– ANALYSE L’Uruguay et la gauche tranquille
Contrairement à la plupart des mouvements de gauche latinoaméricains, actuellement à la peine, le Frente Amplio, surprenante union pérenne de toutes les gauches, dirige l’Uruguay depuis 2004 dans le respect des institutions démocratiques, grâce sans doute, et paradoxalement, à un certain conservatisme.
Tous les écoliers uruguayens apprennent, dès leur plus jeune âge, que le pays est une penillanura suavemente ondulada (« pénéplaine légèrement ondulée », affirmation en soi redondante !). Ce constat, qui fait état d’une topographie morne et aux accidents prévisibles, pourrait bien s’appliquer à la vie politique uruguayenne. Là où certains voient la défense des valeurs démocratiques, un esprit de modération et de tolérance, ainsi que la volonté de trouver des compromis comme piliers de la société, d’autres voient l’indifférence et l’aboulie, le conservatisme politique, le dogmatisme idéologique et la paresse intellectuelle. Non, les changements politiques et sociaux en Uruguay ne seront jamais ni radicaux, ni abrupts, ni (très) violents. La conquête par la gauche des responsabilités de l’État en 2004 ne peut être attribuée uniquement à un effet de contagion idéologique dans la région, ni expliquée en tant que courant réformiste en contraste marqué face aux « politiques néolibérales » des années 1990, ni même comme mouvement de contestation sociale résultant de la crise économique de 2002. Si tous ces facteurs ont certes joué un rôle, le triomphe de la gauche à l’élection présidentielle de 2004 correspond avant tout à un long processus de transformation commencé au début des années 1960 qui conduira au réalignement des préférences partisanes et à la modification profonde du système de partis. C’est cette lente mais pérenne modification du panorama politique qui contribue à expliquer pourquoi, plus de 13 ans après son arrivée au pouvoir, la gauche uruguayenne reste l’une des forces politiques les plus stables et socialement ancrées de l’Amérique du Sud.
La conquête graduelle des espaces politiques par la gauche uruguayenne peut trouver son exégèse dans trois phéno-
mènes distincts, mais néanmoins imbriqués, apparus à partir des années 1960. En premier lieu, le délitement progressif de l’État providence (l’un des plus anciens et audacieux du continent, développé au début du XXe siècle), qui jusque-là avait joué un rôle réformateur, redistributeur et interventionniste, a affaibli le pouvoir de redistribution et de cooptation des partis traditionnels. Deuxièmement, une crise de la représentation politique a commencé à éroder l’historique système bipartisan fondé sur l’opposition entre le Partido Colorado (PC), traditionnel défenseur des intérêts urbains et centralisateurs, et le Partido Nacional (PN), paladin des intérêts agraires et criollos (natifs). Cette crise de la représentation prit la forme d’une demande croissante d’inclusion de la part des nouvelles forces de gauche. Enfin, les pulsions autoritaires auxquelles les régimes politiques de la région succombèrent permirent à la gauche d’acquérir ses lettres de noblesse en tant que force de résistance face aux autoritarismes de droite. Ce dernier point est probablement l’un des héritages marquants de la dictature uruguayenne (1973-1985). Alors que la « sédition gauchiste » ne représenta pas de réel danger pour le gouvernement de facto, la propagation de la doctrine américaine de « Sécurité nationale », la dénonciation des dangers du marxisme par les militaires uruguayens ainsi que l’emprisonnement ou l’exil forcé de ses principaux leaders contribuèrent à « glorifier », en particulier lors du retour démocratique, la gauche uruguayenne. Sur ce point, le Frente Amplio (FA) a toujours été très habile pour construire une narration fondée sur la résistance, le sacrifice et l’intransigeance face aux excès et aux violations de la dictature. S’il fallait une preuve de la glorification de ce « passé de lutte », il suffit d’observer la place que les ex- tupamaros (« guérilleros ») ont encore au FA. Le plus célèbre et charismatique de tous est José « Pepe » Mujica, président de l’Uruguay entre 2009 et 2014.
