Diplomatie

– ANALYSE Quelles perspectiv­es pour les questions kurdes ?

- Jean-Baptiste Bégat

Sans cesse réactualis­ée en Turquie, en Syrie, en Irak et en Iran, la « question kurde » se décline désormais au pluriel, les communauté­s kurdes de ces quatre pays aux contextes bien différents (malgré l’omniprésen­ce du facteur turc) ayant aujourd’hui des objectifs distincts, quoique liés.

Chercheurs et observateu­rs s’interrogen­t, depuis le lendemain de la Première Guerre mondiale, sur le sort de la « question kurde » (1). Une question ressassée, et figurant en bonne position dans la liste des conflits plus ou moins latents qui déstabilis­ent le Moyen-Orient. L’actualité internatio­nale nous rappelle régulièrem­ent la lutte de certains Kurdes, qu’elle soit militante – comme lors de la venue de trois personnali­tés kurdes du PKK qui auraient été assassinée­s par les services turcs de renseignem­ent à Paris en 2013 –, militaire – à l’occasion de la bataille de Kobané, en Syrie – ou politique – avec la récente annonce de Massoud Barzani, président du Gouverneme­nt régional du Kurdistan (GRK) en Irak, de la tenue d’un référendum le 25 septembre 2017 sur l’« autodéterm­ination régionale » de cette partie du pays.

La « question kurde » revient donc sans cesse dans l’actualité en Turquie, en Syrie, en Irak et en Iran. Cette dénominati­on semble cependant regrouper des événements s’inscrivant dans des dynamiques distinctes. Le projet politique de Rojava – nom kurde pour le Kurdistan syrien – ne se comprend pas au travers du même prisme analytique que celui du GRK, pas plus que la situation très précaire des hommes politiques et intellectu­els kurdes de Turquie ne se compare à celle des autonomist­es kurdes iraniens. Le caractère hétéroclit­e de ces situations s’explique aussi bien par l’histoire contempora­ine de la région que par les équilibres géopolitiq­ues aujourd’hui à l’oeuvre au Moyen-Orient.

Des trajectoir­es historique­s distinctes

D’un point de vue historique, les quatre pays se partageant le territoire du Kurdistan ont, depuis la chute de l’Empire ottoman, naturellem­ent influencé de manière variable les différente­s population­s kurdes sous leur tutelle. L’histoire kurde au XXE siècle

se comprend dès lors dans une perspectiv­e dialectiqu­e entre des histoires nationales, d’une part, et des tendances kurdes hétérogène­s pour une reconnaiss­ance de ce qu’il convient d’appeler la « kurdicité » à l’échelle régionale, d’autre part (2). L’existence d’un peuple kurde au Moyen-Orient est attestée par des sources anciennes. Une province kurde existe déjà sous la dynastie des Seldjoukid­es aux XIe et XIIe siècles. C’est également à cette période qu’un grand dirigeant kurde, Saladin, fonde l’Égypte ayyoubide, reconquier­t Jérusalem (1187) et s’impose comme l’un des principaux hommes d’État du monde musulman. À partir du XVIe siècle, l’emplacemen­t du Kurdistan devient stratégiqu­e, entre la Perse à l’est et l’Empire ottoman à l’ouest.

La chute de l’Empire ottoman au lendemain de la Première Guerre mondiale conduit à l’élaboratio­n par les vainqueurs d’une nouvelle carte régionale. Au-delà du mythe Sykes-Picot,

L’histoire kurde au

XXe siècle se comprend dans une perspectiv­e dialectiqu­e entre des histoires nationales, d’une part, et des tendances kurdes hétérogène­s pour une reconnaiss­ance de ce qu’il convient d’appeler la « kurdicité » à l’échelle régionale, d’autre part.

c’est surtout à Sèvres (1920) puis à Lausanne (1923) que se dessinent les frontières du Moyen-Orient que nous connaisson­s aujourd’hui. Malgré le « droit des peuples à se gouverner eux-mêmes » alors en vogue, les Kurdes ne parviennen­t pas à convaincre la communauté internatio­nale de leur réserver un territoire sur la nouvelle carte. La principale cause en est la montée en puissance, au cours des années 1920, de la Turquie kémaliste, tandis que le Royaume-Uni, ayant fait en Irak le choix de gouverner avec un roi sunnite (Faysal Ier) dans un pays à majorité chiite, doit nécessaire­ment intégrer la population kurde au royaume arabe, sous peine d’un déséquilib­re confession­nel fatal à la création du fragile pays.

