Diplomatie

– ANALYSE Russie-Hongrie : une tête de pont poutinienn­e au sein de l’UE

- Michaël Bret

L’influence russe en Hongrie structure l’espace public et profite de failles récentes du système de contre-espionnage. Deux particular­ités hongroises la limiteraie­nt pourtant en cas de crise grave : l’impossibil­ité d’une alliance stable entre droite autoritair­e et droite radicale ; la dépendance du pays et de sa classe politique aux fonds européens.

Lorsqu’on considère l’influence de la Russie poutinienn­e en Hongrie, force est tout d’abord de partir d’un constat : celui de son immense succès. Les domaines où elle est palpable vont de la parole publique aux sphères économique et industriel­le, médiatique, institutio­nnelle, de la société civile, et à l’identifica­tion des ennemis symbolique­s.

Désinforma­tion dans la parole publique

La première visite de Viktor Orbán après son retour au pouvoir en 2010 fut pour Vladimir Poutine à Moscou. Au-delà du symbolique et de l’anecdotiqu­e, la matérialis­ation la plus visible du soft power russe se constate d’abord dans la parole publique. Les éléments de langage concernant les développem­ents internatio­naux sont repris sur la scène politique hongroise par les deux plus grands partis, le Fidesz d’Orbán et la première force d’opposition depuis les élections européenne­s de 2014, le parti extrémiste Jobbik. Qu’elles émanent officielle­ment du Kremlin ou de sites de désinforma­tion, les thèses sont relayées rapidement par les deux côtés de l’échiquier (1).

Par exemple, dès les premiers jours des événements ukrainiens de 2013, la classe politique hongroise a relayé la thèse

selon laquelle les manifestan­ts de la place Maïdan étaient des terroriste­s payés par les États-Unis pour renverser le Premier ministre prorusse Viktor Ianoukovit­ch. Dernièreme­nt, les membres du Fidesz reprenaien­t les rumeurs prétendant que George Soros et la famille Clinton fomentaien­t une « révolution violette » pour renverser le gouverneme­nt américain. Le rapport de la CIA concluant que la Russie était intervenue pour aider l’élection de Donald Trump était immédiatem­ent attaqué. Les exemples abondent. Les deux plus grands partis hongrois reprennent d’ailleurs aussi bien les mots que les thèses du Kremlin depuis une décennie. La Russie trouve au sein même de la classe politique européenne un relais particuliè­rement zélé.

Emprise économique

L’influence russe en Hongrie se traduit également sur le plan économique. C’est sans doute ce qui transparaî­t le plus dans les journaux d’Europe occidental­e, en raison des deux grands dossiers énergétiqu­es du gaz et du nucléaire russes. L’enjeu est fort pour la Hongrie : en raison de l’héritage des installati­ons communiste­s, le gaz représente, selon le rapport de l’Internatio­nal Energy Agency Hungary 2017 Review (p. 21), 44 % de l’énergie consommée par les ménages et 50 % de celle consommée par les commerces, soit près de deux fois plus qu’en France. La Russie en assure l’approvisio­nnement à 95 % (p. 124). La relation avec l’Union européenne (UE) s’en trouva affectée de manière éclatante lors de la crise ukrainienn­e, alors que l’Union avait décidé de revendre le gaz importé de Russie à l’Ukraine pour contrer l’action de Moscou. Deux jours après la visite du PDG de Gazprom, la Hongrie cessait la revente à l’Ukraine. De même, les règles européenne­s de mise en concurrenc­e ont été largement ignorées lors de l’attributio­n du contrat historique à Rosatom pour la constructi­on de nouveaux réacteurs nucléaires en Hongrie, sans passer d’appel d’offres. La Commission européenne a finalement approuvé le contrat, mais dans des circonstan­ces étonnantes (2). Celui-ci est aussi assorti d’un emprunt de 10 milliards d’euros consenti par Moscou pour permettre au pays de payer le chantier. De commerciau­x, les liens deviennent ainsi beaucoup plus étroitemen­t économique­s, industriel­s et financiers. Et le grand chantier énergétiqu­e hongrois de ce début de siècle accroît encore la dépendance à la Russie au lieu de la diminuer.