La réforme constitutionnelle de 1996 et la fin du bipartisme
La montée de la gauche en Uruguay a donc été tout sauf fulgurante. Déjà présente en 1960, avec moins de 10 % de soutien électoral, elle a fait sa première percée lors du scrutin de 1971 avec le FA (créé quelques mois plus tôt et regroupant le Parti socialiste, le Parti démocrate chrétien et le Parti communiste), qui obtint plus de 18 % des suffrages. 1971 marque le début de la fin du traditionnel système bipartisan. La dictature uruguayenne fut paradoxale, si on la compare avec d’autres de la région, dans le sens où elle semble avoir « gelé » le système de partis et les forces politiques majeures. La « photo » prise à la sortie de la dictature semble se superposer quasi parfaitement avec le panorama des élections de 1971. À partir de 1985, le FA a progressé de manière constante lors de chaque élection, ce qui a conduit les partis traditionnels, encore majoritaires, à réformer la Constitution en 1996 afin de lui barrer la route. La réforme constitutionnelle a provoqué deux changements importants du système électoral. Premièrement, on est passé, pour les élections présidentielles, d’un système de majorité simple à une majorité absolue, avec un éventuel ballotage au second tour entre les deux forces ayant obtenu le plus de suffrages. Deuxièmement, la réforme supprime l’historique Ley de Lemas (« Loi des partis politiques ») qui permettait le double vote simultané, c’est-à-dire qu’un même parti pouvait présenter plusieurs candidats ou forces politiques ( sublemas) aux élections, toutes les voix des sublemas se cumulant en faveur du parti principal. La Ley de Lemas a eu un impact durable sur la nature et la structure des partis politiques uruguayens, en les poussant à se constituer comme de larges fronts idéologiques et à vocation majoritaire et gouvernementale. Mais la réforme constitutionnelle a mis fin aux multiples candidatures au sein d’un même parti. La sélection du candidat présidentiel s’effectue dorénavant lors de primaires.
Dans les faits, la réforme électorale n’a pas servi les desseins des partis traditionnels et n’a fait que retarder le triomphe de la gauche. En revanche, elle a contribué à gommer progressivement les différences historiques et idéologiques entre les partis traditionnels, qui sont devenus des alliés de circonstance face au « péril » que représentait le FA. Par ailleurs, elle a renforcé la cohésion et la discipline du FA, qui a compris que, dans un scénario tripartite avec un fort clivage gauche-droite, l’union de toutes les forces de gauche constituait la meilleure voie pour vaincre une droite divisée. La crainte des partis traditionnels était fondée. Le FA obtint, aux élections départementales de 1989, son premier grand succès électoral en remportant la capitale. Depuis, il n’a jamais perdu à Montevideo,
Le triomphe de la gauche à l’élection présidentielle de 2004 correspond avant tout à un long processus de transformation commencé au début des années 1960.
département qui concentre environ 50 % de la population du pays. Cette première preuve de sa capacité à gouverner a non seulement permis à la gauche de s’affirmer comme force politique incontournable et gouvernementale, mais a également propulsé sur le devant de la scène politique un certain Tabaré Vázquez, élu Intendente (« maire ») de Montevideo en 1989. Il remportera plus tard, en 2004, les élections nationales avec plus de 53 % des voix (au premier tour), devenant ainsi le premier président de gauche de l’Uruguay.
La crise de 2002 et le réalignement du système de partis
Entre 2000 et 2003, l’Uruguay a traversé l’une des pires crises économiques de son histoire. Contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres pays de la région, celle-ci n’a pourtant pas entraîné l’effondrement du système de partis, mais a plutôt poussé à son terme la transformation du paysage politique en cours depuis des décennies. Cette crise a eu plusieurs conséquences. Premièrement, elle a contribué à diviser la société uruguayenne et à marquer un profond clivage gauche-droite qui s’est maintenu jusqu’à aujourd’hui. Deuxièmement, elle a provoqué un recul sans précédent du PC, au pouvoir depuis 1994. Une part importante de son électorat a migré vers le FA, une autre vers le PN. Troisièmement, la crise a amplifié l’écho dont bénéficiait le discours du FA, qui dénonçait depuis des années les « dérives du néolibéralisme », la soumission des partis traditionnels au capitalisme transnational ainsi qu’au FMI et à la Banque mondiale, les abus de l’oligarchie bourgeoise, et tant d’autres laïus chers à la gauche latino-américaine. Même si les causes de la crise économique et politique de l’Uruguay étaient bien plus complexes, ce discours a séduit une part importante de l’électorat.