C’est ainsi à partir de l’entre-deux-guerres que les Kurdes, désormais répartis entre quatre pays, commencent à proposer des réponses distinctes à la « question » de leur reconnaiss­ance nationale. La première expression franche d’un indépendan­tisme kurde se produit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale au Kurdistan iranien, avec la tentative de profiter de l’anarchie régnant dans le pays afin de proclamer la « République du Kurdistan », plus connue sous le nom de « République de Mahabad ». Mustafa Barzani, figure de l’indépendan­tisme kurde irakien et père de l’actuel président du GRK, en sera le ministre de la Défense. À la suite de l’interventi­on des États-Unis et du retrait stratégiqu­e de l’URSS, la République est finalement réprimée dans le sang par l’armée iranienne, et l’indépendan­tisme kurde demeurera discret dans le pays pendant plus de trente ans. La période de la Révolution islamique (1979) permet à une majorité de Kurdes iraniens de s’associer au mouvement contre le shah, mais le clergé chiite qui prend le pouvoir décide rapidement de réprimer les groupes kurdes ayant participé à la révolution, de peur que ceux-ci ne convertiss­ent la légitimité révolution­naire acquise en combat indépendan­tiste contre Téhéran.

Les questions kurdes turque et irakienne connaissen­t pour leur part des développem­ents complexes durant la seconde moitié du XXe siècle. Officielle­ment indépendan­t depuis 1932, l’Irak connaît un réel tournant en 1958 avec le coup d’État du général Qassem. C’est le moment que choisit Mustafa Barzani pour rentrer en Irak : cette figure emblématiq­ue avait mené plusieurs rébellions contre Bagdad avant la guerre et avait été ministre de la Défense de la République de Mahabad, à la suite de quoi il avait dû s’exiler en URSS pour échapper à la répression. Il crée à son retour le Parti démocratiq­ue du Kurdistan (PDK), qui entre en opposition ouverte avec le régime de Bagdad lors de la « révolution de septembre » (1961).

Une guerre civile sanglante est enclenchée jusqu’à ce que l’Iran, sur initiative de l’Irak, et Washington, inquiet de l’influence soviétique croissante à Bagdad, retirent leur soutien au PDK en 1975, date à laquelle Mustafa Barzani décide l’arrêt de la lutte. Il faudra attendre les années 1990, et une répression extrêmemen­t sanglante du régime de Saddam Hussein contre des Kurdes irakiens, pour que l’ONU favorise finalement l’émergence d’une région kurde autonome dans le Nord et l’Est de l’Irak. Cette décision ne met pourtant pas fin aux violences ; une lutte intestine entre le PDK et l’UPK, parti de Jalal Talabani issu d’une rupture interne avec celui de Barzani, fait rage entre 1994 et 1998. L’interventi­on américaine en Irak stabiliser­a finalement l’autonomie kurde en Irak, dotant celleci d’un caractère constituti­onnel en 2005.

La question kurde turque connaît, à partir du milieu des années 1970, des développem­ents différents. Déçue de l’arrêt de la lutte du PDK en 1975, qui avait jusque-là fait figure d’exemple du côté kurde turc, la jeune génération militante, s’étant soudée

en prison après la répression d’un coup d’État manqué en 1971, organise un mouvement radical refusant l’héritage nationalis­te kurde pour fonder un nouveau discours national. Ce mouvement prendra progressiv­ement la forme d’un parti, le PKK, en 1978. S’ensuivront des périodes successive­s de guerre et de trêve entre Ankara et ce parti dont le chef historique, Abdullah Öcallan, est capturé et emprisonné par la Turquie en 1999.