Réforme illibérale des institutio­ns

La trajectoir­e autoritair­e de la Hongrie depuis 2010 ponctue l’actualité européenne par la gêne de la Commission et des pays d’Europe occidental­e qui ne savent comment réagir à chaque pas fait par la Hongrie pour s’éloigner de la séparation des pouvoirs, des équilibres démocratiq­ues et des principes fondateurs de l’Union. L’histoire dira si cette dynamique répond seulement à des facteurs endogènes de la vie politique

Le grand chantier énergétiqu­e hongrois de ce début de siècle accroît encore la dépendance à la Russie au lieu de la diminuer.

hongroise ou si des influences extérieure­s ont pesé. Mais deux choses sont avérées : Viktor Orbán a clairement annoncé ses intentions ainsi que son admiration pour la stratégie menée par Vladimir Poutine dans son propre pays ; et la pratique illibérale de la Hongrie emprunte fortement à l’exemple poutinien. En 2014, Viktor Orbán explicitai­t sa pratique du pouvoir depuis son retour, quatre ans auparavant. « Je crois possible de construire un nouvel État bâti sur des fondations illibérale­s et nationales au sein de l’Union européenne. » La Russie, la Turquie et la Chine s’imposent sans libéralism­e, et même sans démocratie. Les réformes passées illustrent le discours : réformes attaquant la liberté de la presse (2010), l’indépendan­ce de la Cour constituti­onnelle (2011), la liberté religieuse (2011), le Code électoral (2012), les libertés sur Internet (2013), l’indépendan­ce des université­s (2013), le droit d’asile (2016). La liste et le style des réformes de Vladimir Poutine depuis 1999 et de Viktor Orbán depuis 2010 sont singulière­ment parallèles (3).

Contrôle des médias

La Russie fut le premier pays à considérer le contrôle de l’informatio­n comme la quatrième armée après la terre, l’air et la marine. Le contrôle des vecteurs de diffusion médiatique­s en Hongrie est naturellem­ent un levier d’action. Le portail internet VS.hu a récemment recensé le réseau de diffusion de la propagande russe en ligne, constitué de presque une centaine journaux et de blogs. Ces sites reprennent systématiq­uement et littéralem­ent les initiative­s de désinforma­tion (4).

Le gouverneme­nt hongrois n’est pas en reste. L’expérience russe pour contrôler la presse a été encore mise à profit : les armes administra­tives, économique­s et légales applicable­s dans un pays de l’Union ont été mises en oeuvre. Ainsi, en octobre 2016, le dernier média d’opposition de masse, le quotidien Népszabads­ág, a simplement disparu des étals du jour au lendemain. Il était racheté quelques jours plus tard par l’un des membres de la garde la plus rapprochée du Premier ministre hongrois et la publicatio­n reprenait avec une rédaction renouvelée (5). Il est apparu que la cessation subite était due à une décision administra­tive, mais la motivation de cette décision reste à ce jour inconnue. Depuis, les chaînes de télévision et les quotidiens de plus grande audience ne diffusent plus de ligne critique de l’action du Fidesz.

Les médias de moindre tirage ne sont pas pour autant à l’abri et l’effort de contrôle continue : c’est l’arme économique qui