Se positionnant comme parti réformateur, progressiste et défenseur des intérêts du « prolétariat urbain », le FA s’est approprié de façon magistrale, au moins dans le discours, l’héritage batllista – dérivé du nom de José Batlle y Ordóñez, président du pays au début du siècle, dont les réformes sont associées, pour les Uruguayens, à la naissance de l’État moderne, à la centralisation du pouvoir et au progrès social. Le discours des principales figures du FA est, depuis des années, truffé de références et allusions au Batllismo. Cette victoire idéologique a d’ailleurs contribué à consolider le rôle du FA comme principal parti urbain et défenseur des classes populaires. Quant aux Colorados, une partie importante de leur référentiel idéologique
La Ley de Lemas a eu un impact durable sur la nature et la structure des partis politiques uruguayens, en les poussant à se constituer comme de larges fronts idéologiques et à vocation majoritaire et gouvernementale.
a été « usurpé » par le FA, et ils payent aussi les conséquences de la crise économique de 2002. Le PN, en revanche, reste solidement ancré dans les départements de l’intérieur du pays où il est, historiquement, la force dominante. Lors des dernières élections départementales de 2015, le FA est arrivé en tête dans 6 départements (dont Montevideo et Canelones, qui concentrent plus de 60 % de la population), le PN dans 12, et le PC dans un seul.
Les raisons du succès
Expliquer le succès de la gauche uruguayenne et sa résilience n’est pas tâche facile. Alors que d’autres expériences « socialistes » dans le sous-continent ont fini en crise économique et politique (Argentine, Brésil), viré vers des expériences antilibérales (Équateur, Bolivie) ou sombré dans l’autoritarisme et la répression (Venezuela), la gauche uruguayenne (ainsi que la chilienne) demeure une force gouvernementale stable et socialement ancrée. Il est impossible ici de pointer tous les facteurs faisant de l’exemple uruguayen un cas unique dans la région. Les causes sont multiples et profondes. Certaines sont directement attribuables aux politiques du FA, d’autres aux errements de l’opposition. Certaines sont conjoncturelles, d’autres structurelles.
Le succès économique du FA ne fait pas de doute. Certainement influencé par une conjoncture internationale favorable (baisse des hydrocarbures, hausse des prix agricoles, reprise économique dans les pays voisins), le PIB du pays a connu une croissance ininterrompue entre 2003 et 2015, avec une hausse moyenne de près de 6 % entre 2004 et 2011 (1). Le salaire réel a également augmenté, en moyenne de 4 % par an entre 2005 et 2015 (2), alors que le chômage, pour la période de 2006-2016, a été en moyenne de 7,6 % (3). Conjointement aux bons chiffres de l’économie, le FA a réussi à développer des politiques redistributives importantes, en particulier vers les secteurs les plus touchés par la crise, tout en maintenant la discipline fiscale et l’équilibre macroéconomique.
Ce « compromis » dénote l’existence d’une gauche plurielle, souvent en désaccord, mais avec une démarcation claire des rôles de chaque force politique et une très forte discipline partisane. Le FA est composé de trois grandes ailes. L’extrême gauche est le courant majoritaire au sein du parti, avec comme principale force politique le Movimiento de Participación Popular (MPP), qui regroupe des figures historiques de la gauche révolutionnaire, et dont le chef de file est José Mujica. Lors des dernières élections législatives, le MPP a obtenu 31,5 % des voix au sein du FA. Au centre, on trouve le Parti socialiste, du président Vázquez, force historique qui, bien que minoritaire (12 %), a souvent un rôle modérateur et de leadership institutionnel. À « droite », le Frente Liber Seregni, dirigé par l’ancien vice-président et actuel ministre de l’Économie, Danilo Astori, est composé de plusieurs forces à tendance libérale et prône la discipline fiscale et l’équilibre budgétaire. C’est cette dernière force, minoritaire elle aussi, qui a toujours été chargée de conduire l’économie.