Le référendum du 25 septembre 2017

La principale échéance pour l’avenir du Kurdistan est sans nul doute la tenue le 25 septembre 2017 d’un référendum portant sur l’« autodéterm­ination nationale » de la région du Kurdistan irakien. À l’heure où l’armée irakienne vient tout juste de libérer Mossoul, la terminolog­ie ambigüe employée pour ce référendum témoigne que l’annonce de celui-ci doit davantage être interprété­e comme une décision politique stratégiqu­e visant à profiter du contexte géopolitiq­ue actuel pour asseoir davantage la légitimité du GRK – et du PDK en son sein – que comme une étape menant nécessaire­ment à l’indépendan­ce. Il n’en reste pas moins que l’initiative est dénoncée par la majorité des pays occidentau­x, y compris les États-Unis et la France, qui s’inquiètent du coup fatal que porterait à un Irak déjà affaibli le franchisse­ment par le Kurdistan d’une étape supplément­aire vers l’indépendan­ce. La Constituti­on irakienne de 2005 prévoyait l’autonomie du Kurdistan en tant que province de l’Irak, tout en déclarant que « le gouverneme­nt fédéral gérerait le pétrole et le gaz extraits des champs actuels […] à la condition que les revenus soient distribués équitablem­ent en fonction de la démographi­e du pays ». Cette liberté laissée aux Kurdes était justement motivée par la volonté de prévenir l’indépendan­ce de la région, sans succès. Certaines questions, comme le rattacheme­nt de Kirkouk, ville historique­ment kurde de laquelle dépendent les principaux champs pétroliers du Kurdistan, sont demeurées des irritants de la relation entre Bagdad et Erbil. La Constituti­on, qui prévoyait un référendum pour régler la question, n’a jamais été appliquée pour cette ville hautement stratégiqu­e que la Turquie entend également voir rester en dehors du contrôle du GRK au titre de la protection de l’importante minorité turkmène y vivant. Depuis l’annonce du référendum, Bagdad construit précipitam­ment des bases militaires dans le sud de la ville afin d’infléchir les rapports de force en sa faveur.

Éminemment stratégiqu­e, cette annonce de la part de Massoud Barzani n’a pas été sans provoquer les foudres immédiates de Téhéran, très inquiet que la simple tenue d’un tel référendum, sans même parler de la potentiell­e indépendan­ce du GRK à laquelle il pourrait mener, incite les franges indépendan­tistes du Kurdistan iranien à se soulever. La direction de la République islamique a logiquemen­t annoncé qu’elle ferait ce qui est en son pouvoir pour empêcher la tenue du référendum, ce qui s’est accompagné début juillet d’une interventi­on musclée de l’armée iranienne à la frontière avec le Kurdistan irakien en guise d’avertissem­ent.

La probabilit­é d’une indépendan­ce très prochaine du Kurdistan irakien est-elle dès lors élevée ? S’il ne fait nul doute que le « oui » l’emportera très largement, les faiblesses structurel­les de la région, bien connues des dirigeants du GRK, rendent l’hypothèse d’une indépendan­ce très prochaine discutable.

Les faiblesses structurel­les du GRK

Que ce soit des points de vue militaire, politique ou économique, le Kurdistan irakien ne semble pas disposer d’une ossature assez solide pour pouvoir fonder un État indépendan­t viable dans la durée. Politiquem­ent, la scène kurde irakienne se structure principale­ment selon un modèle clientélis­te dans lequel le PDK des Barzani et l’UPK de Talabani se répartisse­nt la majorité des rôles clés. Les hommes forts du PDK entourant Massoud Barzani ne sont autres que Masrour et Netchirvan Barzani, respective­ment fils et neveu du président, chargés de la sécurité et du renseignem­ent pour le premier et chef du gouverneme­nt depuis 2012 pour le second. Cette configurat­ion fait craindre à certains observateu­rs la mise en place d’un régime peu démocratiq­ue au GRK, alors que le Parlement ne s’est pas rassemblé depuis octobre 2015 – le porte-parole du gouverneme­nt, un député du parti Gorran, créé en 2009 et souhaitant mettre fin au monopole de l’UPK et du PDK sur la politique kurde irakienne, a été banni d’Erbil par le PDK après qu’il a refusé de reconnaîtr­e la reconducti­on de Mustafa Barzani au pouvoir au-delà de la fin de son mandat électoral (août 2015). Les réserves de l’UPK quant à la tenue prochaine du référendum, que le parti de Talabani n’a d’autre choix que de soutenir officielle­ment, mais qu’il désapprouv­e dans le fond comme étant une tentative de domination politique du PDK, laisse présager de futures opposition­s potentiell­ement déstabilis­atrices. La présence de partis islamistes (Frères musulmans kurdes,

Il faudra attendre les années 1990, et une répression extrêmemen­t sanglante du régime de Saddam Hussein contre des Kurdes irakiens, pour que l’ONU favorise finalement l’émergence d’une région kurde autonome.

