– ANALYSE L’Espagne, sur un fil…
Politiquement, l’Espagne a retrouvé un gouvernement stable. Économiquement, l’embellie est certaine. Socialement, le pire est passé. Mais, sur tous ces plans, les fragilités et les incertitudes demeurent.
L’Espagne va mieux. Mais elle encore loin d’aller bien. La comparaison de son état actuel avec celui qui régnait quelques mois en arrière est certes avantageuse. Mais entre les fragilités persistantes et la « question catalane » qui met en cause les fondements mêmes de l’État, la situation espagnole bouge tel un funambule cherchant l’équilibre sur un fil instable.
Les débuts apaisés d’un gouvernement minoritaire
Sans bouleverser fondamentalement le nouveau paysage partisan dessiné par les élections du 20 décembre 2015 ( 20-D), les résultats des élections législatives du 26 juin 2016 ( 26-J) avaient facilité la fin du blocage politique empêchant jusque-là de faire émerger un gouvernement issu des urnes et conduisant le roi Felipe VI à convoquer de nouvelles élections. Le quasi-bipartisme en vigueur depuis 1977, qui avait volé en éclats le 20-D, ne s’est pas reconstitué en juin 2016, mais le Parti populaire (PP) a augmenté sa part des suffrages (+ 4,3) points en pourcentage des suffrages valides) et des sièges (+ 14) en restant toutefois très loin de la majorité absolue au Congrès (176) (1).
Le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) est arrivé une nouvelle fois très loin derrière, en perdant encore des sièges mais en démentant les sondages qui le prédisaient devancé par l’alliance « Unidos Podemos » (Unis nous pouvons), formée par Podemos (Nous pouvons) et Izquierda Unida (IU – Gauche unie), dont la raison d’être était bel et bien de supplanter le PSOE en tant que force principale de la gauche espagnole. Mais l’autre formation politique dite « émergente », Ciudadanos (C’s – Citoyens), située au centre de l’espace idéologique, a perdu un peu de terrain.
Arrivé largement en tête, et seul parti ayant véritablement amélioré ses positions, le PP a accepté, contrairement à ce qui s’était passé après les élections précédentes, de tenter de former un gouvernement dirigé par Mariano Rajoy. Celui-ci a cependant échoué à deux reprises à obtenir l’investiture, l’accord avec Ciudadanos (partisan d’un soutien conditionnel et sans participation à un gouvernement PP) s’avérant arithmétiquement insuffisant pour obtenir l’aval du Congrès. Paradoxalement, c’étaient les socialistes qui détenaient les clés de la levée du blocage politique. L’expérience des mois
précédents ayant montré l’impossibilité de forger aussi bien une coalition de gauche (le Parti socialiste refusant de s’allier avec les partis indépendantistes catalans et de cautionner le référendum d’autodétermination exigé par Podemos) que celle qui réunirait Podemos et Ciudadanos (qui s’excluaient mutuellement) autour du PSOE, ce dernier n’a pas disputé au PP l’initiative de la formation d’un gouvernement. Néanmoins, l’investiture d’un nouveau gouvernement Rajoy n’était possible que si les députés socialistes s’abstenaient au lieu de se prononcer contre. Les dirigeants socialistes se sont alors déchirés, tiraillés entre le risque d’apparaitre comme les complices de la reconduction d’un gouvernement de droite et celui de nouvelles élections où le PSOE pourrait reculer davantage encore. Cette dernière ligne l’ayant emporté, Mariano Rajoy a pu être investi le 29 octobre 2016 en tant que président d’un gouvernement PP minoritaire, avec l’appui des 32 députés de Ciudadanos (2), et grâce à l’abstention de la grande majorité des députés socialistes (3) (sauf 15 d’entre eux).
Pour beaucoup d’observateurs, ce pouvoir exécutif sans majorité législative risquait fort d’être rapidement réduit à l’impuissance. Mais ce scénario pessimiste a été déjoué au début par la constitution de majorités à géométrie variable en fonction des projets gouvernementaux. Un nouveau budget a pu être ainsi voté fin mai 2017 avec l’aide de l’unique député de Nuevas Canarias (les Canaries nouvelles), pourtant élu en coalition avec le PSOE, et, surtout, des cinq députés du PNV, le parti nationaliste basque, en échange d’avantages financiers concédés à la communauté autonome basque ( Euskadi) dans le cadre du Concierto (4). Si ce jeu tactique a été imposé par les circonstances, il rappelle une pratique abondamment mobilisée pendant et au-delà de la transition démocratique, celle du « pactisme ». La condition minoritaire du Parti populaire l’a conduit à renouer avec la recherche de compromis entre les forces partisanes qu’il avait lui-même enterrée en menant depuis le début des années 2000, aussi bien au pouvoir que dans l’opposition, une « stratégie de la crispation » vis-à-vis non seulement des partis nationalistes basques et catalans, mais aussi du Parti socialiste. Depuis les débuts de cette législature, le PP cherche au contraire systématiquement un accord avec le PSOE sur les grandes questions, notamment économiques. Les socialistes ont par exemple voté l’actualisation de la « loi de stabilité budgétaire » et négocié avec le gouvernement une hausse de 8 % du salaire minimum (la plus importante depuis 1986).