Il convient également de souligner l’importance de la base militante du FA, très active et engagée. Les « comités de base » sont la cheville ouvrière sur laquelle le parti articule son importante capacité de mobilisation et d’endoctrinement. Notons aussi que le FA, en tant que force gouvernementale, a marqué un fort retour au corporatisme d’État, à l’expansion du
fonctionnariat (4) (en 2005, le nombre de fonctionnaires était de 231 270, contre 280 853 en 2013) et à la « cooptation » syndicale. Longtemps opposés aux partis traditionnels, les principaux syndicats uruguayens ont basculé, après 2004, dans une « révérence utilitariste » aux gouvernements du FA (nombre de leaders syndicaux sont ensuite devenus des cadres du FA). Le pays est ainsi retombé dans les pires dérives du clientélisme d’État (clientélisme que la gauche avait dénoncé pendant des décennies). Ces politiques expansives et corporatistes ont une influence directe sur le soutien au FA et sur le « discours de validation » des succès de la gauche en Uruguay, porté principalement par les syndicats. D’autres aspects liés au système de partis et à la compétition politique peuvent aussi expliquer le succès de la gauche. L’opposition peine à se reconstruire. Le PN reste solidement ancré dans ses bastions agraires, mais a toujours du mal à percer dans les centres urbains. Le PC est en pleine déliquescence, traversant une profonde crise idéologique et de leadership. En outre, si la gauche uruguayenne a réussi quelque chose de très rare, à savoir l’union totale des forces politiques sous une même bannière, la droite reste divisée, et le transfert des voix entre formations n’est pas automatique. La puissance du FA son unité et sa forte discipline partisane, son enracinement profond et le haut niveau de fidélité de ses électeurs en font une force politique redoutable. Les différents courants politiques qui le composent saisissent parfaitement que toute tentative de vie politique indépendante est sévèrement punie électoralement. La loyauté première des électeurs de gauche va au parti, et non aux différentes factions ou aux personnalités politiques, même dans un pays où le tropisme vers le caudillo (chef charismatique) reste fort. Preuve en est que, depuis 2004, le FA gravite toujours autour de 50 % de suffrages, avec des candidats pourtant très différents comme Tabaré Vázquez et José Mujica. Cette forte loyauté partisane est encore plus évidente dans la capitale, où le FA gouverne sans interruption depuis 25 ans, alors que sa gestion est fortement décriée (augmentation des salaires des fonctionnaires, hausse des impôts locaux, grèves, problèmes de salubrité, inefficience, etc.) par une majorité de Montévidéens.
Et maintenant ?
Tout n’est pas rose pour le FA. Le parti sera confronté, à très court terme, à une importante crise de leadership, en particulier lors des élections de 2019. Le président Vázquez ne peut se représenter
Conjointement aux bons chiffres de l’économie, le FA a réussi à développer des politiques redistributives importantes, en particulier vers les secteurs les plus touchés par la crise, tout en maintenant la discipline fiscale et l’équilibre macroéconomique.
et les deux figures les plus populaires, José Mujica et Danilo Astori, auront respectivement 84 et 79 ans. Les deux disent ne pas être intéressés par une candidature – même s’il ne faut pas trop croire la parole des hommes politiques lorsqu’ils parlent de retraite. Le FA est un parti dominé par la vieille garde, et les figures jeunes peinent à se faire une place. Le vice-président, Raúl Sendic, considéré il y a quelques années comme la « relève », est devenu récemment une figure nuisible aux yeux de l’opinion publique et certainement embarrassante pour le FA, car il est impliqué dans des scandales de faux diplôme et de dépenses compromettantes. Récemment, de fortes pressions et des dissensions se sont fait sentir à son sujet au sein du FA, et sa démission n’est plus à exclure (5). Sans José Mujica ou Danilo Astori, il n’est pas sûr que le FA puisse porter une candidature suffisamment fédératrice pour remporter une quatrième victoire consécutive. En outre, le ralentissement de l’économie ces dernières années, l’augmentation de la pression fiscale et du déficit budgétaire et une inflation non négligeable (proche de 9 % en moyenne depuis quatre ans (6)) rendent l’hypothèse d’une victoire du FA, ou en tout cas l’obtention de la majorité parlementaire, incertaine.