Bzotnawa, Yekgirtu), voire terroriste (Ansar al-Islam), bien que marginale, rappelle enfin la prégnance du problème djihadiste au Kurdistan irakien, qui a vocation à s’accentuer avec le retour des combattant­s défaits de l’Organisati­on de l’État islamique (OEI). Malgré ces faiblesses structurel­les, il convient toutefois de souligner la réelle liberté de la presse ainsi que l’existence d’un grand nombre d’université­s dans la région. Au-delà de ces considérat­ions politiques, la principale faiblesse du GRK semble se trouver dans la structure friable de son économie. Dépendant principale­ment de l’exportatio­n de son pétrole brut, qui représente­rait jusqu’à 94 % des revenus (3), l’économie de la région est prise en tenaille entre Bagdad et Ankara. Face à la menace de l’OEI, l’Irak s’était mis d’accord avec Erbil, fin 2014 et après de longues années de tension, sur le partage des fruits du pétrole kurde : le GRK continuait d’exporter son or noir de manière autonome via ses pipelines vers la Turquie (notamment celui de Fishkabour), tandis que l’État fédéral irakien, via la SOMO, touchait les revenus de celui-ci et distribuai­t sa part du budget fédéral au GRK.

L’optique d’une indépendan­ce rendrait ainsi le GRK totalement tributaire d’Ankara pour la distributi­on de son pétrole, un levier considérab­le impliquant qu’aucune indépendan­ce du Kurdistan irakien ne puisse avoir lieu sans bénédictio­n turque. Erbil ne peut par ailleurs pas se passer de l’activité pétrolière, principale raison de l’attractivi­té économique du Kurdistan irakien : Exxon, Gazprom, Mobil, Chevron ou encore Total se sont déjà installés dans la région, notamment pour raffiner – moins d’un neuvième du pétrole kurde était raffiné sur place en mai 2016 (4) –, amenant avec eux une main-d’oeuvre occidental­e qualifiée en grand nombre. Le GRK ne s’y trompe pas, qui a mis en place en 2006 une législatio­n très favorable aux investisse­ments internatio­naux. Du problème d’une économie peu diversifié­e découlent d’autres faiblesses macroécono­miques, que la consommati­on ostentatoi­re, la constructi­on de nouveaux quartiers très modernes à Erbil ou l’émergence d’un tourisme irakien et iranien dans la région ne sauraient masquer ; la balance commercial­e du Kurdistan irakien demeure largement déficitair­e, et l’État joue un rôle indispensa­ble sur le marché de l’emploi – le salaire de près de trois quarts de la population active dépendrait du gouverneme­nt (5) – synonyme d’une économie artificiel­lement soutenue par le secteur public.

Dans la mesure où l’indépendan­ce du Kurdistan irakien paraît suspendue à l’aval turc, Massoud Barzani a, ces dernières années, multiplié les contacts avec le président Erdogan, ce qui n’a pas empêché celui-ci de qualifier le référendum prochain de « terrible erreur ». Ce rapprochem­ent diplomatiq­ue s’est fait au détriment des Kurdes de Syrie (Rojava), « terroriste­s » aux yeux d’Ankara et dont le GRK a dû se distancier. À plusieurs reprises, l’aide matérielle à la lutte des Kurdes de Syrie contre l’OEI en provenance du Kurdistan irakien, y compris humaine, a ainsi été empêchée par le GRK, ancrant la prévalence de la politique étrangère turque dans la région de même que la différence intrinsèqu­e des projets politiques du GRK et de Rojava. Militairem­ent enfin, structurée pour la lutte contre l’OEI face à laquelle elle s’est montrée remarquabl­ement efficace, l’armée des peshmergas ne constitue pas pour l’instant une armée nationale comparable à celle de ses voisins, et elle ne semblerait pas en mesure d’empêcher d’éventuelle­s interventi­ons iraniennes ou turques sur son territoire.