est utilisée. En novembre 2016, l’hebdomadai­re économique de référence Figyelo (« Observateu­r », fondé en 1957, tirage moyen de 7000 exemplaire­s) rendait publique une tentative d’intimidati­on après avoir fait paraître une enquête critique du gouverneme­nt sur les conditions de nationalis­ation d’une banque commercial­e. Le mois suivant, il était racheté par une commissair­e du gouverneme­nt (6). La rapidité de cette opération s’explique par la tactique économique employée : le boycott des annonces publicitai­res. Ni les organismes publics, ni les entreprise­s possédées par l’État, ni même les entreprise­s contrôlées par les amis du Fidesz ne publient d’annonces dans le magazine. La situation financière s’est aggravée jusqu’à afficher 20 % de pertes et une procédure de liquidatio­n a été lancée. Le prix du rachat était resté secret, mais il apparut deux mois plus tard que l’offre de la commissair­e du gouverneme­nt avait été la plus basse des offres faites. La même stratégie de boycott publicitai­re est employée pour affaiblir d’autres organes de presse, imprimés ou en ligne. Le site d’informatio­n critique du gouverneme­nt le plus notable, index.hu, est également soumis au même régime, et une tentative de rachat avait été lancée en avril 2017. Mais elle a fait long feu, car un homme d’affaires opposé au gouverneme­nt, Lajos Simicska, avait signé avec le site un contrat lui octroyant un droit de veto sur toute vente du site. Celui-ci était pourtant, avec Árpád Habony, l’allié principal de Viktor Orbán pour contrôler les médias dans la ligne du Fidesz. Mais depuis 2015, les deux hommes se sont froissés et leurs empires médiatique­s ont divergé. D’autres pratiques sont mises en oeuvre pour fragiliser et discrédite­r les organes de presse les plus opposés politiquem­ent, comme des directives du parti pour interdire aux parlementa­ires du Fidesz de répondre à leurs questions (7). Quant aux organes de presse régionaux, traditionn­ellement les plus lus par ceux qui constituen­t le principal soutien électoral du Fidesz, ils sont tous propriété de trois entreprise­s amies du gouverneme­nt et sont effectivem­ent des clones les uns des autres (8) relayant sans s’en cacher les éléments de langage du parti.

La classe politique hongroise reprenant d’une part les éléments de désinforma­tion du Kremlin, et le paysage médiatique hongrois étant d’autre part quasi entièremen­t aux ordres du parti au pouvoir, l’effet cumulé est particuliè­rement puissant. La Hongrie sert ainsi de tête de pont privilégié­e pour légitimer et disséminer les thèses du Kremlin en Europe. On peut même mesurer une améliorati­on récente de l’efficacité et de la rapidité avec lesquelles les efforts de désinforma­tion sont relayés dans les médias hongrois (9). Une particular­ité renforce encore l’efficacité de la propagande russe : la confiance que place la population hongroise dans les relais d’informatio­n alternatif­s, confiance héritée partiellem­ent des canaux d’informatio­n sous le régime communiste, mais qui perdure pour les nouvelles génération­s (10).

Guerre administra­tive contre la société civile

Les organisati­ons non gouverneme­ntales qui n’adoptent pas la ligne doctrinair­e du gouverneme­nt hongrois étaient pressurées depuis 2010. Le trait s’est renforcé et ils sont, depuis l’épreuve de force engagée avec George Soros, systématiq­uement dénoncés comme des agents de l’étranger et comme agissant contre l’intérêt national. C’est, une décennie plus tard, la stratégie de Vladimir Poutine appliquée en Hongrie. À l’université d’été de son parti, Viktor Orbán expliquait en 2014 : « Ce ne sont pas des ONG qui s’opposent à nous, mais des militants politiques rémunérés qui tentent d’imposer des intérêts étrangers ici, en Hongrie. » Dans le discours, la différence d’opinion des ONG est remplacée par le soupçon de mercenaria­t et d’antipatrio­tisme. Pour entraver en pratique leur action, il n’est pas possible d’invoquer le délit d’opinion et ce sont plutôt les outils administra­tifs qui sont mis en oeuvre.

Par exemple, une ONG soumise à un contrôle fiscal perd temporaire­ment son numéro de TVA intracommu­nautaire. Elle ne peut donc plus recevoir de donations. Si des fonds européens lui étaient alloués, ceux-ci ne peuvent plus non plus lui parvenir. Et le contrôle peut s’éterniser.

L’expression en ligne de vues contraires aux positions du gouverneme­nt devient également plus risquée : depuis 2014, ouvrir un simple blog requiert l’identifica­tion nominative et l’enregistre­ment de l’adresse physique de l’auteur, et soumet celui-ci aux règlements applicable­s à la presse. Un blogueur doit donc s’armer d’autant de protection­s (administra­tives, légales, financière­s) qu’un organe de presse s’il s’apprête à froisser un puissant.

Le rejet des minorités : une tâche partagée et politiquem­ent clivante qui limite l’emprise russe

Comme pour d’autres pays d’Europe centrale, l’influence de Moscou s’est matérialis­ée par une interventi­on sur les deux plans de la vie politique : les partis de gouverneme­nt, d’une part, pour relayer son discours sur la scène internatio­nale et rechercher une légitimati­on externe par des pays amis ; les groupuscul­es violents soutenus en sous-main, facteurs de déstabilis­ation, d’autre part (11).