La croissance revient, la précarité sociale perdure
Le gouvernement Rajoy a été conforté dans sa quête de stabilité et d’accommodement par les performances encourageantes de l’économie espagnole. Après trois ans successifs de baisse du PIB, l’Espagne avait retrouvé en 2014 une croissance qui s’est fortement accélérée en 2015 et 2016. Le vide politique des neuf mois séparant les élections de décembre 2015 et l’investiture du gouvernement Rajoy début octobre 2016, n’avait d’ailleurs pas entravé cette dynamique. Pour 2017, l’OCDE prévoit un léger tassement (2,8 %) d’un taux de croissance devant rester malgré tout nettement supérieur à ceux des autres grands pays d’Europe occidentale.
Les bons résultats économiques de l’Espagne doivent beaucoup au commerce extérieur (forte augmentation des exportations et substitution de produits importés par la production nationale) et donc à l’amélioration de la compétitivité de l’éco-
La persistance d’un chômage élevé et la précarisation croissante du travail salarié expliquent pourquoi le risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, qui touche près de 30 % de la population espagnole, a peu varié depuis la reprise de la croissance.
nomie espagnole. Celle-ci profite également de l’afflux record de touristes (se détournant en partie des pays du Maghreb et de la Turquie) et du redémarrage du secteur de la construction bénéficiant de la politique des bas taux d’intérêt menée par la Banque centrale européenne. À court et moyen terme, l’Espagne n’en reste pas moins vulnérable aux soubresauts éventuels de la conjoncture financière mondiale, à cause du niveau très élevé de l’endettement privé et de la dette publique (qui stagne autour de 100 % du PIB). Elle doit en outre composer avec un système bancaire qui reste fragilisé par les conséquences de l’éclatement de la bulle immobilière en 2008, comme en témoigne le sort du Banco Popular, que son rachat par la première banque espagnole (Santander), pour un euro symbolique, a sauvé d’une faillite imminente en juin 2017. Si l’on met de côté la faiblesse réitérée des efforts en matière d’éducation et de recherche et développement (qui n’encourage pas de conversion structurelle vers une économie de
Depuis l’entrée en fonction du premier gouvernement Rajoy, fin 2011, la corruption est régulièrement citée dans les enquêtes d’opinion publique comme l’un des principaux problèmes de l’Espagne.
l’innovation), ces indicateurs économiques sont globalement encourageants. La forte croissance de 2015 et 2016 a entrainé une baisse rapide du chômage. Tandis que la situation de l’emploi a continué de s’améliorer pendant les premiers mois de l’année en cours, le taux de chômage reste toutefois très élevé (aux alentours de 18 % au milieu de 2017, selon les statistiques gouvernementales). En outre, la création d’emplois se caractérise par une précarité des contrats de travail qui, si elle n’est pas nouvelle, ne cesse de s’aggraver. Par exemple, l’Espagne se place en 2016 au deuxième rang du classement européen pour le recours au travail temporaire (21,5 % de l’emploi salarié), juste derrière la Pologne (21,6 %) (5). Et la durée moyenne des contrats temporaires est aujourd’hui de moins de 55 jours, contre environ 68 en 2011 et 80 en 2007 (sources gouvernementales). La persistance d’un chômage élevé et la précarisation croissante du travail salarié expliquent pourquoi le risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, qui touche près de 30 % de la population espagnole, a peu varié depuis la reprise de la croissance. Les jeunes, beaucoup plus touchés à la fois par le chômage et par l’instabilité des emplois, en sont les premiers affectés. C’est dire que, même si le retour des jeunes diplômés, qui avaient émigré au plus fort de la crise, prend de l’ampleur, les conditions qui avaient favorisé la naissance du mouvement social des « Indignés » (appelé également 15-M (6)) et l’essor du parti Podemos, qui promettait lors de son lancement en janvier 2014 de « convertir l’indignation en mouvement politique », restent d’actualité.