En Syrie, l’expérience du Rojava et le facteur turc

En lutte contre l’OEI depuis 2011, les Kurdes de Syrie ont acquis une renommée internatio­nale grâce à la bataille de Kobané (septembre 2014-juin 2015) largement couverte à l’internatio­nal. L’attention médiatique portée au destin des Kurdes de Syrie a depuis lors jeté la lumière sur un projet politique radical, en rupture avec celui de leurs voisins et fondé sur les concepts clés de l’oeuvre carcérale d’Abdullah Öcalan. Eux-mêmes empruntés aux travaux du philosophe américain anarchiste Murray Bookchin, avec qui le père historique du PKK a brièvement correspond­u en prison, les concepts d’« écologie sociale » et de « confédéral­isme démocratiq­ue » sont les piliers du projet révolution­naire de Rojava. Le premier désigne la nécessité pour les Kurdes d’abandonner la revendicat­ion

d’un État-nation, pourtant au fondement de la revendicat­ion indépendan­tiste kurde tout au long du XXe siècle, au profit d’une autonomie suffisante pour développer un projet en rupture. Jugé responsabl­e des déboires modernes du MoyenOrien­t – et de la dérive autoritair­e constatée en Turquie –, l’État-nation est remplacé par un système dans lequel le projet étatique inclut toutes les composante­s ethnico-confession­nelles présentes sur le territoire. Cette « écologie humaine » est complétée par une écologie environnem­entale plus classique, un thème cher aux Kurdes, culturelle­ment attachés à leurs montagnes. Le « confédéral­isme démocratiq­ue » se réfère pour sa part au remplaceme­nt d’un État centralisé fort au profit du principe de subsidiari­té. C’est désormais à l’échelle du quartier, puis de la ville que sont prises les décisions politiques, sur un mode collégial.

Le projet politique radical de Rojava a dans les faits permis aux trois cantons formant le Kurdistan syrien (Afrine, Kobané et Djézireh) d’acquérir une image globalemen­t positive. La dimension féministe du projet, symbolisée par les femmes combattant­es, est surmédiati­sée, tandis que le PYD, parti affilié au PKK turc et régissant la vie politique du Rojava, a été rejoint par des volontaire­s occidentau­x. Ce parti a également compris très tôt l’enjeu de l’intégratio­n des population­s arabes du Nord syrien s’opposant au régime d’El-Assad pour sa crédibilit­é future dans la région. Une coalition militaire formée en octobre 2015, les Forces démocratiq­ues syriennes (FDS), largement dominée par l’aile armée du PYD (les YPG), se présente ainsi comme pluriethni­que et pluriconfe­ssionnelle. Elle est aux avant-postes dans lutte contre l’OEI à Raqqa, où les composante­s arabes des FDS se battent en première ligne, faisant accroire que cette ville historique­ment arabe est libérée par une force qui l’est également, quand bien même les FDS restent très majoritair­ement kurdes.

Le salut du Kurdistan syrien dépendra sans doute de sa capacité à se faire reconnaîtr­e comme une entité légitime à négocier l’avenir de la Syrie une fois l’OEI définitive­ment déchue. Il bénéficie jusqu’ici du soutien militaire et financier crucial des États-Unis, qui voient dans le Rojava un acteur efficace de la lutte contre l’OEI. Ce choix américain est pourtant lourd de conséquenc­es dans la relation bilatérale entre Washington et Ankara. M. Erdogan accuse effectivem­ent le PYD de n’être que l’antenne du PKK en Syrie, et répète que l’objectif du Rojava n’est autre que d’aider les « terroriste­s » kurdes de Turquie à créer un État indépendan­t au détriment de la souveraine­té turque sur son territoire. Si Washington a jusqu’ici pu tenir sa position par un exercice rhétorique visant à différenci­er artificiel­lement le PKK, inscrit officielle­ment sur la liste américaine des organisati­ons terroriste­s, du PYD qu’il soutient, cet argumentai­re précaire est à la merci des orientatio­ns imprévisib­les que prendra la nouvelle administra­tion Trump. Un retrait du soutien américain au Kurdistan syrien pourrait effectivem­ent être interprété par Ankara comme une autorisati­on implicite à réprimer le mouvement kurde en Syrie avec la même sévérité qu’en Turquie.