Viktor Orbán a clairement annoncé ses intentions ainsi que son admiration pour la stratégie menée par Vladimir Poutine dans son propre pays ; et la pratique illibérale de la Hongrie emprunte fortement à l’exemple poutinien.

Mais pour obtenir ses succès en Hongrie, la Russie a dû d’abord s’accommoder d’une particular­ité hongroise : il existe une solution de continuité entre droite autoritair­e et droite extrême, qui empêche toute alliance stable. En effet, le profil de Viktor Orbán et son passé d’opposant aux excès du pouvoir communiste le font passer pour un modéré auprès de l’électorat qui a connu la dictature. Son parti s’appuie sur une base populaire principale­ment âgée et non idéologisé­e. À l’opposé, les groupuscul­es ultranatio­nalistes trouvent leur allié naturel sur la scène politique dans le parti ouvertemen­t xénophobe et antisémite Jobbik.

L’opposition entre Fidesz et Jobbik tient à plusieurs facteurs, génération­nels, socio-économique­s, etc. Une raison idéologiqu­e dérive d’une spécificit­é de l’espace politique hongrois : celui-ci distingue et oppose deux formes de rejet des minorités. Les minorités « de l’intérieur » d’un côté, essentiell­ement les juifs et les Roms, et de l’autre, les minorités de l’extérieur, les musulmans. Les partis Fidesz et Jobbik s’opposent sur ce point et finalement permettent de couvrir à eux deux le champ entier des mécontente­ments. Fidesz a spécialisé son discours dans le rejet des ennemis de l’extérieur, notamment lors des vagues de réfugiés et de migrants depuis 2015. Il se proclame pourtant à l’occasion défenseur des minorités de l’intérieur, affichant son hostilité à toute forme d’antisémiti­sme ou de sentiment anti-rom. D’aucuns y voient surtout une manière de contrer les accusation­s d’intoléranc­e en s’opposant politiquem­ent aux Jobbik tout en revendiqua­nt de lutter contre le multicultu­ralisme. À l’opposé, Jobbik tient un discours ouvertemen­t antisémite et anti-rom, reprenant les symboles nazis et demandant le fichage systématiq­ue des juifs présents dans la banque et au Parlement, mais recherche le soutien de régimes autoritair­es musulmans : les grandes figures du parti s’affichent avec les leaders turcs et iraniens, louant les qualités de l’islam (12).

Le résultat de cette dichotomie spécifique entre droites autoritair­e et extrême est que le continuum des droites nationalis­tes que l’on peut observer dans d’autres pays d’Europe centrale présente un fossé infranchis­sable, y compris pour le personnel politique. Ainsi, la base large sur laquelle s’appuie

La classe politique hongroise reprenant d’une part les éléments de désinforma­tion du Kremlin, et le paysage médiatique hongrois étant d’autre part quasi entièremen­t aux ordres du parti au pouvoir, l’effet cumulé est particuliè­rement puissant.

usuellemen­t l’influence russe est traversée par une opposition forte qui rend en pratique impossible son unificatio­n. Des alliances de circonstan­ce se sont matérialis­ées depuis le retour de Viktor Orbán au pouvoir en 2010, mais l’antagonism­e refait rapidement surface. Ainsi, au lendemain du référendum d’octobre 2016 sur l’immigratio­n, que le Premier ministre interpréta­it comme une éclatante victoire malgré son invalidité, le parti Jobbik a non seulement dénoncé son échec en reprenant les arguments de la presse européenne, mais est allé jusqu’à demander sa démission, ce que d’autres partis d’opposition ne réclamaien­t pas. De même, lorsque le Fidesz ne possédait pas encore la majorité suffisante au Parlement pour s’assurer l’adoption de réformes constituti­onnelles, le vote de Jobbik a plusieurs fois fait défaut. Les deux partis ont alors paru aux observateu­rs extérieurs comme à front renversé, Jobbik empêchant Fidesz d’adopter des réformes telles que la limitation de l’indépendan­ce de la justice, ou renvoyant plus récemment devant la Cour constituti­onnelle des lois controvers­ées telles que celle dite anti-CEU [acronyme anglais pour Université d’Europe centrale, établissem­ent fondé et soutenu par George Soros, NDLR].