Plus important encore, les tensions réelles qui existent au sein du FA quant au modèle de société voulu risquent de diviser encore plus le parti, en particulier dans un contexte de ralentissement économique. L’aile gauche voudrait approfondir les réformes sociales, accroître les dépenses publiques, le transfert de fonds vers les plus démunis, et augmenter encore l’imposition sur les secteurs « privilégiés », alors que l’aile droite prêche toujours la responsabilité fiscale et le contrôle des dépenses publiques ( même si le déficit fiscal
pour l’année 2016 a dépassé 4 % du PIB, une première depuis 27 ans (7)). Reste à savoir comment cette lutte interne sera tranchée dans la perspective des prochaines élections et du développement idéologique futur de la gauche uruguayenne. Autre élément qui divise le FA : la fracture entre « pragmatiques » et « doctrinaires ». L’aile gauche du parti est toujours dominée par de forts marqueurs idéologiques et référentiels propres à la gauche latino-américaine des années 1950 et 1960, alors que le centre et la droite adoptent, notamment sur le plan économique, une attitude plus pragmatique. Ce point peut être illustré par deux exemples. Le premier est la relation du FA avec le Venezuela. L’Uruguay a été pendant longtemps l’un des rares soutiens de Nicolas Maduro en Amérique latine, et le seul au sein du MERCOSUR. Les tensions au sein du FA sont importantes à ce sujet, et le silence et les multiples volte-face du gouvernement quant aux exactions du régime vénézuélien s’expliquaient avant tout par le soutien indéfectible de l’extrême gauche, et de différents syndicats, à la « révolution bolivarienne ». Cependant, le 5 août 2017, le MERCOSUR a suspendu indéfiniment le Venezuela en appliquant le protocole d’Ushuaia et sa clause démocratique, cette fois avec l’accord de l’Uruguay. Cette décision a marqué encore plus la fracture au sein du FA : les communistes et la liste 711 (du vice-président Sendic) ont renouvelé leur soutien à Nicolas Maduro et condamné la position du gouvernement ; d’autres tendances, comme le MPP, sont elles-mêmes divisées (la décision du président Vázquez aurait été prise après consultation et accord de José Mujica). Le deuxième exemple de cette fracture entre pragmatiques et doctrinaires est le retrait du gouvernement des négociations du TISA (accord sur le commerce des services) en 2015, à la suite des pressions des syndicats et de l’aile gauche du parti, le MPP en tête, alors que les ministres de l’Économie et des Affaires étrangères poussaient pour un accord.
Le FA a porté avec succès certains projets chers à sa base, comme le mariage égalitaire ou la dépénalisation de l’avortement et du cannabis, mais a, pour le moment, échoué dans des réformes capitales et particulièrement importantes pour la gauche : la santé et, plus encore, l’éducation restent des points noirs dans l’héritage du gouvernement. La plupart des indicateurs internationaux font le constat d’une détérioration de l’enseignement public en Uruguay alors que l’éducation était le thème central du discours de Tabaré Vázquez et José Mujica. En outre, les grandes réformes industrielles et productives promises sous le quinquennat Mujica, comme le développement du réseau ferroviaire, des projets miniers (Aratirí) ou encore la construction d’un port en eaux profondes à Rocha, sont restées lettre morte. La gauche uruguayenne n’a pas été révolutionnaire ; elle n’a ni transformé la société ni renversé l’ordre social. Elle n’a pas réformé un pays toujours aussi dépendant des exportations agricoles, du tourisme et de l’endettement. La principale usine de l’Uruguay reste l’État. Le FA a, certes, été un administrateur responsable en période de croissance, mais limité dans son audace. La nature des partis politiques uruguayens les pousse au compromis, à la modération. La gauche uruguayenne se débat entre divers courants centrifuges. La synthèse de ces forces n’est pas évidente et pourrait devenir instable en l’absence d’un leadership fort, dans un contexte de décroissance économique et dans le cas de la fin de l’idylle avec les syndicats. Le FA se dit une force progresista. En réalité, il est tout aussi conservateur que l’ensemble de la classe politique et de la société uruguayenne. Là réside peut-être la raison profonde de son succès.
Si la gauche uruguayenne a réussi quelque chose de très rare, à savoir l’union totale des forces politiques sous une même bannière, la droite reste divisée, et le transfert des voix entre formations n’est pas automatique.