La corruption, fardeau du PP
Mais ce mouvement a aussi fondé son aversion pour les élites traditionnelles sur la corruption devenue endémique dans leurs rangs. Depuis l’entrée en fonction du premier gouvernement Rajoy, fin 2011, la corruption est régulièrement citée dans les enquêtes d’opinion publique comme l’un des principaux problèmes de l’Espagne. Si la perception de la corruption est d’abord liée à la couverture médiatique des scandales mettant en cause le personnel politique (7), les cas se sont effectivement multipliés ces dernières années (8). Ils ont sérieusement écorné l’image de la monarchie au travers de « l’affaire Nóos », qui a valu au beau-frère du roi Felipe VI d’être condamné en première instance, en février 2017, à 6 ans et 3 mois de prison ; son épouse (l’infante Cristina), également inculpée, ayant été innocentée par le même tribunal. Mais ce sont plus couramment les accusations récurrentes contre le personnel politique (en particulier, mais pas seulement, aux échelles locale et autonomique) qui nourrissent la chronique de la corruption et la défiance à l’égard du fonctionnement de la démocratie. Aucune des grandes formations politiques de gouvernement (l’État ou les Communautés autonomes) n’a échappé à cette vague constamment renouvelée. Celle-ci frappe cependant le Parti populaire avec une acuité particulière. Au niveau national, les cas les plus médiatisés (« Gürtel », « Púnica »,
et plus récemment « Lezo ») mettent en cause de nombreux hauts responsables du PP impliqués dans des réseaux frauduleux où se mêlent enrichissement personnel et financement illégal du parti.
C’est précisément le thème de la corruption que le groupe parlementaire Unidos Podemos a mis en exergue pour justifier, fin avril 2017, son dépôt d’une motion de censure contre le président Mariano Rajoy. En s’engageant dans cette procédure, très exceptionnelle dans le cadre du régime démocratique actuel (9), Podemos entendait renforcer symboliquement sa revendication de constituer la seule alternative possible à la droite au pouvoir. Et ce d’autant plus que le principe de la motion de censure « constructive » inscrit dans la Constitution oblige à proposer simultanément un candidat alternatif à la présidence du gouvernement. Voter la motion contre Rajoy revenait à voter pour son remplacement à la tête du gouvernement par Pablo Iglesias, le leader de Podemos. La motion n’a cependant recueilli que 82 voix le 14 juin 2017, très loin des 176 nécessaires, les députés socialistes préférant s’abstenir lors du vote survenu quelques jours après le retour triomphal de Pedro Sánchez à la tête du PSOE.
Le retour de Pedro Sánchez : cap à gauche au PSOE
Étonnant parcours que celui de Pedro Sánchez. Le « Guapo » (beau gosse), comme il est souvent surnommé, avait accompli l’essentiel de sa jeune et discrète carrière au sein du PSOE avant de remporter, en juillet 2014, à la surprise de beaucoup, les élections primaires d’un parti traumatisé par les défaites de 2011 (législatives) et 2014 (européennes). Sa première période en tant que Secrétaire général ne fut pourtant pas heureuse. Sous sa direction, le PSOE avait perdu deux élections au Congrès successives en réalisant ses pires scores électoraux depuis la Transition. Pedro Sánchez avait aussi échoué à former un gouvernement de coalition après le 20-D. À la suite des élections du 26-J, incapable d’imposer son autorité aux parlementaires socialistes, il avait démissionné de son poste de Secrétaire général le 1er octobre 2016 et abandonné dans la foulée son siège de député.
Paradoxalement, ce sont les conditions de cette démission qui lui ont permis de rebondir après une telle série d’échecs et de revenir par la grande porte. Sa démission avait été provoquée par le vote du Comité fédéral du parti refusant sa proposition de convoquer immédiatement de nouvelles élections primaires. Celles-ci auraient pu, espérait Pedro Sánchez, lui conférer une légitimité populaire lui permettant d’imposer sa ligne d’opposition à l’investiture de Mariano Rajoy aux cadres du parti prônant au contraire l’abstention pour ne pas assumer la responsabilité de la perpétuation du blocage politique et éviter ainsi une nouvelle dissolution risquée du Congrès des députés. Cette ligne modérée l’ayant emporté, il n’avait pas d’autre choix que de jeter l’éponge. Pour un temps seulement, car sa démission, si elle laissait le champ libre à une direction provisoire encline
La condition minoritaire du Parti populaire l’a conduit à renouer avec la recherche de compromis entre les forces partisanes qu’il avait lui-même enterrée.
au « pactisme » avec le PP, entrainait à terme la convocation de nouvelles élections primaires opposant l’ancien leader à la favorite des hauts dirigeants du parti, Susana Díaz (présidente de la Communauté d’Andalousie), ainsi qu’à Patxi López (exprésident de la Communauté basque).