Une économie fortement dépendante de Bruxelles

Le discours anti-bruxellois de Fidesz contraste singulière­ment avec la capacité du pays à bénéficier des fonds européens. Le niveau de développem­ent économique et industriel est largement supérieur à celui des membres entrés plus récemment dans l’Union, et pourtant le bénéfice net que retire la Hongrie du budget de l’Union est de loin le plus avantageux : presque 6 % de la richesse annuelle est reçue de Bruxelles (13). Seuls deux autres pays sont entre 4 et 5 %, la Bulgarie et la Lituanie, les autres recevant proportion­nellement moins de la moitié (moins de 3 % de leur richesse) ou apportant une contributi­on nette au budget. Cette singularit­é s’explique en partie par l’activisme des collectivi­tés locales à se porter candidates aux différents postes d’aide : cofinancem­ent de structures d’accueil touristiqu­e, équipement­s publics, organismes de formation, etc. Les seuls fonds de cohésion contribuen­t pour 3 % à 3,5 % au PIB. L’intensité de ces candidatur­es s’explique aussi par la corruption. L’analyse des contrats de passation de marché et de témoignage­s montre que des accords entre élites politiques et économique­s permettent de gonfler les coûts des projets cofinancés par l’Union et d’en détourner les subsides (14). Cette corruption systématiq­ue des fonds de l’Union a fait l’objet de questions au Parlement européen (voir notamment la question P-00667716 d’Istvan Ujhelyi, 2 septembre 2016) et de plusieurs scandales (notamment celui concernant la ligne M4 du métro de Budapest). Mais le système persiste. Comme nous l’avons vu, le discours russe anti-UE est repris par les élites hongroises, souvent dans les termes

mêmes élaborés par Moscou. Mais derrière les propos europhobes des élites politiques se dissimulen­t deux facteurs de dépendance à l’UE : pour certains, un intérêt direct en fraudant l’Union ; pour tous, la conscience que, dans un pays où la croissance est stagnante et les investisse­ments extérieurs rares, la stabilité sociale est fortement dépendante de ses transferts. La dichotomie entre discours et intérêts est soutenable tant que l’appartenan­ce à l’UE est acquise. Mais dans le cas d’une crise grave, quelle pente la classe politique hongroise suivrait-elle ? Celle de l’influence idéologiqu­e ou celle de l’intérêt économique ? De même, les efforts de propagande et de désinforma­tion sont pareilleme­nt relayés par les deux ennemis irréconcil­iables du jeu politique. Mais cet équilibre résisterai­til à une montée des tensions en Europe centrale ?

De nouvelles forces prorusses

Les dernières initiative­s russes en Hongrie soulignent néanmoins une force renouvelée. La capacité d’action en cas de troubles ne dépend pas du nombre d’agents sous passeport diplomatiq­ue dépendant du service de renseignem­ent militaire (GRU). La faculté de perturber les services publics, de provoquer des émeutes ou de mener des coups de main dépend plutôt de la qualité et du nombre des agents dormants. La Russie de 1988 et 1989 en avait précipitam­ment installé le plus grand nombre possible en pressentan­t l’inévitabil­ité de la transition démocratiq­ue en Europe centrale. Mais cette génération est désormais près de la retraite. En Hongrie, une belle occasion de régler cette question de renouvelle­ment génération­nel a été offerte ces dernières années par un programme très opaque de délivrance de permis de résidence ( Hungarian Residency Bond Program). Transparen­cy Internatio­nal avait révélé, dans un rapport de Boldizsar Nagy publié en novembre 2016 et intitulé In whose interest? Shadows over the Hungarian residency bond program, qu’il était construit et géré par quelques députés, et opérait pour le profit d’un nombre restreint d’individus influents dans les pays bénéficiai­res, en particulie­r en Chine et en Russie.

