pouvoir des islamistes radicaux, ceux qui se sont regroupés autour de la branche syrienne d’Al-Qaïda dans Hayat Tahrir al-Sham (voir carte 2).
• Un régime islamiste à Damas aboutirait à une partition du pays et à une épuration ethnique à grande échelle, synonyme de nouvelle vague de réfugiés (voir carte 3). Les minorités et les sunnites séculiers, dans une telle configuration politique, n’auraient d’autre choix que de fuir ou de se barricader dans des fiefs communautaires refuges : la côte alaouite, le Djebel druze et la Djézireh kurde. Les minorités isolées en territoire arabe sunnite disparaitraient. Dans les zones actuellement contrôlées par Hayat Tahrir al-Sham, toutes les minorités ont fui ou ont été forcées de se convertir à l’islam sunnite comme les Druzes du Djebel Soumak près d’Idleb. • Si le régime syrien parvenait à reconquérir l’ensemble du pays, cela aurait au moins l’avantage de préserver l’unité de la Syrie, selon un fédéralisme de facto à géométrie variable (voir carte 4). Mais cela ne signifie pas une transition politique ni des progrès au niveau des droits de l’homme. Bien au contraire, une chape de plomb risque de recouvrir la Syrie pendant au moins une décennie pour prévenir toute nouvelle révolte.
• Enfin, nous pouvons imaginer un dernier scénario où le régime de Bachar el-Assad pourrait se maintenir à Damas, mais sans parvenir à reconquérir le Nord de la Syrie, s’il était privé du soutien russe par exemple (voir carte 5). Dans ce cas, il se pourrait qu’il perde finalement Alep et Hama face à la pression des rebelles d’Hayat Tahrir al-Sham. Cela serait sans doute le pire scénario, car il maintiendrait le pays et la région dans une instabilité permanente. En ce qui concerne l’Europe, dans tous les scénarios, il lui faudra gérer la crise des réfugiés. La majorité d’entre eux ne pourront pas retourner en Syrie. Une victoire de la rébellion islamiste ne signifiera pas forcément leur retour, en revanche elle provoquera une nouvelle vague de départs.