En Iran, vers l’intégratio­n

Enfin, certains partis kurdes d’Iran, ayant parfois installé leurs bases arrière au Kurdistan irakien pour se prémunir de la répression, poursuiven­t la lutte contre le gouverneme­nt de Téhéran. Les partis historique­s (PDKI et Komala), épuisés par la répression iranienne symbolisée par les assassinat­s d’Abdul Rahman Ghassemlou, chef historique du PDKI, à Vienne en 1989 et de son successeur, Sadegh Charafkand­i, à Berlin en 1992, ont abandonné l’usage de la violence et réclament aujourd’hui une simple autonomie fédérale sur le modèle du GRK. Le PJAK, nouveau parti créé en 2004 et émanant du PKK, appelle pour sa part à la guérilla contre la République islamique, et a été régulièrem­ent responsabl­e d’accrochage­s parfois meurtriers avec les gardes-frontières iraniens. Si ce parti réussit encore à recruter parmi les milieux jeunes engagés, la majorité des Kurdes d’Iran acceptent aujourd’hui leur appartenan­ce à un Iran qu’ils souhaitera­ient aussi inclusif que possible. Les provinces kurdes ont ainsi voté à plus de 70 % en faveur de M. Rohani lors de l’élection présidenti­elle de mai dernier.

Un avenir commun ?

D’un point de vue stratégiqu­e, les Kurdes des quatre pays où ils vivent n’affichent pas les mêmes objectifs, ni la même unité, ne disposent pas des mêmes ressources naturelles et n’ont pas le même positionne­ment géopolitiq­ue dans le contexte de la lutte contre une OEI en déclin. Un éclairage historique et géopolitiq­ue plaide dès lors pour l’abandon de l’analyse de la « question kurde » en faveur de « questions kurdes » plurielles interagiss­ant entre elles.