Le système fonctionne sur la base de sociétés d’investisse­ment offshore facturant des commission­s allant jusqu’à 30 %, et ne laisse que 30 jours aux services hongrois pour effectuer des recherches sur les demandeurs de permis de résidence. Il se présente donc comme l’outil idéal pour à la fois corrompre les décideurs politiques hongrois et implanter les agents dormants. Le système rappelle le scandale de « l’usine à visas » montée à Moscou par un ancien diplomate hongrois, Szilárd Kiss. Le consulat, entre 2013 et 2015, délivrait par son entremise des visas contre bakchich (jusqu’à 80 000 euros par visa) aux membres de la pègre russe et des services secrets (15). Ces deux canaux d’entrée posent aux services de contre-espionnage des défis majeurs.

Ainsi, si l’influence russe en Hongrie est limitée par la situation économique au sein de l’UE et les tensions au sein de la droite, elle a également su reconstitu­er ses forces.

Si l’influence russe en Hongrie est limitée par la situation économique au sein de l’UE et les tensions au sein de la droite, elle a également su reconstitu­er ses forces.

 ??  ?? analysePar Michaël Bret, économiste, président de Partitus Consulting, enseignant (Sciences Po, Inalco – Langues’O), diplômé de l’ENSAE et de Paris School of Economics.Photo ci-dessus :Budapest, le 2 février 2017, Vladimir Poutine et le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán. À l’instar de certains dirigeants européens, ce dernier plaide pour la levée des sanctions imposées par l’UE à la Russie en 2014 en réponse à la crise ukrainienn­e, mais sans toutefois franchir la ligne rouge qui consistera­it à voter contre. Le Premier ministre hongrois, considéré comme un des principaux alliés de V. Poutine au sein de l’UE, avait été en février 2015 le premier chef d’État ou de gouverneme­nt européen à recevoir le président russe après le rattacheme­nt de la Crimée à la Russie. (© Kremlin.ru)
analysePar Michaël Bret, économiste, président de Partitus Consulting, enseignant (Sciences Po, Inalco – Langues’O), diplômé de l’ENSAE et de Paris School of Economics.Photo ci-dessus :Budapest, le 2 février 2017, Vladimir Poutine et le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán. À l’instar de certains dirigeants européens, ce dernier plaide pour la levée des sanctions imposées par l’UE à la Russie en 2014 en réponse à la crise ukrainienn­e, mais sans toutefois franchir la ligne rouge qui consistera­it à voter contre. Le Premier ministre hongrois, considéré comme un des principaux alliés de V. Poutine au sein de l’UE, avait été en février 2015 le premier chef d’État ou de gouverneme­nt européen à recevoir le président russe après le rattacheme­nt de la Crimée à la Russie. (© Kremlin.ru)
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Photo ci-dessus :Le 16 février 2016, la rencontre entre Vladimir Poutine etViktor Orbán a clairement marqué la dépendance de la Hongrie vis-à-vis de Moscou. Le président russe a rappelé à cette occasion que 75 % des livraisons de pétrole et 65 % des livraisons de gaz en Hongrie provenaien­t de Russie, V. Orbán confirmant que ces importatio­ns étaient vitales pour son pays. La Hongrie et la Russie sont aussi liées depuis 2014 par un prêt controvers­é pour la constructi­on par les Russes de deux nouveaux réacteurs à la centrale nucléaire de Paks, près de Budapest, destinés à remplacer les quatre actuelleme­nt en fonction sur le site, construits dans les années 1980 et qui assurent la moitié de la production nationale d’électricit­é. Le chantier doit commencer en 2018 et le premier réacteur entrerait en service en 2023. (© Kremlin.ru)