Le 21 mai 2017, Pedro Sánchez est arrivé largement en tête (50 % des voix contre 40 % à sa rivale andalouse) après une campagne menée sur les thèmes qui lui avaient valu d’être mis en minorité par les barons du parti huit mois plus tôt : renforcer le pouvoir des militants et s’opposer résolument au gouvernement Rajoy. Peu après, le 39e congrès socialiste (1618 juin 2017) a avalisé cette orientation sous un slogan (« Nous sommes la gauche ») qui explicite la nouvelle stratégie de Pedro Sánchez : reconquérir le leadership de la gauche espagnole en concurrençant Podemos sur son propre terrain. Cette posture remet en question la politique de conciliation avec les socialistes menée par le pouvoir conservateur. Elle constitue une menace pour la continuité de l’action gouvernementale sans que l’hypothèse d’une majorité alternative qui parviendrait à déloger le PP du gouvernement paraisse réaliste. La perspective d’une alliance de la gauche et du centre autour du PSOE, relancée par Pedro Sánchez, bute sur l’incompatibilité réaffirmée entre Podemos et Ciudadanos, aussi bien sur le plan idéologique que sur l’attitude à adopter à l’égard du gouvernement Rajoy, dont Ciudadanos a voté l’investiture. Sans parler de la ligne rouge d’un référendum en Catalogne, réclamé par la formation de Pablo Iglesias et repoussé par les autres, et de façon particulièrement véhémente par Ciudadanos. L’autre scénario, une coalition entre PSOE, Podemos et les partis nationalistes, reste une chimère en raison du désaccord saillant entre les partenaires éventuels sur la manière de résoudre le problème catalan. En proposant une réforme constitutionnelle reconnaissant la « plurinationalité » de l’État espagnol, le dernier congrès socialiste a satisfait les fédéralistes au sein
du parti, mais suscité le dédain des nationalistes catalans qui n’envisagent pas d’autre issue qu’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne.
La question catalane : une menace existentielle ?
Les relations entre, d’un côté, les partis nationalistes catalans regroupés (depuis 2012) autour du projet indépendantiste, et, de l’autre, le gouvernement espagnol mobilisant les institutions étatiques pour l’empêcher, s’apparentent de plus en plus à un « jeu du poulet » ( Chicken game) où les adversaires semblent tellement peu enclins à négocier qu’il n’y aurait pas d’autre alternative que la collision frontale ou l’humiliation de l’un d’entre eux.
Ni l’échec de la tentative de référendum d’autodétermination en novembre 2014 (le 9-N, transformé en « processus participatif » n’ayant mobilisé que des partisans de la sécession), ni la très courte majorité en sièges (conjuguée à une minorité en voix) conquise aux élections autonomiques de septembre 2015, n’ont dissuadé les nationalistes, coalisés de l’extrême gauche au centre droit, à renoncer à l’indépendance rapide de la Catalogne. En réponse, le gouvernement PP a refusé non seulement toute possibilité d’organisation négociée d’un référendum (soutenu en cela par les socialistes et Ciudadanos) mais également toute réforme constitutionnelle qui aboutirait à reconnaitre l’existence d’une « nation » catalane (ce à quoi le PSOE de Pedro Sánchez semble aujourd’hui au contraire disposé). Pour contenir l’indépendantisme catalan, Mariano Rajoy utilise, en les créant au besoin, toutes les ressources juridiques de l’État. Une réforme du Tribunal constitutionnel permet à ce dernier, depuis 2015, de suspendre de leurs fonctions les élus désobéissant à ces sentences. Et tous les acteurs (y compris les entreprises prestataires de services) pouvant concourir à la tenue d’une consultation illégale sont menacés de poursuites judiciaires, à commencer par les plus hauts responsables nationalistes. L’ex-président de la Généralité, Artur Mas, a été condamné, en mars 2017, à deux ans d’inéligibilité pour son rôle dans l’organisation de la consultation du 9-N, et la présidente du Parlement, Carme Forcadell,
Ni l’échec de la tentative de référendum d’autodétermination en novembre 2014, ni la très courte majorité en sièges conquise aux élections autonomiques de septembre 2015, n’ont dissuadé les nationalistes, coalisés de l’extrême gauche au centre droit, à renoncer à l’indépendance rapide de la Catalogne.
est actuellement inculpée pour avoir permis le vote d’une résolution sur la « feuille de route » indépendantiste en septembre 2016. Cette pression judiciaire n’a pas empêché le président catalan, Carles Puigdemont, d’annoncer, le 9 juin 2017, la tenue d’un référendum le 1er octobre prochain, sur une question simple et tranchante : « Voulez-vous que la Catalogne soit un État indépendant sous la forme d’une république ? ».
S’il pouvait se tenir dans des conditions normales, le résultat d’un tel référendum serait, selon les derniers sondages, très incertain. Quoi qu’il en soit, la confrontation entre des indépendantistes très déterminés à l’organiser et un gouvernement de Madrid tout aussi déterminé à l’empêcher montre que, quarante ans après, l’esprit de compromis de la transition démocratique résiste mal au temps.