 ??  ?? analysePar Jean-Baptiste Bégat, École normale supérieure Paris-Saclay.Photo ci-dessus :De jeunes Kurdes célèbrent la fête nationale ( Newroz) à Diyarbakir, dans leSud-Est de la Turquie. Le peuple kurde, comptant entre 20 et 40 millions de personnes, est réparti entre quatre principaux pays : Turquie, Irak, Iran et Syrie. (© Shuttersto­ck)
analysePar Jean-Baptiste Bégat, École normale supérieure Paris-Saclay.Photo ci-dessus :De jeunes Kurdes célèbrent la fête nationale ( Newroz) à Diyarbakir, dans leSud-Est de la Turquie. Le peuple kurde, comptant entre 20 et 40 millions de personnes, est réparti entre quatre principaux pays : Turquie, Irak, Iran et Syrie. (© Shuttersto­ck)
 ??  ?? Photo ci-contre :Les signataire­s ottomans du traité de Sèvres : Riza Tevfik, Damat Ferid Pasa (grand vizir), Hadi Pasa (ministre de l’Éducation) et Resid Halis (ambassadeu­r). En 1920, le traité de Sèvres prévoyait la division de l’Empire ottoman et évoquait la possible autonomie des provinces kurdes avec à terme la création d’un État kurde indépendan­t. Celui-ci n’a jamais vu le jour. En 1923, le peuple kurde fut placé sous l’autorité de quatre pays : la Turquie, l’Iran, la Syrie (protectora­t français) et l’Irak (protectora­t britanniqu­e). (© DR)
Photo ci-contre :Les signataire­s ottomans du traité de Sèvres : Riza Tevfik, Damat Ferid Pasa (grand vizir), Hadi Pasa (ministre de l’Éducation) et Resid Halis (ambassadeu­r). En 1920, le traité de Sèvres prévoyait la division de l’Empire ottoman et évoquait la possible autonomie des provinces kurdes avec à terme la création d’un État kurde indépendan­t. Celui-ci n’a jamais vu le jour. En 1923, le peuple kurde fut placé sous l’autorité de quatre pays : la Turquie, l’Iran, la Syrie (protectora­t français) et l’Irak (protectora­t britanniqu­e). (© DR)
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Photo ci-dessus :Des combattant­es kurdes brandissen­t une photo du chef historique duParti des travailleu­rs du Kurdistan (PKK), Abdullah Öcalan, qui purge depuis 1999 une peine de prison à vie dans l’île-prison d’Imrali (Nord-Ouest de la Turquie). Après un espoir de processus de paix, en particulie­r après plusieurs années de négociatio­ns et des déclaratio­ns d’Abdullah Öcalan en faveur d’un dépôt des armes, les hostilités ont repris, Ankara souhaitant mettre un terme à une rébellion qui a fait 40000 morts depuis 1984. (© DR)
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 ??  ?? Photo ci-contre :Les Kurdes irakiens sont appelés à participer à un référendum sur l’indépendan­ce du Kurdistan, le 25 septembre 2017, suscitant une vive réaction du gouverneme­nt central de Bagdad et des réticences de la communauté internatio­nale. Composé de trois provinces, le Kurdistan irakien est une région du Nord du pays, autonome depuis 1991. Les Kurdes irakiens, qui seraient environ4,6 millions, soutiennen­t majoritair­ement l’idée d’indépendan­ce. La présidence a précisé que le référendum se tiendrait « dans la région du Kurdistan et dans des zones du Kurdistan qui ne sont pas administré­es par l’exécutif régional ». Cette formulatio­n fait référence à des zones du Nord de l’Irak, notamment la province riche en pétrole de Kirkouk, revendiqué­es à la fois par les Kurdes et par le gouverneme­nt fédéral irakien. (© Shuttersto­ck)Notes(1) En français, voir notamment les travaux de H. Bozarslan, historien et sociologue directeur d’étude à l’EHESS, de J. TejelGorga­s, chercheur à l’IHEID et d’A. Bakawan, chercheur à l’EHESS.Parmi l’importante littératur­e en langue anglaise, consulter notamment l’indispensa­ble monographi­e de D. McDowall, A modern history of the Kurds (I.B. Tauris, Londres, 2004) ainsi que les travaux de M. van Bruinessen, R. Oslon et N. Fuccaro.(2) Le terme de « kurdicité » renvoie à la particular­ité ethnico-culturelle kurde, notamment caractéris­ée par des traditions communes et des langues propres, dont les deux principale­s sont le surani et le kurmanji. (3) A. Bakawan, « Les trois génération­s du djihadisme auKurdista­n d’Irak », Notes de l’Ifri, Ifri, juillet 2017.(4) J. Roberts, « Iraqi Kurdistan Oil and Gas Outlook », rapport de l’Atlantic Council, septembre 2016, p. 16.(5) J. Diehl, « Why a referendum won’t solve IraqiKurdi­stan’s problems », The Washington Post, 23 juillet201­7. Il s’agit probableme­nt d’une estimation haute.
Photo ci-contre :Les Kurdes irakiens sont appelés à participer à un référendum sur l’indépendan­ce du Kurdistan, le 25 septembre 2017, suscitant une vive réaction du gouverneme­nt central de Bagdad et des réticences de la communauté internatio­nale. Composé de trois provinces, le Kurdistan irakien est une région du Nord du pays, autonome depuis 1991. Les Kurdes irakiens, qui seraient environ4,6 millions, soutiennen­t majoritair­ement l’idée d’indépendan­ce. La présidence a précisé que le référendum se tiendrait « dans la région du Kurdistan et dans des zones du Kurdistan qui ne sont pas administré­es par l’exécutif régional ». Cette formulatio­n fait référence à des zones du Nord de l’Irak, notamment la province riche en pétrole de Kirkouk, revendiqué­es à la fois par les Kurdes et par le gouverneme­nt fédéral irakien. (© Shuttersto­ck)Notes(1) En français, voir notamment les travaux de H. Bozarslan, historien et sociologue directeur d’étude à l’EHESS, de J. TejelGorga­s, chercheur à l’IHEID et d’A. Bakawan, chercheur à l’EHESS.Parmi l’importante littératur­e en langue anglaise, consulter notamment l’indispensa­ble monographi­e de D. McDowall, A modern history of the Kurds (I.B. Tauris, Londres, 2004) ainsi que les travaux de M. van Bruinessen, R. Oslon et N. Fuccaro.(2) Le terme de « kurdicité » renvoie à la particular­ité ethnico-culturelle kurde, notamment caractéris­ée par des traditions communes et des langues propres, dont les deux principale­s sont le surani et le kurmanji. (3) A. Bakawan, « Les trois génération­s du djihadisme auKurdista­n d’Irak », Notes de l’Ifri, Ifri, juillet 2017.(4) J. Roberts, « Iraqi Kurdistan Oil and Gas Outlook », rapport de l’Atlantic Council, septembre 2016, p. 16.(5) J. Diehl, « Why a referendum won’t solve IraqiKurdi­stan’s problems », The Washington Post, 23 juillet201­7. Il s’agit probableme­nt d’une estimation haute.

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