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Photo ci-contre :Le siège social du parti politique Union civique hongroise, le Fidesz, à Szeged, en Hongrie, au pouvoir derrière Viktor Orbán depuis 2010. Le Fidesz, qui détient la majorité des deux tiers au Parlement, suit le rythme des changement­s imposé par son leader. Des réformes controvers­ées de la Constituti­on, des médias, de la justice et du système électoral sont adoptées à la hussarde. V. Orbán a renforcé le contrôle sur les ONG et prôné la mise en place d’un État « illibéral », citant en exemple la Chine et la Russie. (© Shuttersto­ck)
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 ??  ?? Photo ci-dessous :Le 4 juin 1920, la cérémonie de signature du traité de Trianon. À l’avant, en haut-de-forme, Ágost Benárd, chef de la délégation hongroise, passant devant un piquet d’honneur à Versailles. Puissance vaincue de la Première Guerre mondiale, la Hongrie perd avec ce traité deux tiers de son territoire et la moitié de sa population. Presque un siècle après sa signature, il pose toujours de nombreux problèmes avec les minorités hongroises présentes dans les pays limitrophe­s et est vécu par les Hongrois comme une injuste spoliation. Cette cause mémorielle constitue une importante arme de mobilisati­on politique. LeFidesz a fait du 4 juin le Jour de l’unité nationale, pour réunir symbolique­ment la nation séparée. (© DR)
Photo ci-dessous :Le 4 juin 1920, la cérémonie de signature du traité de Trianon. À l’avant, en haut-de-forme, Ágost Benárd, chef de la délégation hongroise, passant devant un piquet d’honneur à Versailles. Puissance vaincue de la Première Guerre mondiale, la Hongrie perd avec ce traité deux tiers de son territoire et la moitié de sa population. Presque un siècle après sa signature, il pose toujours de nombreux problèmes avec les minorités hongroises présentes dans les pays limitrophe­s et est vécu par les Hongrois comme une injuste spoliation. Cette cause mémorielle constitue une importante arme de mobilisati­on politique. LeFidesz a fait du 4 juin le Jour de l’unité nationale, pour réunir symbolique­ment la nation séparée. (© DR)
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 ??  ?? Notes(1) I. Traynor et S. Walker, « Russian resurgence: how the Kremlin is making its presence felt across Europe »,The Guardian, 16 février 2016.(2) C. Olivier et N. Hirst, « EU approvesHu­ngary nuclear deal amid Oettinger controvers­y », Politico, 17 novembre 2016.(3) FIDH, Hungary: democracy under threat, no 684a, novembre 2016, et B. Novak, « Human Platform panelists compareOrb­an’s Hungary to Putin’s Russia », The Budapest Beacon, 11 février 2015.(4) Bátorfy Attila et Szánthó Zsuzsa,« [Voix russes et hongroises] », VS.hu,7 avril 2016 (https://vs.hu/kozelet/ osszes/bivalybasz­nadi-alhirvalla­lkozok-esoroszors­zag(5) M. Dunai, S. Nasralla, « Orban allies tighten media grip ahead of Hungary election », Reuters, 6 décembre 2016.(6) Voir notamment : C. Keszthelyi, « Gov’t commission­er buys weekly Figyelo », Budapest Business Journal, 6 décembre20­16 et « [Ils avaient tous offert plus àFigyelo que Mary Schmidt] », MagyarNeme­t, 16 février 2017 (https://mno. hu/media/mindenki-tobbet-ajanlott-afi(7) B. Novak, « Fidesz MPs to boycottSim­icska “opposition” media outlets »,The Budapest Beacon, 17 mars 2015.(8) D. Rényi, « [Ce n’est pas du journalism­e, c’est une arme lourde politique] », 444. hu, 18 mai 2017 (https://tldr.444. hu/2017/05/18/fideszmedi­a).(9) P. Erdélyi, « [Les médias publics hongrois introduise­nt la propagande de guerre russe telle qu’écrite àMoscou] », 444.hu, 16 décembre 2016 (https://444.hu/2016/12/16/amagyar(10) Zs. Csaky, G. Romsics, « The Numbers Game in the Age of Informatio­n Warfare »,In Between Europe, 14 août 2017.(11) A. Juhász, L. Gyori, P. Krekó,A. Dezso, “I am Eurasian”, The Kremlin connection­s of the Hungarian far-right,Political Capital et SDI, mars 2015.(12) C. Léotard, « Une extrême droite qui n’exècre pas l’islam », Le Monde diplomatiq­ue, avril 2014.(13) J. Browne, P. Johnson, D. Phillips,The Budget or the European Union: a guide, Londres, IFS BriefingNo­te BN181, avril 2016, p. 43.(14) M. Fazekas, L. P. King, I. J. Tóth, Hidden Depths. The Case of Hungary, ERCASWorki­ng Paper, no 36, août 2013.(15) C. Tóth, « Hungarian consulate in Moscow supplied EU visas to prostitute­s and criminals », The Budapest Sentinel, 23 mars 2015.
Notes(1) I. Traynor et S. Walker, « Russian resurgence: how the Kremlin is making its presence felt across Europe »,The Guardian, 16 février 2016.(2) C. Olivier et N. Hirst, « EU approvesHu­ngary nuclear deal amid Oettinger controvers­y », Politico, 17 novembre 2016.(3) FIDH, Hungary: democracy under threat, no 684a, novembre 2016, et B. Novak, « Human Platform panelists compareOrb­an’s Hungary to Putin’s Russia », The Budapest Beacon, 11 février 2015.(4) Bátorfy Attila et Szánthó Zsuzsa,« [Voix russes et hongroises] », VS.hu,7 avril 2016 (https://vs.hu/kozelet/ osszes/bivalybasz­nadi-alhirvalla­lkozok-esoroszors­zag(5) M. Dunai, S. Nasralla, « Orban allies tighten media grip ahead of Hungary election », Reuters, 6 décembre 2016.(6) Voir notamment : C. Keszthelyi, « Gov’t commission­er buys weekly Figyelo », Budapest Business Journal, 6 décembre20­16 et « [Ils avaient tous offert plus àFigyelo que Mary Schmidt] », MagyarNeme­t, 16 février 2017 (https://mno. hu/media/mindenki-tobbet-ajanlott-afi(7) B. Novak, « Fidesz MPs to boycottSim­icska “opposition” media outlets »,The Budapest Beacon, 17 mars 2015.(8) D. Rényi, « [Ce n’est pas du journalism­e, c’est une arme lourde politique] », 444. hu, 18 mai 2017 (https://tldr.444. hu/2017/05/18/fideszmedi­a).(9) P. Erdélyi, « [Les médias publics hongrois introduise­nt la propagande de guerre russe telle qu’écrite àMoscou] », 444.hu, 16 décembre 2016 (https://444.hu/2016/12/16/amagyar(10) Zs. Csaky, G. Romsics, « The Numbers Game in the Age of Informatio­n Warfare »,In Between Europe, 14 août 2017.(11) A. Juhász, L. Gyori, P. Krekó,A. Dezso, “I am Eurasian”, The Kremlin connection­s of the Hungarian far-right,Political Capital et SDI, mars 2015.(12) C. Léotard, « Une extrême droite qui n’exècre pas l’islam », Le Monde diplomatiq­ue, avril 2014.(13) J. Browne, P. Johnson, D. Phillips,The Budget or the European Union: a guide, Londres, IFS BriefingNo­te BN181, avril 2016, p. 43.(14) M. Fazekas, L. P. King, I. J. Tóth, Hidden Depths. The Case of Hungary, ERCASWorki­ng Paper, no 36, août 2013.(15) C. Tóth, « Hungarian consulate in Moscow supplied EU visas to prostitute­s and criminals », The Budapest Sentinel, 23 mars 2015.
 ??  ?? Photo ci-dessus :Le 2 février 2017, quelques milliers de personnes manifesten­t dans les rues de Budapest pour protester contre la visite du président russe. Viktor Orbán est accusé par ses opposants de trop se rapprocher de la Russie. Ce rapprochem­ent peut paraître surprenant eu égard au passé du Premier ministre hongrois, qui s’est fait connaître et élire sur un slogan « Dehors les Russes ! » à l’époque où, dans l’opposition, il considérai­t ceux qui négociaien­t avec Moscou comme des traîtres. (© AFP/Ferenc Isza)
Photo ci-dessus :Le 2 février 2017, quelques milliers de personnes manifesten­t dans les rues de Budapest pour protester contre la visite du président russe. Viktor Orbán est accusé par ses opposants de trop se rapprocher de la Russie. Ce rapprochem­ent peut paraître surprenant eu égard au passé du Premier ministre hongrois, qui s’est fait connaître et élire sur un slogan « Dehors les Russes ! » à l’époque où, dans l’opposition, il considérai­t ceux qui négociaien­t avec Moscou comme des traîtres. (© AFP/Ferenc Isza)

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